Parents & enfants

Les parents devraient bannir le mot «sacrifice» de leur vocabulaire

Temps de lecture : 5 min

Faire des enfants, leur consacrer du temps, jouer avec eux ou les élever plutôt que de passer du temps à la gym ou au travail relève de leur choix.

Alexei KUZMICH «Maternité», 1986,  via Wikipedia, License CC
Alexei KUZMICH «Maternité», 1986, via Wikipedia, License CC

Il est rare d'entendre un parent dire qu'il ne s'est pas sacrifié pour ses enfants. Qu'il n'a pas de regrets parfois, que ses enfants ne l'ont pas privé de liberté, de repos, d'une carrière professionnelle. En fait, l'idée même qu'avoir des enfants représente un sacrifice est parfaitement intégrée.

Ainsi, il est fréquent de lire que des parents faisant tout pour concilier vie professionnelle et vie de famille ont en réalité décidé de «ne pas sacrifier leur enfants». Par opposition, peut-on supposer, à ceux qui ne parviennent pas à tout concilier et qui, de fait, sacrifieraient leur vie de famille et leurs enfants sur l'autel de la réussite professionnelle.

Des renoncements moqués avec humour

Quand une actrice fait une pause pour faire un bébé, et s'en occuper les premiers temps, on dit généralement d'elle qu'elle a mis sa vie professionnelle «entre parenthèses», voire, si elle tarde ou peine à reprendre sa carrière, qu'elle a renoncé, ou abandonné «pour devenir maman à plein temps». Les blogs de mères indignes revendiquées font leur miel, avec plus ou moins d'humour, de ce à quoi la parentalité a dû les forcer à renoncer (grasses matinées, spontanéité, heures supp'...)

Sur Slate.fr, j'ai moi-même publié un article expliquant en quoi, selon moi, les parents, par opposition aux adultes sans enfant, ont moins de temps disponible et davantage de raisons de se plaindre d'être débordés que ceux qui n'ont pas d'enfants. (Les adultes sans enfants ont a-do-ré cet article...)

Pour autant, il n'y était pas question de sacrifice mais d'un simple état des lieux. Qui n'a d'ailleurs pas manqué de faire bondir sur l'air de «t'avais qu'à pas faire des enfants! À quoi tu t'attendais? Faire des enfants, c'est sacrifier plein de choses, tout le monde le sait!»…

Un mauvais message pour les enfants

Il y aurait beaucoup à dire sur l'idée selon laquelle savoir à quoi s'attendre devrait nous empêcher de toute forme de plainte. Mais après tout, pourquoi pas. Partons du principe que tout le monde sait que faire des enfants, c'est faire une croix sur beaucoup de choses. Si tout le monde le sait, cela signifie alors que les enfants dont les parents ont dit, à voix haute et intelligible, qu'ils se sont sacrifiés pour eux, qu'ils ont en toute conscience renoncé à quantité de choses, en ont eux même conscience:

«Mes parents se sont sacrifiés pour moi.»

C'est ce qu'affirment des enfants désormais adultes à propos de leur mère, ou de leur père sur une vidéo diffusée sur Buzzfeed.


Laquelle vidéo, intitulée «des enfants de familles noires révèlent les sacrifices que leur parents ont fait pour eux», a poussé Stacia L. Brown du site New Republic à s'interroger sur cette utilisation du terme «sacrifice» quand il est question de parentalité et sur le message que cela envoie aux enfants, objets du sacrifice en question.

Un sentiment de malaise

Dans la séquence, on entend une jeune femme expliquer que sa mère a abandonné sa carrière de danseuse quand elle a eu son premier enfant, à 20 ans. Une autre jeune femme remercie sa mère d'avoir «laissé tomber l'idée de dormir pour elle». Un homme raconte qu'il ne comprenait pas que quand sa mère s'octroyait une sieste bien méritée, celle-ci lui demande de ne pas la déranger, mais qu'aujourd'hui, à 30 ans, il comprend.

