Un marais n'est pas un endroit où vivre sous la tente. La boue se transforme en ruisseau ou en torrent de crasse lorsque la pluie arrive, faisant grouiller les moustiques et les maladies qu'ils charrient. Les maigres matelas se détrempent et vous contraignent à dormir dans une humidité malsaine.
À Bentiu, capitale d'Unité, État du nord du Sud-Soudan, cette situation est désormais la norme pour au moins 70.000 personnes. Depuis 2013, une interminable guerre civile force les populations à partir de chez elles, fuyant les groupes armés et leurs raids d'une violence extrême. Mais sans infrastructure d'urgence suffisamment bien pensée et résistante pour gérer l'afflux de déplacés, les réfugiés intérieurs sont obligés de s'en remettre aux camps des Nations Unies les plus proches. Ces sites peuvent éclore dans des endroits inhospitaliers, autant d'expédients de fortune offrant un peu de protection à des populations toujours plus vulnérables. À Bentiu, l'urgence a fait s'installer le camp dans une zone humide. Et lorsqu'il pleut, la vie dans le marais devient exactement comme vous pouvez l'imaginer: indigente.
Au Sud-Soudan, 1,3 million de déplacés
L'an dernier, au milieu de l'été –le pic de la saison des pluies au Sud-Soudan–, les choses sont allées de mal en pis pour les déplacés de Bentiu:
«Les inondations les ont fait vivre avec de l'eau jusqu'au genou, de l'eau d’égout contaminée par les déjections et les immondices, rapportait Médecins sans frontières. Beaucoup dormaient debout, leurs enfants dans les bras».
D'autres ont préféré fuir. Encore. Le nombre de malades souffrant du paludisme a explosé, et 175 latrines allaient déborder, augmentant par la même occasion les risques d'une épidémie de choléra.
En Afrique subsaharienne, il est rare qu'un déplacé le soit une seule fois
Les réfugiés de Bentiu n'ont pas été les seuls à connaître ce sort. À la mi-août 2014, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU estimait qu'environ 70% des 1,3 million de déplacés par la guerre au Sud-Soudan vivaient dans des zones inondables.
La situation du camp de Bentiu est qualifiée de «cocktail toxique» dans un récent rapport sur les déplacements dus aux catastrophes naturelles publié par l'IDMC, un organisme de surveillance des réfugiés intérieurs basé à Genève. Cette formule résume le destin des déplacés de guerre aboutissant dans une nouvelle impasse, celle-ci creusée par Dame Nature. «En Afrique subsaharienne, il est rare qu'un déplacé le soit une seule fois», confirme Alexandra Bilak, directrice chargée de la politique et de la recherche au sein de l'IDMC, et co-auteure du rapport.
De Bosnie à l'Afghanistan, la double peine
Reste que les populations subissant la double peine de la guerre et du climat sont loin d'être confinées à l'Afrique. En Bosnie, en 2014, plus de 70% des régions touchées par de graves inondations étaient jonchées de mines terrestres semées par la guerre au début des années 1990; 700 habitations appartenant à des réfugiés allaient être détruites par les intempéries, selon les propos de Mladen Cavar, le vice-ministre de la Sécurité de Bosnie-Herzégovine, rapportés dans la Deutsche Welle. Et en Afghanistan, en 2014, un tiers des déplacés dans les provinces d'Helmand et d'Herat ont fui un mélange de violence et de sécheresse, ou d'autres calamités naturelles.
Ces quarante dernières années, le nombre de personnes déplacées par des catastrophes naturelles a augmenté de 60%
Les effets de ces déplacements répétés sont dévastateurs, tant sur un plan individuel que communautaire, précise Bilak. Ils sont aussi extrêmement problématiques en termes d'organisation des secours et de prise en charge humanitaire. «Les besoins de ces gens –par où commencer?».
Le changement climatique, facteur aggravant
Un problème qui ne fait que s'aggraver. Ces quarante dernières années, le nombre de personnes déplacées par des catastrophes naturelles a augmenté de 60%, selon les calculs de l'IDMC. Depuis sept ans, une personne est déplacée tous les secondes. Dans le monde, à la fin 2014, un conflit avait déplacé 38 millions de personnes dans leur propre pays, et 19,3 millions de déracinés intérieurs l'étaient à cause d'une catastrophe naturelle.
Mais le plus inquiétant est peut-être que 13 des 33 pays classés comme «fragiles» et «en situation de conflit» par la Banque Mondiale –une liste comportant l'Afghanistan, la Somalie et le Soudan– souffraient aussi en 2014 d'une proportion significative de «nouveaux déplacements» causés à la fois par un conflit et un fléau naturel. Pour répondre à la question évidente, le changement climatique semble jouer ici un rôle et ne cessera même d'aggraver la situation: selon un rapport de 2014 de la Brookings Institution, dans un futur proche, le changement climatique conduira à «des mouvements de populations de grande ampleur», pour lesquels «les pays en développement paieront le plus lourd tribut».
Le cercle vicieux des États fragiles
L'instabilité causée par une crise aggrave les conséquences de l'autre, ce qui génère un cercle vicieux visiblement difficile à briser.
«Ce n'est pas la faute de la nature, explique Alfredo Zamudio, directeur de l'IDMC. Si nous étions en situation de paix, avec une bonne gouvernance, les lois qui auraient pu réduire la vulnérabilité des populations [face à un désastre naturel] leur auraient permis de se réfugier dans des endroits sûrs.»
