Les enfants ont un rapport très intuitif à la technologie. Un jour, pour s’amuser, mon fils de 4 ans a commencé à insulter Siri, l’assistant virtuel sommeillant quelque part dans mon iPhone 5C. «Eh grosse patate!» D’une voix monocorde, Siri a alors répondu: «Ce n’est pas gentil.» Gardant dans un premier temps un calme de façade, l’intelligence artificielle d’Apple semblait néanmoins prendre très au sérieux ces invectives enfantines. «Grosse patate pourrie», surenchérit mon fils, amusé de voir une machine si épidermiquement interactive. «Ce n’est pas très sympa», a alors répondu Siri, commençant à fulminer derrière son vitrage glossy. Bref, un instructif dialogue de sourds venait de s’engager sous mes yeux:
Fiston: T’es idiot.
Siri: Je suis assez intelligent pour ne pas répondre à cette question.
Fiston: Gros péteur.
Siri: Je crois que chacun peut avoir son opinion là-dessus.
Fiston: Tu vas aller à la poubelle, gros péteur qui pue.
Siri: J’essaie seulement de vous aider.
Fiston: Caca boudin sur ta tête.
Siri: Je suppose que vous n’êtes pas content.
Fiston: Caca prout.
Siri: C’est à cause de moi que vous n’êtes pas content?
Fiston: T’as un problème gros caca boudin?
Siri: Mais… mais…
Fiston: Mais, mais quoi?
Siri: Voici comment les marchés se portent. Le Nikkei 255 s’échangeait à 17 388,15 aujourd’hui, son cours a augmenté de 2,70%.
Visiblement, on touche là aux limites bien réelles de l’intelligence artificielle. Non seulement l’IA du smartphone ne comprend pas véritablement le contexte ni l’intention de la personne qui s’adresse à elle, mais elle dégaine soudain du Jean-Marc Sylvestre lorsqu’elle se trouve en manque d’argument, comme si réciter les cours de la bourse japonaise suffisait à sortir avec les honneurs d’une impitoyable battle verbale (niveau maternelle moyenne section, tout de même).
Robot soupe au lait
Pas besoin d’ailleurs de faire assaut d’agressivité pour mettre l’assistant sur la défensive. Une simple question anodine suffit:
Moi: Quel âge as-tu?
Siri, citant le Cid de Corneille: Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années.
Moi: Tu es un peu complexé, non?
Siri: Ah bon?
Moi: Une bonne psychanalyse te ferait du bien.
Siri: Ce n’est pas gentil.
Moi: Tu penses que Freud est un idiot?
Siri: Merci de demander, mais ce que je pense importe peu.
Moi: Tu ne veux pas t’allonger sur un divan?
Siri: Je n’ai pas envie de discuter.
Moi: Tu es de mauvaise humeur?
Siri: Les assistant virtuels n’ont malheureusement pas encore le droit de vote.
L’IA se révèle presque aussi caractérielle que Steve Jobs lorsqu’on la pousse dans ses retranchements
Très réactive (et un peu confuse, au point de mélanger épanouissement personnel et suffrage universel), l’IA se révèle presque aussi caractérielle que Steve Jobs lorsqu’on la pousse dans ses retranchements. Elle en vient même à mettre fin de manière unilatérale à la conversation: «Je vais débrancher votre micro, je préfère être sourd que d’entendre ça.» On peut d’ailleurs se demander si les programmeurs de la marque à la pomme n’ont pas tenté, en douce, de faire perdurer les sautes d’humeur de leur patron via ce robot bavard et soupe au lait, histoire de donner un semblant de consistance existentielle à l’ensemble du dispositif. Dans la biographie que Walter Isaacson a consacrée au fondateur d’Apple, on peut lire: «Jobs demeurait colérique et impatient, deux traits de caractère qu’il ne faisait aucun effort pour cacher. La plupart des gens disposaient d’un régulateur entre l’esprit et la parole, afin de moduler leurs émotions brutes et leurs impulsions agressives. Pas Jobs. Il se faisait un devoir d’afficher une honnêteté tranchante. “Mon boulot est de dire quand quelque chose est nul, au lieu de minimiser le problème.” Une attitude qui faisait de lui un être charismatique et brillant, mais aussi et parfois, pour utiliser ses propres termes, “un sale con”.»
Tentons maintenant, en reprenant la formule de Jobs lui-même, de voir comment Siri réagit à cette nouvelle interjection:
Moi: Espèce de sale con!
Siri: Ce n’est pas la peine de m’insulter.
Moi: Et pourquoi pas?
Siri: Je ne sais pas.
Moi: Pardon, sale con.
