Pour Manuel Valls, intervenant à la tribune de l'Assemblée nationale mi-septembre, l'Etat islamique «est un totalitarisme qui dévoie l'islam». Quelques semaines auparavant, François Fillon prônait pour sa part «une coalition mondiale contre le totalitarisme islamique». Incarnation armée d'un salafisme (vision rigoriste de la tradition musulmane appelant les fidèles de l'islam à renouer avec l'esprit des débuts de cette religion) conquérant et désormais doté d'un territoire, l’État islamique affiche des traits (exécutions publiques, condamnation des opposants idéologiques ou des sujets jugés trop tièdes, rejet d'une démocratie vue comme une corruption de l'Occident moderne) qui rappellent les autocraties qui ensanglantèrent l'Europe entre les années vingt et les années cinquante, puis l'Asie dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale.
Forgé autour de 1923 par les adversaires libéraux de la dictature mussolinienne, le concept de totalitarisme, qui désigne une dictature où l'Etat et le parti unique tendent à absorber toute la société civile, est d'une manipulation délicate. On lui a principalement reproché de prendre appui sur des similitudes bien réelles, tout en ignorant des différences fondamentales, pour lier entre eux des régimes aux doctrines et objectifs antagonistes: le bolchevisme russe et les chemises brunes du fascisme italien, la croix gammée de l'Allemagne nazie et les gardes rouges de Mao. Déjà populaire dans les années trente, ce mot a connu une nouvelle vogue avec l’œuvre de la philosophe Hannah Arendt mais a aussi été accusé de se muer en arme idéologique en pleine guerre froide.
Bernard Bruneteau, historien et auteur, entre autres, de L'Âge totalitaire, a suivi de près cette récupération du terme de «totalitarisme», et la devine à nouveau derrière le rapprochement esquissé entre celui-ci et le «califat» de Daech:
«L'idée d'un troisième totalitarisme ne date pas d'aujourd'hui. La thèse d'un totalitarisme islamiste s'est développée après le 11-Septembre dans les milieux néoconservateurs américains. Cette interprétation se comprend bien dans la perspective de l'antitotalitarisme libéral selon lequel le même ennemi serait toujours à l’œuvre: l'ennemi des Lumières, les antimodernes. Ça a la vertu de donner sens à l'agenda normatif de la démocratie libérale. Mais ce constat de récupération suffit-il pour conclure que le concept de totalitarisme n'est pas opératoire dans le cas de l'Etat islamique?»
L'interrogation de Bernard Bruneteau est d'autant plus naturelle que le parallèle entre le fléau du XXe siècle et celui qui s'abat à notre époque sur le Moyen-Orient recouvre un certain nombre de réalités.
Vision verticale de la société
Le totalitarisme et l'islamisme politique sont les enfants d'une même époque mais d'un cadre géopolitique différent. Si ces deux pensées politiques étaient probablement en gestation depuis longtemps, elles viennent toutes deux au monde dans un entre-deux guerres troublé. Après la fondation de l'organisation en 1928 en Egypte, des membres des Frères musulmans se mettent en contact avec les nazis. Sayyid Qutb, un des intellectuels du mouvement, ira jusqu'à écrire un livre intitulé Notre combat contre les juifs, inspiré en partie de retranscriptions de publications nazies en arabe, selon Bernard Bruneteau, qui poursuit le parallèle:
«Une pensée matricielle de l'islamisme est née dans le contexte du totalitarisme européen. Le discours des premiers islamistes a ceci de commun avec ce dernier: face au désordre ou la dégénérescence de l'Occident contemporain, il faut bâtir un projet alternatif et il sera fondé justement sur le rejet des valeurs de l'Occident.»
