Les biographes les plus perspicaces n’ont pas percé l’énigme Angela Merkel. Et dans la crise des réfugiés, la chancelière a encore contribué à épaissir le mystère qui entoure sa personnalité. Elle qui passait pour avoir hérité de sa formation scientifique l’habitude de peser le pour et le contre de chaque décision, de considérer l’ensemble des composantes d’une situation, d’évaluer les conséquences de tel ou tel acte, se serait laissée guider par l’émotion. L’ancien chancelier Helmut Kohl qui fut son parrain en politique avant qu’elle ne lui donne le coup de grâce, avait dit au début de son ascension:
«Il y a des gens dans le parti qui la tiennent pour une teigne au sang froid. Je crois que c’est exagéré.»
Angela Merkel a-t-elle simplement donné libre cours à ses sentiments quand elle a ouvert les portes de l’Allemagne aux réfugiés syriens fuyant la guerre civile et les crimes de Daech? Ce serait simpliste de le croire et injuste de le nier. Avec la chancelière, le calcul politique n’est certes jamais absent. Avant de prendre une décision qu’elle a partiellement corrigée quelques jours plus tard en rétablissant des contrôles aux frontières, elle a attendu plusieurs jours. Pendant ce temps, elle a regardé les sondages qui montraient tous la solidarité spontanée éprouvée par une majorité de ses compatriotes envers les réfugiés. Elle a vu la campagne insolite du grand journal populaire et conservateur Bild Zeitung en faveur d’un accueil digne d’une Allemagne riche et fière d’elle-même.
Quelques semaines auparavant, elle s’était attiré les critiques pour une attitude jugée cassante vis-à-vis d’une jeune Palestinienne en pleurs qui, dans un allemand parfait, s’inquiétait de ne pouvoir obtenir l’asile en Allemagne. Angela Merkel lui avait rappelé la loi et avait ajouté:
«La politique est parfois dure».
Grâce à l’élan de sympathie provoqué par son cas, la jeune fille et sa famille avaient, quelques jours plus tard, obtenu le droit de rester en Allemagne.
Retournement?
Le quotidien de Munich, Süddeutsche Zeitung, a reconstitué les étapes qui ont amené Angela Merkel du rappel au règlement, à sa décision de braver les règles pour accueillir les réfugiés syriens. Le 26 août, soit une semaine avant la publication de la photo du petit Aylan mort sur une plage de Turquie, la chancelière est à Duisbourg dans un foyer pour immigrés géré par un prêtre catholique. On ne peut pas donner le signal que «tout le monde peut venir», déclare-t-elle. Le curé lui demande ce qu’elle ferait si elle avait brusquement devant elle cinq enfants malades, sans médecin, sans sécurité sociale. «A votre place, répond Angela Merkel, je crois que dans une situation d’urgence je chercherais à aider.» Le même jour elle annonçait que, en contravention avec la convention de Dublin, l’Allemagne enregistrerait les demandes d’asile de tous les réfugiés syriens.
Si nous devons commencer à nous excuser d’avoir montré un visage amical dans une situation d’urgence, alors ce n’est pas mon pays
Angela Merkel
La décision d’Angela Merkel d’ouvrir les portes a été vivement critiquée par la CSU, le partenaire bavarois de la démocratie chrétienne, qui s’est au contraire bruyamment réjoui de l’instauration de contrôles aux frontières. La chancelière regrette-t-elle son geste de solidarité? lui a-t-on demandé. «Si nous devons commencer à nous excuser d’avoir montré un visage amical dans une situation d’urgence, alors ce n’est pas mon pays», a-t-elle répliqué, dans un accès de sincérité inhabituel. Les valeurs de l’Europe, elle en parle rarement, mais elle tient à les mettre en pratique.
C’est moins alors la dame de fer qui aime à être comparée à Margaret Thatcher que la fille de pasteur qui parle. Angela Merkel admire l’ancienne premier ministre britannique pour sa fermeté plus que pour la manière brutale dont elle a imposé des réformes. C’est la femme politique qui se souvient de la raison pour laquelle son parti a un «C», comme chrétien, dans son sigle. Celle qui montre un attachement sans faille à la liberté. En 2010, quand elle a remis le prix de la presse à Kurt Westergraad, le dessinateur danois des caricatures de Mahomet, elle a déclaré:
«Lorsque nous parlons de liberté, c’est en fait toujours la liberté de l’autre.»
L'attachement à la responsabilité
Angela Merkel ne voit pas de contradiction entre la référence aux valeurs et l’insistance mise sur le respect des règles. Pour elle au contraire, les deux vont de pair. Elle appelle cela la «responsabilité». Elle ne va pas abandonner son art de gouverner fait de pragmatisme, de prudence, de recherche de l’efficacité. Ses mots d’ordre sont toujours discipline et devoir. Elle peut pencher sa tête sur l’épaule de François Hollande après les attentats du 11 janvier contre Charlie Hebdo et l’épicerie casher de la porte de Saint-Mandé. Elle n’en reste pas moins intransigeante. Elle n’a jamais fait de sentiment au sein de son propre parti quand il s’est agi d’éliminer des rivaux réels ou potentiels. « Sa collection de scalps est impressionnante », écrit un de ses biographes pourtant bien disposé, Gerd Langguth.
Après l’élan de solidarité envers les réfugiés, la Realpolitik a vite repris ses droits. Les capacités d’accueil, les conséquences sur le marché du travail, les risques liés aux exactions des groupuscules d’extrême-droite, la fronde dans la CDU et la grogne du parti frère bavarois ont déterminé la décision de rétablir des contrôles aux frontières et le recours à des pressions tactiques sur les partenaires européens réticents à accueillir des réfugiés. Angela Merkel n’est pas insensible à l’émotion mais la politique ne se fait pas avec des bons sentiments.