Petit à petit, l’e-cinema fait son nid. À mesure que les semaines passent, on voit se multiplier les annonces de films sortant directement sur les plateformes VOD ou S-VOD. L’offensive est menée par les deux grands promoteurs du système en France que sont TF1 Video et Wild Bunch. Et, avec un autre modèle de diffusion, par l'américain Netflix, qui vient d'acheter les droits de distribution d'Aloha de Cameron Crowe après s'être offert la comédie St Vincent ou la trilogie The Disappearance of Eleanor Rigby avec Jessica Chastain.
Wild Bunch avait frappé un grand coup l'an passé avec le très remarqué Bienvenue à New York d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu en Dominique Strauss-Kahn, film médiocre mais opération promotionnelle réussie à laquelle le Festival de Cannes 2014 avait servi de rampe de lancement.
À la différence de la VOD classique, même s’il utilise les mêmes plateformes de diffusion, le e-cinema désigne des films qui sont distribués directement en ligne, sans être passés par la salle ni par la télévision.
Le grand nettoyage?
Depuis le coup d’éclat du Ferrara, aucun des titres n’a beaucoup attiré l’attention. Il est possible que l’offre de films de genre, dont un slasher signé d’un petit maître de l’horreur, Elie Roth (Green Inferno, annoncé pour le 16 octobre), et une comédie horrifique des Australiens Taika Waititi et Jemaine Clement (Vampires en toute intimité, le 30 octobre), améliorent les scores, malgré un tarif, 6,99€, qui reste peu attractif –sauf si on regarde à plusieurs. Ce qui mène à s’interroger sur les effets du dispositif, s’il trouve à se pérenniser.
À terme, il ne s’agira plus seulement de trouver un débouché à quelques produits atypiques laissés de côté par un marché qui, pour le reste, continuerait de fonctionner de la même manière. Bien au contraire, le risque est considérable que le e-cinéma se transforme en arme fatale d’un grand nettoyage, dont il y a tout lieu de s’inquiéter.
Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs»
Le lancement de l’e-cinéma en France est présenté par ses promoteurs comme une solution à un problème grave, qui possède la caractéristique d’être nié par l’ensemble de la profession: trop de films sortent sur les écrans français (663 nouveautés en 2014). Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs», ou dont les distributeurs sont assez puissants pour imposer des vastes combinaisons y compris pour des ratages manifestes.
Le tabou du trop de sorties
Un tel déferlement, avec presque tous les mercredis quinze nouveautés ou plus, éjecte mécaniquement les films de la semaine précédente qui avaient besoin de temps pour s’installer, ou simplement qui ne bénéficiaient pas d’une publicité massive au moment d’atteindre les écrans. Ces nouveautés elles-mêmes, à l’exception de 2 ou 3 titres valorisés par le marketing ou la critique, se font de l’ombre et se détruisent les uns les autres. Ils sortent en salles et puis sortent des salles sans que pratiquement personne s’en soit rendu compte.
Il était comique, lors de la présentation en janvier 2014 du rapport destiné à cartographier l’ensemble des problèmes du cinéma français, d’entendre son auteur René Bonnell répéter que jamais au grand jamais il ne dirait qu’il y a trop de films en France. Ce qui, selon un mécanisme de dénégation bien connu de la psychanalyse, lui a permis de le dire une bonne demi-douzaine de fois. Il a d’ailleurs appelé de ses vœux un dispositif tel que le e-cinéma pour répondre à ce problème dont on s’accorde à nier l’existence.
L'e-cinéma peut mener vers la création d’une voie de garage pour les films les moins bankable
Il était tout aussi comique de voir les grands producteurs et distributeurs venir à la tribune dire qu’en tout cas jamais eux ne décideraient qu’un film ne doit pas exister. Alors que c’est ce qu’ils font à longueur de journée, que c’est une part de leur métier, et que c’est d’ailleurs tout à fait nécessaire. Reste à savoir en faveur et à l’encontre de quels films il tranchent.