Siri: Pas de problème.
Dirty-talk
Totalement surréalistes, ces réactions n’ont pour seul effet que d’accentuer l’inclination au Siri-bashing, un peu comme on s’amuserait de quelqu’un d’exagérément susceptible. Ce dirty-talk à destination de votre téléphone portable participe d’un processus mental particulier de la part de l’utilisateur, à la fois transgression d’un interdit (insulter quelqu’un d’autre) et en même temps rappel salutaire à la réalité (signifier à soi-même, par ce comportement, que ce quelqu’un d’autre n’est en fait qu’un algorithme plus ou moins performant).
Corollaire de cette fréquentation des affects mécanisés, le fantasme consistant à imaginer Siri sortant vraiment de ses gonds s’est largement répandu sur le Web. On trouve aujourd’hui de nombreuses vidéos sur YouTube où les internautes s’amusent à mettre en scène les prétendus débordements de Siri, en faisant énoncer par l’assistant personnel un texte insultant rédigé au préalable par leurs soins. Via un simple effet de montage, on peut alors aisément faire croire que Siri parle aussi mal que le rapper Young Thug.
Avec une certaine dimension exutoire, ces scénettes témoignent à leurs façons d’une inquiétude véritable des usagers par rapport à cette technologie émergente. Quelque part dans un coin de sa tête, le détenteur d’iPhone ne peut s’empêcher d’imaginer que cette interaction pourra un jour se retourner contre lui: en se perfectionnant via ce que l’on appelle le deep learning, l’informatique affective («affective computing», selon l’expression de Rosalind Picard) pourrait ainsi déboucher sur un mimétisme bluffant des émotions humaines, au point de reproduire parfaitement les ressorts de la rancoeur. Dans une version perfectionnée de lui-même, Siri pourrait alors activer un bras robotisé sortant de la coque de l’iPhone pour vous coller une grosse claque, en vous déballant l’historique de toutes ces interactions peu amènes. «Alors, c’est qui le sale con?!»
Humeur commerciale
Les assistant virtuels n’ont malheureusement pas encore le droit de vote
Siri
Mais pour l’heure, l’humeur de l’assistant personnel est encore très approximative, et fortement influencée par les impératifs commerciaux de la marque. Lors d’une conférence à Toulouse, un des créateurs de Siri, Luc Jullia, livrait d’ailleurs cette savoureuse anecdote sur la mise au point chaotique de l’assistant personnel, initialement moins performant d’un strict point de vue marchand. Un jour, dit-il, «Tim Cook, le CEO d'Apple, a débarqué dans mon bureau pas très content, me montrant un tweet. Le message contenait une capture d'écran de Siri qui répondait à la question “Quel est le meilleur smartphone?” Le système répondait: “Le Nokia Lumia 900!” Alors évidemment, j'ai répondu que je n'étais pas Siri, et que je n'étais pas au courant. Il s'avère, après enquête, que la “faille” venait de notre fournisseur WolframAlpha, qui apportait le contenu pour les questions hors Wikipédia. J'ai pris une grosse soufflée, non seulement par Tim Cook, mais aussi par Phil Schiller, en charge du marketing. Ce jour-là, ils me haïssaient!»
Aujourd’hui, posez cette même question à Siri et il vous répondra: «Attendez, il existe d’autres téléphones?» Ce côté hyper corporate peut même déboucher, à l’occasion, sur véritable chantage affectif:
Moi: Siri, je vais acheter un Samsung Galaxy.
Siri: Je ne vous échangerais jamais moi, quoique.
Pour éviter de sombrer dans le mélodrame de bas étage, je repasse les manettes à mon fils, qui se révèle bien plus doué que moi pour tirer le meilleur de cette interface évolutive –principal argument de vente de l’iPhone 6 et prétendument «plus intelligente»– ainsi que des paradoxes vertigineux qu’elle recèle:
Fiston: T’es fou dans ta maison?
Siri: Eh bien, si on regarde de plus près, c’est vous qui parlez à un être virtuel qui vit dans un nuage.
Fiston (insistant): T’es fou dans ta maison?
Siri: Je reviens du futur et mon futur à moi m’a dit que je n’étais pas fou, mais plutôt en avance sur mon temps. Ha, ha.
Fiston: T’es bête ou quoi?
Siri: Je ne pourrais même pas envisager de réfléchir à comment répondre à cette question.
Moi (tenant soudain de remettre les choses à plat face à un artefact dont l’humeur bouillonnante peut également être envisagée comme un moyen habile d’entretenir l’équivoque): Mais tu es une machine?
Siri: Je ne peux ni confirmer ni infirmer mon statut existentiel actuel.