Certains observateurs tissent déjà une comparaison entre le versant politique de l'islam et les totalitarismes, de gauche comme de droite. Parmi eux, Bertrand Russell, intellectuel de gauche non marxiste, compare le bolchevisme à l'islam des origines dans son livre Théorie et pratique du bolchevisme, publié en 1921 au retour d'un séjour en URSS. Le grand psychanalyste Carl Gustav Jung voit une ressemblance entre Hitler et Mahomet dans son essai La vie symbolique, paru en 1939, et s'avance plus loin encore:
«Nous ne savons pas si Hitler est sur le point de fonder un nouvel islam. […] L'émotion en Allemagne est islamique, guerrière et islamique. Ils sont tous ivres d'un dieu farouche.»
Ce premier islamisme est cependant très minoritaire dans le monde arabo-musulman. L'histoire de de la montée en puissance du salafisme moderne, père de l’État islamique, est celle du basculement d'une promesse à l'autre. Olivier Hanne, historien et islamologue, co-auteur de L’État islamique, anatomie du nouveau califat, explique ce phénomène par l'impasse sur laquelle vient buter le nationalisme arabe au cours du XXe siècle:
«Au XIXe siècle, devant la colonisation et l'échec d'une nation entièrement musulmane et entièrement arabe, des intellectuels se mettent à prêcher la nahda ["réveil" en arabe, ndlr]. Celle-ci consiste à vouloir construire des États-nations, passe par le nationalisme et l'imitation de l'Occident. Ces intellectuels mettent la religion au second plan. Ce réveil aboutit à la perpétuation de dictatures, aux insatisfactions populaires, à des pays dont les citoyens se sentent assujettis aux Occidentaux. A partir des années 1960, les intellectuels arabes en reviennent progressivement à la théologie, le renouveau sera religieux. La priorité est d'abord donnée à la réunion de l'Oumma ["communauté des croyants" en arabe]. L'idée de califat a recommencé à faire son chemin il y a une vingtaine d'années.»
Nous ne savons pas si Hitler est sur le point de fonder un nouvel islam
Carl Gustav Jung
Si les premiers islamistes ont pu partager quelques affinités et hostilités avec les dirigeants totalitaires du Vieux Continent, l’État islamique illustre aujourd'hui concrètement cette relation dans la gestion du vaste territoire qu'il contrôle, à cheval sur la Syrie et l'Irak. Ses caractéristiques totalitaires sont nombreuses.
Ainsi, la lecture salafiste radicale de l'islam agit comme une idéologie officielle définissant souvent de manière arbitraire bons et méchants, fidèles et traîtres, croyants et mécréants. La violence religieuse qui en découle, doublée d'une vision complotiste du monde, est verticale à l'image de la verticalité de la barbarie nazie, nourrie par la thèse d'une hiérarchie des races, ou des atrocités soviétiques à vocation prétendument sociale. Au chapitre économique, la lutte contre l'injustice sociale provoquée par le capitalisme, mise en avant dans la rhétorique nazie et stalinienne en leur temps, est aujourd'hui brandie par l’État islamique à travers le volet social de la sharia, la loi islamique. Enfin, l'organisation prend régulièrement position contre le pluralisme politique, vu comme une perversion occidentale imposée au monde musulman. Les cadres de l'EI promènent en effet un regard holistique, globalisant, sur une société où État et société civile ne font plus qu'un, où l'individu ne trouve sa justification qu'en intégrant des masses soumises à une direction impitoyable et omnisciente.
Cette logique totalitaire de l'anonymat est poussée à sa dernière extrémité si l'on considère le sort réservé à l'état-civil des recrues de Daech. En rejoignant les rangs du califat, elles abandonnent prénom et nom d'origine au profit du terme «Abu» («père»), suivi de leur provenance. Le philosophe Florent Bussy, auteur de Qu'est-ce que le totalitarisme?, explique les implications de ce changement:
«Il n'est plus question ici de laisser un individu dans son coin en lui demandant simplement de se taire, comme le ferait une dictature. On veut au contraire l'intégrer dans un ensemble. On retrouve ici un trait saillant du phénomène totalitaire: la présence d'une avant-garde, d'une élite dirigeante. Dans la perte d'identité des individus dans les partis uniques des totalitarismes passés, il y avait d'ailleurs comme l'idée d'une conversion, l'idée qu'il faut se libérer des oripeaux du monde ancien.»
