Culture

«Les Chansons que mes frères m’ont apprises», balade en territoire conquis

Temps de lecture : 3 min

Le premier long métrage de la réalisatrice Chloé Zao plonge avec empathie au cœur d'une communauté amérindienne du Dakota du Sud.

Les Chansons que mes frères m’ont apprises (DR)
Les Chansons que mes frères m’ont apprises (DR)

Où sommes-nous? Les images donnent des éléments de réponse –dans une région rurale, pauvre, pas chez des Européens. Les dialogues et le comportement des personnages préciseront peu à peu: aux États-Unis, chez des Amérindiens, plus précisément dans la réserve de Sioux Lakota de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud –chez les descendants de Sitting Bull et de Crazy Horse.


Le tissage de ces attachements peu à peu explicités –à un territoire, à une collectivité, à une histoire, à une mythologie, à une réalité quotidienne contemporaine– sont l’enjeu du film. Celui-ci se construit autour d’une poignée de personnages dont on découvre donc peu à peu les liens. Au centre se trouvent deux figures très remarquables, un jeune homme, Johnny, et sa petite sœur de 11 ans, Jashaun.

Empathie et éclats de vie

Johnny est trafiquant d’alcool, denrée interdite mais très recherchée dans la réserve. Il cherche à gagner de l’argent pour pouvoir accompagner sa copine, admise dans une fac à Los Angeles. C’est à dire aussi pour abandonner les siens et le territoire où il a passé toute sa vie.

Jashaun St. John et John Reddy (DR)

Évitant les manifestants indiens qui essaient de bloquer l’accès du poison distillé qui détruit la santé des individus et les liens sociaux de la communauté, affrontant les bandes rivales de trafiquants, dissimulant son projet de départ à sa mère et à sa sœur, Johnny affronte ses pulsions et ses contradictions. C’est un parcours initiatique, mais accompli de la manière la moins linéaire qui soit, en une succession de situations qui semblent d’abord détachées les unes des autres.

Il faut toute l’empathie –évidente– de la réalisatrice avec ses personnages, et ceux qui les interprètent, pour que le film engendre finalement un monde cohérent et une dramaturgie émouvante, à partir des ces éclats de vie diffractés. Il faut surtout qu’émerge l’idée que Ces chansons raconte aussi, sinon d’abord, mais de manière plus secrète, une autre initiation, celle de Jashaun.

À la fois très liée à son frère et suivant son propre chemin, c’est-à-dire comme plus ou moins tout le monde dans la réserve bricolant comme elle peut inscription dans le monde contemporain, survie matérielle et appartenance à une civilisation qui, malgré le génocide, la misère et les addictions, ne s’est as reniée, celle-ci suit un parcours qui, pour être en pointillés, n’en donne pas moins sa cohérence au film.

Paysages vertigineux

La manière de filmer permet aussi de faire belle place à des figures plus occasionnelles, la mère, le demi-frère passionné de rodéo, le flic de la réserve, une jeune routarde à qui Johnny ne déplaît pas, et surtout une étonnante figure de marginal musicien, poète, graphiste et tatoueur.

Elle permet également de suggérer, sans le montrer, la figure de ce père qui a multiplié les gosses avec une dizaine de femmes différentes, ivrogne mort dans sa maison en feu. Et encore les paysages vertigineux des Badlands, le mix de hard rock et de chants traditionnels, de vodka et de crack, de passion pour la monte des taureaux et des chevaux sauvages, de mémoire fantasmée du western et de revendications politiques très actuelles, même si elles font écho à l’extermination et à la spoliation perpétrées au XIXe siècle.

La beauté du fil romanesque

Jashaun St. John (© Eléonore Hendricks)

Et voici que ce monde hors de tous les radars médiatiques et cinématographiques, on y entre par une porte qu’on a l’impression de reconnaître. Celle d’un cinéma rendu possible par le matériel numérique léger, un cinéma où la fiction et l’observation, la proximité avec le terrain et le sens de la mise en scène se rencontrent. Un peu partout dans le monde, et notamment dans le cinéma indépendant américain, apparaissent depuis quelques années de jeunes cinéastes curieux de situations précises, et qui parviennent à mieux les approcher, mieux les partager en ne refusant pas de les relier par un fil romanesque tout à fait reconnaissable. Loin de travestir la réalité, la fiction aide à mieux s’en approcher.

Le cas de Chloé Zhao, née à Pékin (où elle devait avoir un autre prénom), ayant étudié les sciences politiques et le cinéma aux États-Unis puis vécu plusieurs années à Pine Ridge, est, si on peut dire, singulièrement exemplaire.

Son premier long métrage se situe aux confins de multiples enjeux, narratifs (l’histoire de Johnny), descriptifs (la réalité de la vie des ces gens-là, à cet endroit-là), esthétique (la puissance d’évocation et d’émotion de la réalisatrice). Et aussi quelque chose de plus vaste, une idée ouverte, incertaine d’elle-même mais riche de promesses, de ce que signifie appartenir à un lieu et une collectivité – dimension qui a nécessairement à voir avec le parcours personnel de la réalisatrice. De la Chine au Dakota du Sud an passant par New York, puis au Festival de Cannes, cela ne fait qu’enrichir encore ce film qui ne cesse de surprendre.

Les Chansons que mes frères m’ont apprises

de Chloé Zao, avec John Reddy, Jashaun St John, Taysha Fuller, Irene Bedard, Travis Lone Hill, Eléonore Hendricks. Durée : 1h38. Sortie le 9 septembre.

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