Podemos est à la mode à gauche. Trop à la mode? Le risque est réel, à force de parler superficiellement de ce parti espagnol, de faire l’impasse sur le débat que portent ses animateurs, un débat stratégique riche, comme il n’en a probablement pas existé depuis trois décennies sur le continent européen à gauche.
Gramsci s’intéressait au théâtre de Pirandello, Pablo Iglesias et leurs amis s’intéressent à Game of Thrones, une série dont le scénario «établit un lien direct avec un certain pessimisme généralisé et une conscience latente de la fin de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons», comme l’écrit Iglesias en introduction du livre Les leçons politiques de Game of Thrones (Post-éditions, septembre 2015). Les questions liées au «pouvoir», à la «légitimité» de celui-ci, à la nécessité qu'il soit éminemment «moral», dès lors que l’on porte un «projet émancipateur de rupture», sont abondamment traitées. Le livre passionnera même ceux qui n’ont jamais vu un épisode de la série. Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté, les auteurs affirment que si «nous sommes au cœur de l’hiver», le «Mur» de l’hégémonie néolibérale se fissure et qu’il suffit de «lever les yeux» pour «voir les fleurs qui annoncent l’arrivée du printemps».
Un autre ouvrage de la galaxie Podemos envisage l’arrivée du printemps et devrait retenir également l’attention. Le secrétaire politique de Podemos, Inigo Errejon, a publié avec Chantal Mouffe, peu avant l’été en Espagne, un ouvrage dans lequel ils s’attachent à donner quelques «clés» pour la compréhension d’un moment qu’ils jugent «historique». Construir pueblo (Icaria, Barcelone, mai 2015), «construire le peuple», est en effet un livre théorique et stratégique important, qui mériterait probablement d’être traduit en France (ce qui sera peut-être le cas) et d’être abondamment discuté. Réalisé sous forme d’entretiens entre Errejon et Mouffe, il parle de la crise, de l’hégémonie néolibérale, de sa fragilisation, et des stratégies pour y mettre fin.
Les deux auteurs revendiquent l’héritage de Gramsci et, bien évidemment, celui d’Ernesto Laclau, disparu en 2014, auquel le livre est dédié. Le diagnostic qu’ils dressent est celui d’un véritable épuisement intellectuel, stratégique et politique tant de la social-démocratie que de la gauche radicale la plus traditionnelle. Diagnostiqué dès 1985 par Laclau et Mouffe, analysé par Iglesias, Errejon et Monedero dans l’Espagne des années 2010, cet épuisement laisse pourtant la place à une forme de renouveau intellectuel, dont les politistes de l’Université Complutense sont les fers de lance et dont ce livre est une des expressions.
«Construire le peuple»
Récupérer la démocratie pour la radicaliser, l’enjeu apparaît au fil des pages. Loin des mesures techniques et des querelles oiseuses sur telle ou telle mesure gouvernementale, Errejon et Mouffe passent en rétrospective les trente dernières années de la gauche européenne, délivrent une analyse rigoureuse des causes de la situation actuelle et réfléchissent aux pistes stratégiques qui s’offrent désormais.
Voici trente ans, Laclau et Mouffe publiaient Hegemony and Socialist Strategy. AÀl’époque, ils contestaient l’approche marxiste orthodoxe et signifiaient qu’à côté de la classe sociale, d’autres catégories avaient à jouer leur rôle, des catégories qui se construisaient politiquement. Plus récemment, voici une décennie environ, Ernesto Laclau publia La Raison populiste, livre dans lequel il approfondissait encore sa réflexion. Loin d’opposer le «sociétal» au «social», une distinction qui n’apparaissait nullement dans les travaux de Laclau, le penseur argentin s’efforçait de penser la manière de «faire un peuple» en intégrant différentes demandes sociales.
Dans le contexte des années 2010 au Sud de l’Europe, les thèses de Laclau reprennent vigueur
Laclau, très tôt, se refusait à tourner le dos à d’autres mouvements de revendication sociale, comme les mouvements féministes, environnementaux, liés aux minorités sexuelles ou indigénistes (il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’expérience faite par Laclau, Mouffe et Errejon des processus sociaux et politiques latino-américains). Trente ans ont passé. Le néolibéralisme s’est installé et le «socialisme réel» s’est effondré. Dans le contexte des années 2010 au Sud de l’Europe, les thèses de Laclau reprennent vigueur.
Rejetant tant le «social-libéralisme» que le modèle «jacobin», c’est une volonté de repenser le politique et la politique qui anime Errejon et Mouffe. Hégémonie et antagonisme sont les deux mots les plus importants de l’œuvre de Laclau et Mouffe, dont se saisissent Errejon et Podemos pour mettre en place leur stratégie politique. Récupérer la démocratie et «construire le peuple»: c’est donc là la question centrale du livre d’Errejon et Mouffe, qui vient en lointain écho au livre d’il y a trente ans.
Faire face à l'hégémonie néolibérale
Cet objectif suppose, dans l’esprit des deux auteurs, une stratégie de «désarticulation» de l’hégémonie (néolibérale) à laquelle ils s’affrontent et la construction d’une nouvelle hégémonie. Pour les animateurs de Podemos, pour Errejon, comme pour Chantal Mouffe, 2015 est une année charnière. Elle est le moment d’une crise organique au sens gramscien. Il n’est pas assuré cependant que la crise organique que connait l’Espagne (mais que connaît l’Europe d’une manière plus générale) se résolve de manière progressiste.

Inigo Errejon le 21août 2015 à Madrid en Espagne. REUTERS/Sergio Perez
Une part de la réponse apportée par Errejon et Mouffe réside dans leur discussion du «populisme» ou du «populisme de gauche». Mettant en question «la variante social-démocrate du néolibéralisme» définie par le sociologue Stuart Hall, ils donnent de nouvelles clés aux gauches pour forger une volonté collective face au néolibéralisme et à ses succédanés. Obligée de penser à la fois les conséquences du développement d’une vision post-politique et celles de la globalisation financière, l’école Mouffe-Laclau-Errejon engage donc la réflexion sur une rénovation idéologique et stratégique d’ampleur. Elle met en question le clivage gauche-droite, le rapport entre le «peuple» et la «caste». Elle s’appuie sur l’idée de «Constitution populaire» et de «rupture démocratique». Surtout, cette réflexion, très marquée par le contexte espagnol, cherche les voies du renouveau stratégique en Europe.
A l’heure où les social-démocraties européennes sont en panne idéologique, stratégique ou en péril électoral, où les gauches radicales sont confrontées à la réalité du pouvoir et au développement des moyens de coercition exercés par l’Union européenne hors le champ démocratique, l’apport d’Errejon est essentiel. Il a vocation à susciter, en Europe, un grand débat stratégique. Une forme d’intelligence politique retrouve vie. Pour Errejon assurément, Gramsci n’est pas le penseur d’hier, mais bien plus sûrement celui de demain.