«Voilà c’est acté, à partir de maintenant, ma fille n’ira plus à l’école. Grâce à l’éducation que je compte donner à notre fille, je suis certaine qu’elle sera une très bonne épouse et mère tout comme moi. ;-)
Car je compte lui enseigner des choses qui lui serviront vraiment pour son avenir: faire la vaisselle, la cuisine, le ménage, les courses, la couture, bien élever les enfants… Des choses qui feront d’elle plus tard une vraie femme: une femme capable de s’occuper de son mari et de ses enfants.»
Voici un extrait du premier post publié sur le blog Mon école pour Lina, daté du 2 septembre. Suivent d'autres posts titrés «comment bien faire les poussières», «atelier couture à la maison» égayés de quelques photos d'une fillette qui passe la serpillère ou un coup de chiffon sur la box télé familiale, cire des chaussures et qui a donc été déscolarisée par sa maman pour suivre cet enseignement de future ménagère.
Au premier coup d'oeil, ce blog, rendu public sur Twitter et par de nombreuses plateformes issues de «la blogosphère parents», ressemble à s'y méprendre à n'importe quel blog de parent: on connaît le prénom et le visage de l'enfant, la mère passe le classique coup de gueule de «maman en colère» contre les commentaires critiquant «sa vision de l'éducation» mais qui se félicite des «échos positifs» que son choix suscite.
Une opération marketing organisée
Évidemment, dès les premiers instants, le contenu fait bondir. Sur Twitter, plusieurs internautes se disent médusés: on voit apparaitre, un puis deux, puis des tas de posts de blogs de parents dénonçant «l'art de devenir esclave» et pleurant sur le sort de «ces petites filles privées d'école». C'est la simultanéité de ces posts et l'incrédulité que suscite le choix parfaitement délirant de la mère qui mettent la puce à l'oreille. Plus tard dans la journée, nous serons plusieurs à avoir la confirmation qu'il s'agit bien d'un fake et d'une opération marketing organisée par une agence de communication. Et que la mère et la fille que l'on voit sur le blog en question sont en réalité des comédiennes.
Des blogueuses m'ont transmis les mails adressés aux auteur(e)s de blogs parentaux par l'agence Buzz Paradise pour le compte de l'ONG Plan international, dans le cadre de la Journée internationale des filles qui doit se dérouler le 4 octobre 2015 et qui met l'accent sur le droit à la scolarisation et le «travail domestique» des fillettes.
Voici le premier mail adressé aux blogueurs:
Des blogueurs relais rémunérés
Ceux qui auront répondu favorablement à la demande ont alors reçu un brief. Certaines des blogueuses que j'ai contactées se sont vues proposer la somme de 500 euros pour participer à l'opération (plusieurs ont décliné d'emblée se disant «choquées» par le procédé). Nombreux sont ceux qui ont pourtant accepté et ont été rémunérés pour les tweets, le premier post de blog, et le second correspondant à la «phase reveal», soit la révélation de la supercherie entre le 6 et le 8 octobre.
Voici une partie du brief:
Vous avez bien lu, l'agence exige bien des blogueurs de «ne pas faire la promotion d’autres ONG qui font du parrainage pour scolariser les enfants ou des appels à dons» tout comme une marque de friteuse exigerait qu'un concurrent ne soit pas cité dans le plan de com'. La tonalité et le parti pris à employer sont aussi édictés de manière très précise:
«Le ton de ce 1er billet doit vous révolter, vous choquer, vous stupéfier du fait de priver une enfant d’aller à l’école! Attention à ne pas être injurieux, ni avoir des propos racistes en appelant à la violence auprès d’une communauté.»
Les dindons de la farce
De nombreuses personnes se sont depuis largement indignées fustigeant tout à la fois le caractère contre-productif et l'indécence du procédé comme ici, Sophie Gourion sur le blog Toutalego, qui, à raison, dénonce «le marketing du mensonge».