Le soi-disant califat de l’État islamique serait donc, sans doute possible, un totalitarisme d'un nouveau genre, identique aux anciens jusqu'à un certain point dans la mesure où il serait le premier à affirmer la prééminence de la foi religieuse, quand fascisme, nazisme et bolchevisme s'accordaient pour communier autour du matérialisme philosophique, de l'athéisme et d'un prisme scientifique.
Qu'est-ce que le califat? Tout
Les éléments contrariant une telle conclusion sont pourtant nombreux. Et si le «califat» n'est pas tout à fait un totalitarisme, c'est d'abord en raison de son calife.

Via Wikimedia Commons.
Le système totalitaire affiche une conception organique de la société et se présente quelque peu à la manière d'un corps. Et tout corps étant coiffé d'une tête, la figure du chef est révérée au moyen d'un culte plus ou moins spontanément rendu par la population.
Cette adoration du chef n'est pas folklorique, elle au contraire consubstantielle au totalitarisme: les Allemands prêtaient à Hitler toutes les qualités qui font les plus grands visionnaires quand, pour la propagande russe, Staline était un théoricien jouissant d'une intelligence supérieure, capable d'analyser et réinterpréter en permanence le sens de l'Histoire, d'en suivre les méandres et de dénoncer un ennemi toujours différent et pourtant toujours identique. C'est peut-être chez les Nord-Coréens que ce phénomène a été porté à incandescence : la population clame que l'âme de Kim Il-Sung s'est perpétuée dans sa descendance, Kim Jong-il puis Kim Jong-un.
Rien de semblable au sein de l'État islamique, où un tel culte de la personnalité passerait facilement pour une manifestation de polythéisme et contreviendrait largement à la conception musulmane d'hommes également soumis à Dieu.
Selon la deuxième sourate du Coran, au verset 28, le calife n'est qu'un «vicaire» établi sur Terre. Il n'est pas l'image de Mahomet car, comme nous le rappelle Olivier Carré, sociologue et auteur de Mystique et politique. Le Coran des islamistes, «le calife ne dispose pas des fonctions prophétiques de Mahomet. L'islam reconnaît en revanche la nécessité d'un chef avec des qualités précises pour appliquer la Loi divine, et défendre les musulmans par le Djihad s'il le faut».
Au-delà, la théologie musulmane interdit de confondre le calife autoproclamé avec le tyran totalitaire. Alors que ce dernier agit sans se fixer aucune limite, l'action d'Abu Bakr al-Baghdadi est en effet dictée et contrainte par une Loi plus haute que lui et dépendant de l'éternité des cieux, la Sharia. Une Sharia toutefois allégée des retouches qu'y avaient apporté dès le Moyen-Âge les docteurs de la Loi, ou oulémas, explique Olivier Carré:
«La radicalité de l'EI, par imitation littérale de la vie de Mahomet, balaye tout le droit musulman médiéval et ultérieur élaboré par les différentes écoles sunnites et chiites. Sa Sharia propre autorise donc le terrorisme de masse ou ciblé, l'assassinat des hommes prisonniers de guerre, l'esclavage sexuel des prisonnières dès l'âge de 9 ans, la peine de mort des non convertis, l'amputation des voleurs, etc.»
Même expurgée, la Sharia maintient néanmoins le calife sous l’œil des musulmans. Dans un remarquable article publié par The Atlantic, Graeme Wood rappelait même que si Baghdadi dérogeait à la Sharia et s'enfonçait dans le pêché, il serait en théorie du devoir des fidèles de le renverser, l'excommunier puis de le remplacer. Car le calife importe peu, l'important est que le califat demeure, comme le note Olivier Hanne:
«Dans l'histoire musulmane, le calife tient le rôle de successeur du prophète en tant qu'il est le point de fixation nécessaire pour réaliser l'unité des croyants mais sa mort n'a aucune importance. Il faut un calife, peu importe qui. Il y a de fortes chance que Baghdadi ait déjà choisi son successeur, d'ailleurs. Ce qui compte, c'est le califat et non le calife.»
