Dans les meilleurs stades, elle ressemble à un véritable billard, pour permettre au ballon de rouler avec fluidité. En Angleterre, elle est un art majeur qui justifie, dans les budgets annuels des clubs, des sommes dix fois supérieures à la France, jusqu’à un million d’euros. La pelouse qui sert de terrain d’expression au football de haut niveau n’a que trois adversaires dans la vie. La négligence. La météo. Et le rugby. Le partage des stades suscite des tensions entre ballons rond ou ovale quasiment chaque saison.
Leur source est toujours la même: les rugbymen laissent le terrain au pire dans l’état d’un champ de patates au mieux dans celui d’un vêtement grossièrement recousu. Les joueurs de l’OGC Nice en ont fait l’expérience en 2013, quand leur tout jeune stade, l’Allianz Riviera, avait accueilli des matchs de rugby du RC Toulon. «C'est bien d'avoir fait un stade de rugby pour Toulon à Nice, avait lancé avec ironie le capitaine du club niçois, Didier Digard, quelques jours après. Je suis content pour eux. Mais quand on a une équipe comme la nôtre et un terrain comme on a, c'est un peu frustrant…»
Labourages par centaines
Morceaux de pelouse arrachés, mottes de terre répandues, perte de stabilité sont les principaux symptômes associés à l’arrivée de deux équipes de XV et d’un ballon ovale sur un terrain de sport. La différence entre la taille des crampons des deux disciplines, dix-huit millimètres contre seize, n’est pas directement en cause. Le plus gros du travail de dévastation est l’œuvre des mêlées. Cette séquence de jeu propre au rugby met aux prises les plus gros gabarits de chaque équipe. C’est une véritable bras de fer sur muscles et cuissots entre deux blocs de huit joueurs. Ils pèsent chacun, le plus souvent, plus de 900 kilos. Tous les joueurs engagés poussent contre cette force pour gagner quelques centimètres de terrain.
Trente-deux points de pression fatals s’exercent à chaque remise en mêlée sur la pelouse. Dix-sept fois par match si l’on se fie aux chiffres officiels de la Coupe du monde 2011. Il est plus difficile d’établir des statistiques sur le nombre de rucks, également appelés mêlées spontanées, mais ils suscitent les mêmes dommages, à savoir des labourages par centaines. «Quand une horde de sangliers passe dans une prairie, ça a le même aspect que deux packs de rugby d’une tonne», illustre Guy Roux. L’entraîneur historique du club de football de l’AJ Auxerre (de manière quasi discontinue entre 1961 et 2005) est, depuis toujours, un partisan du «chacun chez soi».
«Le problème, c’est que si vous avez une accumulation de mêlées au même endroit, vous pouvez enlever tout le gazon.» Loïc Paul dirige la société Sportingsol, qui s’occupe notamment de l’entretien de la pelouse du Stade de la Beaujoire, résidence principale du Football Club de Nantes. En 2013, l’enceinte avait accueilli un match de Coupe d’Europe de rugby entre le Racing 92 et les Saracens. La rencontre avait eu lieu en janvier, la pire période pour une pelouse. «On s’est fait très peur», se souvient-il. Il est formel: impossible de remettre une pelouse en état à cette période. Le manque d’ensoleillement et le froid sont fatals. «Une fois que le foot revient dessus, que vous ayez trois jours, une semaine ou un mois, vous ne pouvez pas y faire grand-chose.»
Les stades qui accueillent les deux disciplines à tour de rôle sont en première ligne sur cette impossible colocation. Au Stade de France, qui accueille l’équipe de France de football et le XV de France, «la pelouse est si minable pour le football qu’Arsène Wenger n’y ferait pas jouer ses minimes», affirme Guy Roux.
Quand une horde de sangliers passe dans une prairie, ça a le même aspect que deux packs de rugby d’une tonne
Guy Roux
La pelouse du Stade de France après les mêlées #FRAECO #XVdeFrance #rugby pic.twitter.com/caG7xewLih
— Philostrate (@philostratespor) 5 Septembre 2015
Pelouses hybrides
Pour en finir avec les querelles de voisinage, la technologie a quelques solutions. À Bourg-en-Bresse, où le stade Marcel-Verchère accueille l’équipe de football et l’équipe de rugby locale depuis cette année, une nouvelle pelouse mi-synthétique, mi-naturelle a été installée. Elle a été pensée pour permettre l’alternance régulière entre les deux sports. Le fondateur de Natural Grass, la société qui commercialise cette technologie, assure qu’il est «totalement possible d’avoir un club de rugby et de football dans un même stade toute une saison sans avoir besoin de changer la pelouse». À l’inverse d’une pelouse naturelle, ce n’est pas toute une motte de terre qui va s’enlever en cas d’impact, mais simplement le gazon qui est en surface.

Mottes de terre sur la pelouse du Stade de France lors du match France-Angleterre du 22 août 2015 | REUTERS/Regis Duvignau
Le stade Aviva de Dublin, qui a remplacé le mythique Landowne Road en 2010, a lui aussi dû investir pour continuer à accueillir football et rugby dans des conditions jugées suffisantes. «Pendant un match, les joueurs ne sont pas les seuls à prendre cher, la pelouse aussi», explique avec humour le site officiel de l’enceinte, où a été installé «un gazon 100% naturel avec 20 millions de fibres artificielles».
Pendant la Coupe de rugby, les stades de Premier League, connus pour leur billard, prêtent leur terrain de jeu au Quinze. L’affaire ne suscite guère d’émotion en Angleterre et le savoir-faire des jardiniers du cru n’explique pas tout. De grands travaux de rénovation du terrain ont été engagés juste avant la compétition, parfois en optant pour une pelouse hybride, comme à Cardiff, où le Millenium stadium a été construit en 1999.
Pourtant, le rugby ne dit pas merci au football face à ces solutions créatrices de colocation sereine. Les puristes savent qu’une pelouse de rugby fait 4 centimètres de haut contre 2,5 au foot. Ils trouvent surtout que ces pelouses en partie synthétiques rendent les appuis trop nets, les rebonds moins vicieux, l’aire de jeu moins boueuse après la pluie. Or une équipe de rugby incapable de s’adapter aux conditions de jeu n’est plus une équipe de rugby. Tout juste bonne à jouer au football.