Quelqu'un a formulé l'idée que que monter de toute pièce une affaire de maltraitance et de descolarisation était pertinent et efficace
C'est, en effet, l'un des nombreux reproches à faire à l'agence et donc indirectement à l'ONG Plan international dont on ne sait dans quelles proportions elle a été informée des détails du projet. Imaginons un instant le brainstorming qui a donné lieu à la campagne. Quelqu'un a nécessairement formulé, au cours de la réunion, l'idée que monter de toute pièce une affaire de maltraitance et de descolarisation et donc de profiter de la supposée crédulité des internautes était pertinent et efficace. Personne n'aura objecté qu'il s'agissait là d'une tromperie et que ceux et celles qui auront cru à l'histoire et se seront sincèrement émus du sort réservé à «Lina» auront l'impression d'être le dindon de la farce.
L'enfance en danger submergé... pour rien
C'est pourtant exactement ce qu'il s'est passé. Anna, une blogueuse contactée par Slate.fr, a dans un premier temps cru à la véracité du blog, «convaincue par tous les détails typiques des blogs traditionnels». Parce qu'elle a estimé que l'enfant était réellement en danger, et parce qu'elle a décidé qu'il n'était pas suffisant de se fendre d'un ou deux tweets pour exprimer son inquiétude, elle a contacté le Service national de l'enfance en danger dès le lundi matin. La personne qu'elle a eue au téléphone a immédiatement pris l'affaire au sérieux.
Après enquête, son interlocutrice la rappelle et lui explique avoir découvert qu'il s'agissait bien d'un fake. La protection de l'enfance lui confie également avoir été saturée d'appels signalant la situation de Lina, des appels salutaires mais «qui ont saturé les lignes téléphoniques au moment où des vrais enfants qui sont réellement en danger auraient pu tenter de contacter les services». La protection de l'enfance a également confié à Anna avoir contacté le parquet et envisagé des poursuites tant le blog leur a porté préjudice et contrevenu à la question de la sécurité et de la santé de l'enfant.
Toutes les personnes qui ont eu l'impression de se faire avoir auront-elles le reflexe d'appeler la prochaine fois?
Anna, blogueuse flouée
L'effet «l'enfant qui criait au loup»
Anna raconte avoir culpabilisé d'avoir fait perdre son temps à une institution si nécessaire et occupée, mais s'inquiète aussi de ce qu'elle appelle l'effet «l'enfant qui criait au loup»: «Toutes les personnes qui ont eu l'impression de se faire avoir auront-elles le reflexe d'appeler la prochaine fois qu'elles tombent sur un contenu laissant supposer qu'un enfant est en danger?». Et c'est effectivement l'un des effets dévastateurs de ce type de campagne: banaliser la question de la maltraitance sur mineurs et laisser planer un doute sur toutes les prochaines affaires révélées par un quelconque contenu Internet.
En ce sens, l'agence a parfaitement échoué dans sa stratégie de sensibilisation. D'autant, qu'évidemment, personne, moi compris, ne parle plus de la scolarisation des petites filles dans le monde, mais bien des stratégies imbéciles et ô combien cyniques employées pour évoquer le sujet qui méritent pourtant sérieux et précision.
Le buzz à tout prix
Bien sûr, la monétisation du sujet ne fait qu'accentuer l'opprobre: les blogueurs qui ont relayé le blog paraissaient tous sincèrement émus par la situation de Lina, invoquant les droits de l'enfant ou leurs propres enfants si chanceux d'aller à l'école, eux. Relire les billets en sachant qu'ils ont été rémunérés pour exprimer leur indignation rend quiconque mal à l'aise. Comment leurs lecteurs, qui on l'imagine, n'aiment pas être pris pour des imbéciles, interprèteront les prochains coups de gueule ou prises de position sur telle ou telle injustice?
Ça n'est évidemment un secret pour personne que les blogueurs se font payer pour évoquer une marque en termes dithyrambiques. Et après tout, libre à eux, tant que la mention «sponsorisé» ou «en partenariat» est visible comme le veut la loi. Loi que Buzz Paradise ne respecte pas en e-contraignant les blogueurs à ne pas rédiger cette mention. Le hic, par ailleurs, c'est qu'il ne s'agit pas ici d'une marque de poussette ou de mini-hachoir pour purée, mais d'une association à but non lucratif dont on imagine pas, a priori, qu'elle céderait à l'appel du «buzz» et au tristement célèbre mantra «parle de moi en bien ou en mal, l'essentiel, c'est qu'on parle de moi».
