Ce mardi soir, sur France 2, un événement de néo-culture médiatique a lieu. Pour beaucoup, la diffusion de «La Chute» est un simple événement cinématographique (oui, le film d'Oliver Hirschbiegel vaut le coup d'œil), mais pour pas mal d'autres, ce sera aussi — surtout — une résonance à un nouveau monument de la culture web.
La Chute? C'est, sur le web, avant tout cette scène où Hitler (Bruno Ganz) face à ses conseillers, apprend la fin, explose de colère, et renonce. Moment incroyable, réalisation impeccable. Moment emblématique de l'échec, de la colère et de la résignation qu'il provoque. Scène révélatrice, aussi, des coulisses des puissants qui savent aussi pousser des coups de gueule mémorables (mais on ne les voit jamais). Cette scène possède des accents universel: son personnage est le monstre, et ce qu'elle représente a été vécu par tous, l'échec, la contrariété.
Et, désormais, scène culte en ligne, donc. On ne sait pas vraiment quand ni comment cela a commencé (comme pour la plupart de ces éléments de culture web qui circulent ainsi par appropriation-transmission), mais, depuis quelques mois, le phénomène a explosé en dehors des frontières américaines, où il est né. Désormais, ce sont des milliers de ces scènes qui circulent, et naissent, jour après jour. Le principe est simplissime : il suffit de sous-titrer la scène avec ce qu'il faut de sous-titres associés à l'actualité.
Récemment,en France, cela a été un florilège. Brice Hortefeux y a eu droit, Ségolène Royal aussi. Barack Obama est cité des dizaines de fois, évidemment. Ne sont pas évoqués que des moments historiques: on parle de jeux vidéo, des histoires de tests de maths ratés, de bugs informatiques, de pizzas qui ont du mal à arriver, etc.
Comme tout mème, cette vidéo et ses versions connaissent des sorts différents. Parfois, c'est la réaction imaginaire d'Hitler qui est invoquée (devant l'élection d'Obama, par exemple, ou un bug informatique); parfois, c'est un politique, un puissant (Brice Hortefeux, exaspéré par le buzz de la vidéo de l'unievrsité d'été de l'UMP); mais c'est souvent aussi un petit, un comme nous, comme dans la vidéo de Monsieur Lâm, où c'est un développeur qui s'énerve devant le gâchis du site de Ségolène Royal. Mieux encore, le mème boucle: c'est Hitler lui-même qui s'énerve de devenir objet de parodies ridicules.
J'ai montré cette vidéo à un ami, lors de l'épisode Hortefeux. Elle m'avait fait éclater de rire. Lui n'a pas compris: Brice Hortefeux n'est pas Hitler, faire ce rapprochement signifie aller trop loin. J'ai eu beau lui expliquer que l'enjeu de la vidéo, ce n'était pas le rapprochement avec Hitler, mais autre chose, il n'a pas goûté la plaisanterie. Alors, je me suis mis à douter. Avais-je vraiment passé trop de temps sur 4chan, sur l'encyclopedia dramatica, à rire de lolcats et de star wars kid? Et puis non, en fait.
Ici, ce n'est pas Hitler qui est en cause. C'est l'imaginaire d'un homme en colère, dans un scène qui choque. Mais c'est une scène éminemment fictionnelle, reprise, travaillée et transmise par des personnes nées dans les années 80, pour lesquelles le tabou sur Hitler n'est pas le même. Il ne s'agit pas de comparer Obama à Hitler, de faire de cette vidéo un point Godwin. La force du mème inventé est là, évidente: les scènes gênent, font rire, et expriment la rage absolue, exprimée par le pire des monstres.
C'est un recyclage de cette sous-culture, la nôtre, celle qui se crée ici. Le point Godwin fait partie intégrante des discussions en ligne: on sait que toute discussion sur un sujet polémique va finir dans l'évocation du monstre absolu, Hitler. Cette vidéo est en quelque sorte son remède. C'est ainsi qu'il faut comprendre la culture de ces adolescents qui adorent lancer des concours de flame wars, ou anticiper une dérive en la lançant: une compréhension des codes sociaux qui les mènent à la parodie et la dérision.
Montrer cette vidéo à Brice Hortefeux, c'est à coup sûr se prendre une raclée, et lui faire définitivement adopter la posture de ceux qui croient que le web est devenu le problème majeur, invoqué dès qu'une controverse apparaît, comme le souligne fort justement André Gunthert. Cette petite vidéo, souvent amusante, moins simplement gratuite que toutes ces vidéos qui forment une nouvelle culture, est très révélatrice du fossé qui est en train de se créer entre ce peuple des internautes, et ceux qui n'y sont pas.
Et c'est peut-être inquiétant.
Nicolas Vanbremeersch