Autant de récits sans doute sincères qui ont néanmoins mis Stacia L. Brown mal à l'aise. Elle a elle-même été élevée par une mère célibataire et éprouvé les mêmes sentiments que les protagonistes de la vidéo, mais la notion du sacrifice lui semble être un bien lourd fardeau pour les enfants.

«Des mots tels que "sacrifice" peuvent renforcer l'idée selon laquelle les enfants sont coupables des difficultés que leurs parents ont traversées, que sans eux, leurs mères et les pères seraient pourraient se reposer ou travailler moins dur ou poursuivre leurs rêves. Mais surtout, la croyance d'un enfant que sa présence dans ce monde est la cause de la souffrance de ses parents est le résultat le plus regrettable de tous.»

Une question de classes et de ressources

La classe sociale des parents et les contigences matérielles qui en découlent pèsent évidemment sur la manière dont sont éduqués les enfants, et sur les facilités des parents à élever leur progéniture (pouvoir payer une aide à domicile peut révolutionner la nature des ajustements à faire pour les enfants par exemple). Stacia L. Brown cite une étude du Pew Research center de 2014 qui conclut qu'aux États-Unis, les mères au foyer noires passent 16 heures par semaine à s'occuper de leur progéniture, tandis que les mères célibataires noires qui travaillent n'en passent que 9.

Le sacrifice:
renoncement
volontaire à quelque chose, perte qu'on accepte, privation

Larousse

Mais par delà les questions de classe et de ressources, c'est le terme même de sacrifice qui pose problème. D'après le Larousse, le sacrifice, c'est le «renoncement volontaire à quelque chose, perte qu'on accepte, privation, en particulier sur le plan financier. Exemple: Faire de grands sacrifices pour ses enfants.»

Doit-on laisser nos enfants penser que, pour eux, on a renoncé à ce qui aurait pu faire notre bonheur (une carrière, l'amour, la santé...)? Qu'ils sont, bien malgré eux, à l'origine de regrets et de rêves avortés? Doit-on leur faire porter une culpabilité tyrannique?

Épanouissements concomitants

Un enfant à qui on a dit qu'on s'est sacrifié pour lui se sentira-t-il plus ou moins épanoui qu'un enfant à qui on aura avoué qu'on ne l'a pas toujours fait passé avant? Qu'il n'a pas toujours été LA priorité? Qu'on a parfois d'abord pensé à soi? Autrement dit, ne serait-il pas judicieux de ne pas systématiquement opposer le bien être des enfants et celui des parents, comme si seuls les parents sacrifiels pouvaient faire le bonheur des enfants?

Stacia L. Brown explique avec une certaine dose de bon sens:

«Je ne veux pas que ma fille grandisse avec l'idée que toutes mes décisions à son égard sont le fruit de renoncements à mes propres rêves, à mon bonheur, à ma santé. C'est un fardeau dont elle n'a guère besoin de s'embarrasser. Je préfère qu'elle sache que ses besoins ne seront pas toujours satisfaits avant les miens; et d'ailleurs que parfois, ils peuvent être réalisés en même temps que les miens. Sa qualité de vie et mes qualités de parents reposent aussi sur mon épanouissement personnel.»

Les vertus éducatives

D'aucuns pourraient rétorquer qu'expliquer aux enfants que tout ne leur est pas dû et que les parents doivent en effet se démener pour leur offrir la vie la meilleure possible a des vertus éducatives. On essaye tous (ou presque) de faire en sorte que nos enfants ne soient pas des «pourris gâtés» et qu'ils aient conscience que rien n'est simple. Que s'ils vont a l'école, s'ils ont des jouets, de quoi se nourrir, ça n'est pas le cas de tous les enfants. Que leur qualité de vie dépend aussi de l'energie, de la bonne volonté, et du sens des priorités de ses parents.

Ce qu'il faudrait donc retenir de la définition du Larousse, c'est bien qu'il s'agit d'un renoncement «volontaire». Et que cette volonté émane de celui qui se sacrifie, pas de l'objet de ces sacrifices. Les enfants ne sont pas responsables –encore moins coupables– de ce que l'on décide de faire ou non pour eux. L'idée de «sacrifice» a une connotation qui laisse penser le contraire.

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