Un besoin vital de salle
Il y a, à l’évidence, trop de films. Mais en cas quels sont les films «en trop»? C’est là que se situe le véritable enjeu, pour l’instant masqué par les exclamations extasiées de certains journalistes prompts à recopier les communiqués de presse des sociétés intéressées, et par les spéculations sur la viabilité économique du modèle, telles celles, très sérieuses, du magazine en ligne d’informations sur les nouvelles technologies ZDNet.
Car au-delà d’une combinaison de fonds de tiroirs et de «coups» (le Ferrara, le Roth), on ne voit que trop bien vers quoi mènerait une installation pérenne du e-cinéma: la création d’une voie de garage pour les films les moins bankable. Ces œuvres, parmi lesquelles on trouve une part significative de ce qui naît de plus inventif dans le cinéma contemporain (jeunes –ou moins jeunes– réalisateurs indépendants français, européens et américains, cinémas asiatiques, latino-américains, arabes, africains…), ont un besoin vital de la salle de cinéma.
Un critère d'intérêt cinématographique?
D’abord parce qu’elles sont conçues pour elle, parce que c’est ce dispositif et lui seul qui fait qu’un produit audiovisuel est un film (quel que soit l’endroit où il est vu ensuite). Et surtout parce que, après le désormais très nécessaire gain de visibilité des grands festivals, seule la salle lui donne la consécration symbolique qui continue d’offrir une chance d’être repéré, vu, discuté, aimé même par des cercles limités de cinéphiles. Ce qui permettra ensuite à ces réalisateurs de faire un autre film, peut-être reconnu plus largement. Pas toujours, certes, mais souvent. Et sans cela, c’est le trou noir.
Faute de volontarisme artistique, on voit bien qui finira par faire le tri: le marché
Il y aurait, en principe, une autre solution: que la réglementation permette de choisir les films à diffuser en e-cinéma du fait de leur peu d’intérêt cinématographique –et non selon les lois du marché. Rappelons à ceux qui crieraient au loup étatiste et à la soviétisation rampante que des dispositifs similaires existent pour la production et la distribution, et que cela marche très bien. Mais on voit mal, en effet, les tutelles d’aujourd’hui avoir le courage de mettre en place un mécanismes qui aurait par exemple envoyé directement sur Internet l’an dernier Tu veux ou tu veux pas, L’Ex de ma vie, Amour sur place ou à emporter, Les Gazelles, À coup sûr, La Liste de mes envies et les autres machins poussifs qui effectivement encombrent les grands écrans où, en termes de cinéma, ils n’ont strictement rien à faire.
Choisir la meilleure exposition
Faute de volontarisme artistique (ce qu’on appela autrefois une politique culturelle), on voit bien qui finira par faire le tri, et expédier chez un «e» qui est le déni du cinéma les recalés de la salle: c’est le marché qui tranchera. Et les choix du marché, on les connaît. Ajoutons que, s’il existe des responsables de salles qui se battent bec et ongle pour faire exister la diversité du cinéma, une bonne part des exploitants ne s’en portera que mieux: pour eux aussi, cela simplifiera les choses.
Dans le dossier complet consacré cet été par Télérama au e-cinéma, Gregory Strouk, directeur général de Wild Side, filiale vidéo de Wild Bunch, affirme:
«Outre le fait de donner une bonne exposition à ces films, nous voulons aussi en finir avec certaines idées reçues. Pour beaucoup, certaines sorties –médiocres– directement sur les plateformes laissent penser que la VOD est la poubelle du cinéma. Ce n'est pas vrai et il faut le démontrer.»
La VOD n’est assurément pas la poubelle du cinéma, elle est, comme la télé sous ses différentes formes et le DVD, un marché secondaire pour des objets dont la raison d’être et la condition d’existence est la salle de cinéma. Après la salle, que le films, ces objets conçus pour le cinéma, vivent 1.000 vies sur tous les supports existants et à inventer. Mais si la VOD n’est pas la poubelle du cinéma, le e-cinéma pourrait, si on n’y prend garde, devenir le mouroir du cinéma d’auteur.