Dans ce genre de situations aussi complexes, les gens naviguent à vue à travers un archipel de conflits et de désastres
La fragilité d'un État affecte sa réaction en cas de catastrophe naturelle; il y a souvent une absence de système de réponse, pas de plans d'évacuation, de zones habitables pour des logements temporaires, ni de canaux d'assistance. Un «mélange toxique et fréquent» de guerre et de risques naturels «complique d'autant la nature déjà très changeante, précaire et extrêmement politisée du problème, ajoute Zamudio. Dans ce genre de situations aussi complexes, les gens naviguent à vue à travers un archipel de conflits et de désastres. Les personnes déplacées vont de refuge en refuge, et les acteurs humanitaires ont toujours beaucoup de difficultés à y accéder, à identifier ceux ayant le plus besoin d'assistance, avant même de pouvoir les secourir.»
Pris au piège
Le pire, pour ceux ayant déjà été déplacés par la guerre, c'est que les catastrophes naturelles peuvent parfois les piéger dans des zones dévastées et difficiles d'accès. Des gens sans papiers d'identité, comme le sont souvent les réfugiés, ne peuvent se mouvoir sans encombre lorsqu'une nouvelle crise s'abat, déclare Aurélie Ponthieu, conseillère en affaires humanitaires à Médecins sans frontières et spécialiste des déplacés. À la fin 2011, lors des inondations en Thaïlande, par exemple, les zones touchées étaient dans un tel état de chaos qu'il était très difficile de s'y rendre physiquement. Des centaines de demandeurs d'asile birmans sont restés bloqués, de crainte d'être arrêtés ou extorqués du fait de leur absence de papiers. «En réalité, le plus gros souci était de les trouver», résume Ponthieu.
Souvent, l'association entre conflit et catastrophe naturelle expose les individus les plus vulnérables d'une population à de nouveaux cauchemars. Par exemple, il y a quatre ans, quand des inondations ravageaient des zones rurales autour de Pasto, en Colombie, des groupes armés étaient en pleine campagne de recrutement d'enfants-soldats, selon l'Unicef. Au moment des inondations, les écoles allaient être transformées à la va-vite en refuges, et les enfants laissés à eux-mêmes au quotidien, ce qui allait les rendre d'autant plus vulnérables aux milices, explique Zamudio.
Les minorités, premières concernées
Les intempéries peuvent aussi dévaster des terres desquelles des communautés tiraient leur subsistance, ce qui crée un vide où viendront se greffer les trafiquants de drogue, soit parce qu'ils profiteront du chaos ambiant pour subtiliser les terres agricoles, soit parce qu'ils seront en mesure d'appâter les paysans ruinés et de les recruter. Ainsi, une zone auparavant sûre court le risque de succomber à de nouvelles pressions, «les forces en présence se serviront des populations déplacées comme d'un laboratoire pour leur emprise», déclare Zamudio.
Au Canada, depuis 2011 et les inondations au Manitoba, plusieurs communautés autochtones sont toujours logées à l'hôtel
Il est essentiel de bousculer de tels laboratoires ou, en premier lieu, d'en empêcher l’existence afin de protéger ceux qui sont d'ores et déjà marginalisés: les minorités ethniques, les femmes, les enfants, par exemple, qui subissent de manière disproportionnée les défaillances des mécanismes de réponse et les manipulations politiques, que ce soit lors de guerres ou d'autres catastrophes. Il est prouvé que des inégalités pré-existantes feront que ces populations seront les premières victimes des fragilités d'un État ou de son manque de volonté humanitaire: ce sont souvent elles qui, par exemple, n'ont pas accès à des refuges en dur et autres logements provisoires décents.
L'Occident n'est pas épargné
Les pays développés ne sont pas vaccinés contre ce problème, du moins du côté «catastrophe naturelle» de l'équation. Des études montrent qu'en 2012, lorsque l'ouragan Sandy s'est abattu sur le New Jersey, les communautés hispaniques et afro-américaines ont été les plus touchées; aujourd'hui encore, des milliers de familles ne sont toujours pas revenues chez elles à cause d'un accès difficile au crédit et autre mesures d'assistance. Et au Canada, depuis 2011 et les inondations au Manitoba, plusieurs communautés autochtones sont toujours logées à l'hôtel, selon l'IDMC.
Mais les solutions ne sont pas uniquement matérielles. De fait, le problème des déplacements intérieurs ne disparaîtra pas sous un tas d'aide humanitaire d'urgence. Ce que souligne Zamudio: «La réponse n'est pas technique –l'eau et la nourriture ne suffisent pas.» Il faut des solutions pérennes pour permettre à ces gens de rentrer chez eux, qu'importent les raisons de leur déplacement, et pour éviter que d'autres soient, à l'avenir, forcés à quitter leur domicile. L'accent doit être mis sur le développement, avance l'IDMC: une meilleure gouvernance, de la transparence, des investissements pour permettre aux gens de subvenir à leurs besoins et des infrastructures plus solides.
Un devoir d'aide
Et si ce sont les gouvernements nationaux qui sont les premiers responsables du sort de leurs déplacés, la communauté internationale «doit faire en sorte que ces gouvernements assument» cette responsabilité, selon Zamudio, en mettant l'accent sur la diplomatie et le dialogue, et sur les cadres légaux permettant de protéger les réfugiés.
Il ajoute que le monde a le devoir d'aider des populations qui n'ont pas subi qu'une fois la misère, mais deux, trois, voire plus. Parce que des guerres peuvent succéder à des tremblements de terre, des glissements de terrain, de la sécheresse, et autres catastrophes. «C'est l'une des responsabilités morales les plus fortes que le monde peut avoir», ajoute Zamudio. Laissés à eux-mêmes, les plus fragiles n'ont aucun moyen d'être secourus et de l'être de manière pérenne. «Si nous voulons un jour être en mesure de nous dire “nous avons fait de notre mieux”, alors c'est bien ces gens-là qu'il ne faudra jamais laisser sur le carreau.»