L'association s'était déjà illustrée avec une campagne menée autour d'un faux blog tenu par une Norvégienne de 12 ans racontant son mariage forcé
Choquer, et ensuite?
On peut d'ailleurs même s'étonner qu'une ONG fasse appel à une agence spécialisée dans ce type d'opération et qui compte parmi ces clients des marques de fer à repasser ou de la crème anti-rides. Comme si on devait communiquer de la même manière pour vanter les mérite d'un produit de consommation et ceux d'une grande cause. Plan international n'en est pas à son coup d'essai. L'association s'était déjà illustrée avec une campagne du même acabit qui avait mis en scène un faux blog tenu par une Norvégienne de 12 ans racontant son mariage forcé.
Le recours à ce type de procédé est en réalité assez révélateur d'une tendance qu'on ne peut que déplorer: quelque soit l'objet ou la cause à promouvoir, il faut que cela soit sexy, viral et eventuellement sujet à polémique. Comme si pour sensibiliser la population à une question humanitaire, il ne suffirait pas d'évoquer la réalité étayée par des chiffres et de vrais témoignages, mettre en avant des personnes réelles, comme Malala par exemple dans ce cas précis, mais qu'il fallait plutôt en mettre plein la vue et marquer les esprits avec des histoires «choc». Peut-importe qu'elles soient vraies ou non. Ou poser la limite? Anna, la blogueuse horrifiée par la campagne de Plan international, s'interroge:
«Un jour, peut-être que des agences trouveront parfaitement normal de sensibiliser à la question du viol en publiant de faux blogs de victimes de violences sexuelles, et ça ne choquera pas plus certains blogueurs de se rendre complice de ce type de supercherie.»
Les mères stigmatisées
Enfin, cette campagne a un autre effet potentiellement dévastateur: elle disqualifie par extension les parents qui font vraiment l'école à la maison. Même si l'instruction des enfants est obligatoire, elle peut être dans certains cas délivrée par les parents. On peut trouver à redire à ce sytème, mais «mon école pour lina» ne peut que faciliter les amalgames et laisser penser que tous les parents pratiquant l'école à la maison sont des illuminés moyennageux. Ce qui est très loin d'être le cas.
Il n'est pas impossible d'imaginer que les sommes versées à l'agence et aux blogueurs enrôlés soient supérieures à ce que la campagne aura pu engranger
Par ailleurs, en utilisant le biais de la «mère» comme bourreau et comme celle qui prive l'enfant de scolarisation, la campagne délivre une diganostic parfaitement erroné. Dans la majorité des pays concernés, ça n'est en aucun cas la mère qui décide de limiter le niveau d'instruction des filles. Malala, l'adolescente pakistanaise, a été visée par les talibans parce qu'elle militait pour la scolarisation des filles, mais était pleinement soutenue par ses parents dans son combat.
La non-scolarisation, rarement un choix
Au Yémen, au Laos, en Somalie, au Brésil... Les fillettes sont privées d'école pour des pretextes politiques, religieux, culturels. Et quand les parents jouent un rôle dans tout cela, c'est parce qu'ils ont interiorisé l'idée que les petites filles méritaient moins que les garçons de recevoir une éducation, rarement parce qu'ils sont eux-même les architectes d'un tel schéma. Décrire la non-scolarisation des petites filles comme le fruit d'un choix effectué par leurs propres mères et comme s'il s'agissait d'un caprice est stigmatisant et factuellement faux.
Mais il semble acquis que dans l'élaboration de cette campagne, l'agence de communication n'a, à aucun moment, songé aux effets néfastes de l'opération. Pas plus qu'il ne semble acquis que Mon école avec lina ne génère soutien ou dons. Il n'est même pas impossible d'imaginer que les sommes versées à l'agence et aux blogueurs enrôlés soient finalement supérieures à ce que la campagne aura pu engranger. «Parle de moi en bien ou en mal, l'essentiel, c'est qu'on parle de moi, et que de moi. Les gosses, on verra plus tard.»
Correction: une première version de ce papier confondait «L'Enfant qui criait au loup» et «Pierre et le loup»