Avait-on jamais vu un petit-fils d’immigrés italiens, né en Argentine, s’adresser à tout le continent américain depuis la prestigieuse tribune du Congrès à Washington? Pour la première fois, un pape faisait son entrée jeudi 24 septembre au Capitole, ovationné par tout l’establishment politique, sénateurs, représentants, juges à la Cour suprême et gouvernement.
Pendant qu’il parlait, défilait comme en accéléré toute l’histoire des États-Unis. L’histoire, d’abord, de ces catholiques pauvres, timides, détestés par la riche majorité protestante qui, avec leurs prêtres et leurs valises, débarquaient à Ellis Island au début du siècle dernier, en provenance d’Irlande, d’Italie, de Pologne, d’Allemagne. Ces «papistes» ont mis plus d’un siècle à s’intégrer et à dégager le catholicisme de son étiquette de religion de migrants. Après l’Irlandais John Kennedy, premier et unique président catholique, ils sont entrés dans le mainstream américain. Stupéfiante revanche de l’histoire: au Congrès, ce sont trois catholiques, la chef de file des démocrates Nancy Pelosi, le président des représentants John Boehner et le vice-président Joe Biden qui ont accueilli le pape François.
Mais comment oublier l’autre histoire, brûlante et indécente, révélatrice des contradictions de l’Amérique, de ces milliers d’hispaniques encore refoulés, dans des conditions inhumaines, à la frontière mexicaine? À cette frontière où le milliardaire Donald Trump, encore favori pour le moment des sondages aux primaires républicaines, rêve de construire un mur, empêchant définitivement toute immigration latino-américaine.
En une heure, le pape a mis en pièces ce répugnant populisme américain. Il n’a pas ressorti son catéchisme altermondialiste, sa critique connue et convenue de l’américan way of life et du «dieu argent», que redoutaient les milieux économiques ultra-libéraux et un épiscopat conservateur. À la tribune du Congrès, il avait mieux à faire. Devant le regain des violences raciales à Ferguson et à Charleston, devant les queues de réfugiés aux frontières européennes, il a rappelé l’Amérique et l’Europe au vieux rêve universel d’Abraham Lincoln (1809-1865) et de Martin Luther King (1929-1968). Le rêve d’une société libre, sans esclaves, ni catégories opprimées. Le rêve de races capables de vivre côte à côte, à égalité de droits. Le rêve d’une humanité réconciliée.
«Tous des enfants d’immigrés»
Pourquoi est-ce du Congrès américain, et dans la bouche de ce pape qui n’a d’autre force qu’une parole humble, expérimentée, authentique, le plus beau discours sur l’accueil des migrants latino-américains aux États-Unis, syriens ou érythréens en Europe? «Moi, dit le pape Bergoglio, et pour beaucoup d’entre vous parlementaires américains, nous sommes tous des enfants d’immigrés. De ces immigrés qui ont bâti votre pays, un pays de libertés… Ne recommençons pas les erreurs du passé. Ne reculons pas devant leur nombre, mais regardons leur histoire, de manière humaine, juste, fraternelle.»
Le pape vise juste au cœur patriotique des Américains, loue la grandeur de leurs luttes d’émancipation, leur diversité ethnique, leur capacité historique à intégrer. Il convoque le souvenir de la marche emblématique de Martin Luther King, en 1965, pour les droits civiques des noirs, entre Selma et Montgomery. Elle continue de nous inspirer, assure-t-il. Pour lui, la règle d’or de toute vie humaine, c’est de «faire à l’autre ce que tu voudrais que l’autre fasse pour toi. Il faut traiter les autres avec la même passion et la même compassion que nous voudrions que les autres nous traitent»:
Le pape vise juste au cœur patriotique des Américains
«Si nous voulons la sécurité, donnons-leur la sécurité. Si nous voulons la vie, donnons-leur la vie. Si nous voulons avoir des chances dans la vie, donnons des chances à leur vie.»
À la manière cette fois de Dorothy Day (1897-1980), son troisième modèle, fondatrice et idôle du Mouvement catholique ouvrier, apôtre de la non-violence et de la lutte pour tous les déshérités, le pape François poursuit à voix haute son rêve américain. Son rêve d’une économie qui rende leur dignité aux plus pauvres. Son rêve d’une «conversion» écologique et d’une mobilisation sans pareil contre la dégradation environnementale de notre «maison commune», la Terre. Son rêve d’une société qui respecte et protège la vie humaine. Le pape ne plonge pas dans le débat américain complexe sur l’avortement, mais des sénateurs et représentants républicains se lèvent pour l’applaudir. Applaudissements sur l’autre partie des bancs quand il réclame l’abolition de la peine de mort, plaide le droit pour tout condamné au repentir et à la réhabilitation.
Fondements sacrés de la nation
En sortant enfin son quatrième «atout», la haute figure spirituelle de Thomas Merton (1915-1968), moine cistercien et célèbre écrivain pacifiste, le pape entraîne son auditoire sur les scènes meurtrières du monde. Son dernier «rêve» américain est celui d’un élargissement des espaces de dialogue et de paix. François touche à des points hyper-sensibles aux États-Unis, celui du fondamentalisme religieux qui pervertit le nom de Dieu et a fait couler un sang innocent sur le sol américain; celui du trafic des armes qui sévit aussi dans le pays et attise les conflits extérieurs:
Ce pape est une personnalité à la parole haute et libre
«Pourquoi des armes meurtrières sont elles-vendues à des pays déjà abreuvées de souffrances? Face au silence, honteux et coupable, nous devons affronter cette question et mettre fin au scandaleux commerce des armes.»
Dans un monde où le politique est devenu inaudible, ce pape est une personnalité à la parole haute et libre. Son rêve ressemble à la vieille utopie américaine, sociale et intégratrice, que, dans quelques mois peut-être, chacun aura oubliée.
C’est la première fois que cet Argentin d’origine foule le sol nord-américain, mais il semble connaître mieux que personne les fondements sacrés de la nation. Sa plus grande inquiétude perce quand il dénonce, avec la même véhémence, les mettant presque sur le même plan, les «fondamentalismes» religieux et le «réductionnisme simpliste» qui «polarise» la société américaine, la divise entre le «camp du Bien» et le «camp du Mal». Preuve qu’à ses yeux les obsessions idéologiques de l’époque Bush, opposant l’esprit de «croisade» et l’«axe du mal islamiste», dont le monde peine encore à se redresser, ne sont pas enterrées. À peine la campagne américaine vient-elle de commencer, avec ses excès de démagogie et de vulgarité, que le pape rappelle à l’Amérique son héritage et ses valeurs enfouies qui ont servi d’exemples au monde.