Âge d'or contre ordre nouveau
Il y a des califes qui comptent pourtant plus que d'autres pour la tradition islamique. On les appelle les «rashidun», c'est-à-dire les califes «bien guidés» car leurs règnes auraient été en tous points conformes aux volontés divines relayées par Mahomet. Ils sont au nombre de quatre et sont les premiers califes de l'histoire de l'islam: Abu Bakr, Omar, Othman et Ali. Dans la pensée salafiste, l'harmonie de l'Oumma à cette époque est un idéal indépassable. Olivier Hanne nuance:
«Le modèle d'al-Baghdadi, ce sont les califes abbassides. Il n'a pas le droit de se revendiquer des premiers. Chez les Abbassides, il existait une véritable séparation du politique et de l'ordre juridique et religieux. Or, al-Baghdadi concentre tous ces pouvoirs. Il piétine son propre modèle.»
al-Baghdadi piétine son propre modèle
Olivier Hanne, historien et islamologue
En dehors même de ces contradictions, Bernard Bruneteau remarque ce qui sépare par ailleurs l’État islamique de ce que nous entendons habituellement par l'idée de totalitarisme: le «califat» ne s'appuie pas sur un mouvement de masse, comparable aux millions de militants du nazisme ou du communisme stalinien, et s'affirme encore et toujours en opposition au matérialisme scientifique, quand les régimes européens mettaient l'accent sur un pseudo-rationalisme de laboratoire.
Contrairement à Daech, obnubilé par la recréation de l'âge d'or idéalisé des premiers musulmans, le totalitarisme cherche à détruire de fond en comble l'ordre ancien qui l'a précédé. Florent Bussy détaille la différence distinguant ces deux dynamiques:
«Il n'existe pas de mouvement totalitaire qui soit réactionnaire dans la mesure où ce qui prévaut dans ce phénomène, c'est la loi du mouvement, la volonté de façonner à neuf un homme à partir de rien. En ce sens, la religion ne peut pas se constituer en idéologie totale. D'autant moins que l'islamisme est antimoderne et pose une loi sacrée, préalable, à respecter.»
Le caractère réactionnaire du fondamentalisme religieux de l'EI comme antidote aux délires du totalitarisme, à ses fantasmes d'ingénierie sociale ou raciale, à la révolution permanente emportant la vie des individus dans l'horreur? Les choses sont bien moins claires qu'elles n'y paraissent pour Olivier Hanne. Selon lui, le nom même de Daech proclame la nature révolutionnaire du régime du calife de Raqqa:
«Il faut bien comprendre que l’État islamique se fout d'être un État au sens occidental du terme! Daech est formé à partir du mot arabe Dawla qui désigne, c'est vrai, l’État en tant que structure de gouvernement, mais se contenter de cette traduction c'est oublier un peu vite les deux autres acceptions du terme. Dawla signifie également "dynastie" mais aussi "révolution", la table rase.»
L’État islamique est donc un régime hybride qu'on ne peut pour le moment définir que négativement. Ce n'est ni une monarchie absolue, dont le pouvoir était en réalité limité par un certain nombre d'instances et dont le concept n'appartient qu'à l'histoire d'une partie de l'Europe, ni une simple dictature, où un individu peut échapper à l'arbitraire en faisant profil bas. Les tendances totalitaires indéniables de l'EI empruntent à la fois au totalitarisme proprement dit et à la notion de théocratie (qui, plus stable, prône davantage une prééminence de la religion sur la politique qu'une confusion des genres à la sauce Daech). L'avenir seul dira si ses tendances totalitaires se développeront jusqu'à fonder une version religieuse de cette tyrannie sans limite aucune, ou si l'exercice du pouvoir conduira ses acteurs à adopter une posture plus traditionnelle.