Ce n'est peut-être qu'une question accessoire dans le tentaculaire dossier Clearstream, mais elle ne manquera pas d'être soulevée. Est-ce que le chef de l'Etat peut se constituer partie civile? Et si oui, quelles en sont les conséquences?
Cela n'aura échappé à personne que Nicolas Sarkozy, «furieux» d'apprendre que son nom a été ajouté aux fameux listings de comptes secrets de Clearstream, s'est constitué partie civile dans cette affaire. Pour ce, comme «toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit», il a déposé plainte auprès du Procureur de la République.
La procédure, prévue par la loi, s'applique effectivement à tous les citoyens. Et elle est relativement simple: une lettre sur papier libre, datée et signée suffit. Dans l'entourage de Nicolas Sarkozy, on rappelle que le chef de l'Etat a choisi le meilleur terrain qui soit dans cette affaire - celui du droit - et il s'est comporté comme n'importe quel citoyen. «Le président de la République se sent victime, il va sur le terrain du droit (...). Quand on est victime, qu'on veut que justice soit faite il n'y a qu'une seule façon c'est d'aller sur le terrain du droit», a rappelé Jean-Pierre Raffarin, qui était Premier ministre au démarrage de l'affaire Clearstream. Pour l'avocat de Nicolas Sarkozy, Me Thierry Herzog, «aucun texte, de quelque nature que ce soit, n'interdit au chef de l'État d'introduire une action en justice». A ce titre, il est un citoyen comme les autres.
Mais pour Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, Me Herzog est très probablement le seul juriste à penser de la sorte. Et de rappeler que, selon la Constitution française, le président de la République reste quasiment intouchable pendant la durée de son mandat (art. 67). «A l'exception des crimes contre la Nation, il bénéficie d'une totale immunité pénale, à savoir qu'il ne peut être renvoyé devant un tribunal et encore moins faire l'objet d'une condamnation».
Or, selon Bonduelle, du moment que dans un dossier judiciaire l'une des parties est intouchable cela ne manque pas de fausser le jugement. Un paradoxe de surcroît renforcé par la personnalité de l'actuel président, qui n'hésite pas à saisir les tribunaux: «Si on avait un Président qui se contentait d'observer, cela poserait moins de problèmes. Mais là, nous avons un Nicolas Sarkozy qui ne se prive pas d'attaquer en justice tout en sachant qu'il est intouchable», poursuit le magistrat. Et de citer au moins trois affaires dans lesquelles le chef de l'Etat s'est porté partie civile : contre la compagnie aérienne Ryanair (pour utilisation d'une photo du couple présidentiel), dans l'affaire des poupées vaudoues à son effigie mises en vente et dans une affaire d'escroquerie bancaire.
Dans les deux premiers cas, Nicolas Sarkozy avait obtenu des condamnations et des dommages et intérêts. Mais dans la troisième, le tribunal de Nanterre a rappelé la spécificité de son statut, tout en condamnant les prévenus qui avaient réussi à soutirer des petites sommes d'argent à des personnalités en piratant leurs comptes bancaires (via un opérateur de téléphonie mobile).
«L'article 67 de la Constitution, qui prévoit l'immunité du chef de l'Etat pendant son mandat, crée une atteinte au principe de l'égalité des armes, garanti par l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) sur le droit à un procès équitable», a estimé le tribunal. Résultat, le chef de l'Etat devra attendre la fin de son mandat pour toucher des dommages et intérêts dans cette affaire. De fait, cette immunité ne permet pas à une personne éventuellement blanchie après des poursuites engagées par le président de contre-attaquer, pour «dénonciation calomnieuse» par exemple, a aussi rappelé le tribunal de Nanterre.
Une telle décision ne pouvait passer inaperçue auprès de la défense de Dominique de Villepin. Me Olivier Metzner a expliqué qu'il évoquerait «évidemment» cette «décision intéressante» lors du procès dans lequel son client est soupçonné d'avoir participé à une machination pour déstabiliser Nicolas Sarkozy.
Le Syndicat de la magistrature, très marqué à gauche, est connu aussi pour avoir une philosophie pénale à l'opposée de celle prônée par Nicolas Sarkozy. Mais sur ce coup, le tribunal de Nanterre semble avoir donné raison à Matthieu Bonduelle. Qui ne se prive pas de pointer une autre «incohérence» de ce dossier, à savoir le rôle joué par le parquet de Paris. «J'ai été surpris d'entendre, à deux semaines du procès, le procureur de Paris, Jean-Claude Marin, faire son réquisitoire sur Europe 1. En ciblant nommément Dominique de Villepin, il semble avoir choisi son camp». «Dans cette affaire, on dirait que Nicolas Sarkozy a deux avocats: le sien, et le procureur», poursuit-il. Enfin, pour Matthieu Bonduelle, ce dossier repose avec encore plus d'acuité la question de l'indépendance de la justice du pouvoir politique en France. «Nous avons de plus en plus l'impression que le parquet est dirigé par Nicolas Sarkozy», conclut-il.
Ce n'est donc que le début d'un long feuilleton judiciaire qui a toutes les chances d'aboutir, après avoir épuisé toutes les voies de recours en France, sur le bureau des juges de la Cour européenne des droits de l'homme.
Alexandre Lévy
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Image de Une: Nicolas Sarkozy Shannon Stapleton / Reuters