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Photo d'Aylan Kurdi: «Je trouve ça intéressant que la presse française ait pris le temps de la réflexion»

Temps de lecture : 7 min

Pourquoi les quotidiens et sites web hexagonaux ont publié beaucoup plus tardivement que leurs confrères européens la photo de l'enfant syrien.

L'édition du 4 septembre 2015 du Monde.
L'édition du 4 septembre 2015 du Monde.

Début septembre, une embarcation a sombré, quelque part au large de l’île grecque de Kos. Douze personnes sont mortes, toutes des migrants cherchant à gagner l’Europe ou l’Amérique du nord, la plupart pour fuir le conflit en Syrie. Parmi elles, Aylan Kurdi, âgé de 3 ou 4 ans, dont le corps a été retrouvé par les garde-côtes turcs.

Une photographe de l’agence de presse Dogan est présente quand son corps est récupéré sur la plage. Nilufer Demir va prendre plusieurs photos qui ont depuis fait le tour du monde. «Quand je l'ai vu, je suis restée figée, glacée. Il n'y avait malheureusement plus rien à faire pour cet enfant. J'ai fait mon métier», a expliqué la photographe à CNN-Türk avant d’ajouter: «Je voulais juste montrer la douleur que je ressentais quand je voyais Aylan.» Le jeudi 3 septembre, partout en Europe, de nombreux journaux ont repris deux des nombreuses photos prises par Nilufer Demir et ont revendiqué pleinement leur choix.

Partout en Europe? Pas exactement. En France, la plupart des quotidiens papier et des sites web n'ont pas publié la photo dès les premières heures de la matinée, jeudi 3 septembre. Seul le quotidien régional La Montagne, dont le rédacteur en chef a estimé qu'il s'agit là d'une «information, d'un symbole», a choisi de diffuser l'image dans sa version papier ce jour-là, mais seulement en page intérieure, à l'inverse de très nombreux journaux européens qui l'ont affichée en une. Plusieurs sites internet ont diffusé les images dès mercredi, mais c'est Le Monde, le seul à sortir en kiosque en milieu de journée et donc à bénéficier de plusieurs heures supplémentaires de réflexion, qui a été le premier journal français à publier la photo d'Aylan sur la première page de son édition imprimée, jeudi midi.

Les autres rédactions ont ensuite suivi le mouvement en publiant à leur tour la photo du corps sans vie d'Aylan dans leur édition imprimée, souvent en une, vendredi 4 septembre, avec donc 24 heures de retard sur la presse européenne. L'Humanité ou La Dépêche du Midi ont ainsi décidé d'en faire la une de leur édition papier.

Comment expliquer cette «frilosité» de la presse française? Les rédacteurs en chef de l'Hexagone ont apporté des réponses différentes pour justifier leur retard à l'embrayage ou leur choix de non-publication.

Johan Hufnagel, directeur des éditions de Libération (et ancien rédacteur en chef de Slate.fr), a expliqué sur le site du journal jeudi soir que sa rédaction ne «l’a pas vue»:

«Pour être précis, ceux qui l’ont vue ont eu un mouvement de recul (la première image diffusée par les agences est un gros plan d’Aylan) ou n’ont pas tiré le signal d’alarme. […] Mais cette erreur, collective, ne doit pas remettre en question notre suivi de la question des réfugiés. Nous n’avons pas, à Libération, attendu de publier les photos d’enfants morts pour raconter les drames de cette guerre, l’inaction des gouvernements.»

C'est dans cette optique que la couverture de Libération, ce 4 septembre, montrait des migrants en péril en mer avec un titre simple mais évocateur: «Agir».

La version française du site du Huffington Post, en revanche, explique avoir relayé le «phénomène en fin d’après-midi (du jeudi 3 septembre), sans publier la photo, par pudeur et respect de la dignité humaine. […] Clairement, la presse française (nous compris) n'aura pas été à l'origine de cet ébranlement émotionnel international». Le site a depuis choisi de diffuser la seconde image, montrant l’homme portant l’enfant.

La Croix a carrément choisi de ne publier aucune des photos, justifiant sa décision par sa volonté de respecter la victime, comme l'écrit le directeur du journal, Guillaume Goubert:

«Nous n’avons pas publié cette image et nous ne la publierons pas en raison de l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine. Nous nous l’interdisons par respect pour la mémoire d’une personne et pour la douleur de ses proches.»

Dans son éditorial, le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, rappelle lui que son journal «a déjà publié des photos d’enfants morts, notamment lors de l’attaque chimique d’un quartier de Damas par la soldatesque de Bachar Al-Assad en 2013. Nul voyeurisme, nul sensationnalisme, ici. Mais la seule volonté de capter une part de la réalité du moment».

Le site de Ouest-France a également reproduit jeudi après-midi une autre photo du garde côte, mais que l'on voit de dos et qui a été recoupée pour éviter que le cadavre y figure (depuis, une autre photo a été rajoutée). Son rédacteur en chef, François-Xavier Lefranc, raconte à Slate.fr les débats qui ont animé la rédaction et qui l'ont conduit à publier la photo en page intérieure dans l'édition du 4 septembre. Un choix difficile pour un média qui se refuse habituellement à montrer des photos traumatisantes, notamment dans sa rubrique faits divers, et dont la charte éditoriale revendique de «dire sans nuir, montrer sans choquer»:

«On a eu un vrai débat au sein de la rédaction, qui portait sur les questions suivantes: cette photo est-elle choquante ou est-elle terriblement émouvante? La rédaction a tranché en affirmant que l'image n'était pas sanguinolente. Cette photo nous pousse dans nos retranchements et nous ouvre les yeux. La vraie question était de savoir si nos lecteurs pouvaient recevoir cette photo et depuis qu'on l'a publiée, on a reçu de très nombreux messages de soutien de nos lecteurs. Je trouve ça très intéressant que la presse française ai pris le temps de la réflexion pour savoir s'il fallait publier ou non cette photo. Le débat est quelque chose de positif. À l'étranger, j'ai l'impression que des journaux ont parfois publié sans vraiment réfléchir.»

Mais au-delà de ces différences de traitement ou d’éventuels ratages, comment expliquer la frilosité de la presse française face à l’horreur, alors que le reste de la presse européenne s’est emparée de l’image comme d’un étendard? Par le passé, d’autres polémiques ont éclaté et des médias ont été accusés «d’atteinte à la dignité humaine», mais il s’agissait de diffusion d’images montrant des meurtres et des assassinats.

Les quotidiens français refusent de céder à l'émotion

De manière générale, pour Emmanuel Taïeb, professeur de science politique à Sciences Po Lyon et auteur d’un article intitulé «Faut-il montrer les images de violence?» sur le site La Vie des idées, il y a en France un refus très particulier des images violentes et pas seulement parce qu’il ne faut pas heurter la sensibilité du lecteur:

«Il existe depuis longtemps une division du travail entre les journaux français, explique t-il. D’un côté, la presse généraliste, qui se veut noble, raisonnée, et de l’autre, une presse plus populaire. La presse intellectuelle pense que ce genre de photo va lui poser problème par rapport à sa ligne éditoriale car elle refuse que l’émotion ne l’emporte sur la raison et fasse appel à nos plus bas instincts.»

Emmanuel Taïeb tient également à rappelle que la photographie et les quotidiens ont longtemps fait ménage à part. «Par exemple, Le Monde a longtemps été publié sans photo en une. Cette photo fait exception, mais on peut penser que le journal a voulu envoyer un message aux autres journaux, aux lecteurs et au gouvernement.» On peut donc estimer que Le Monde a voulu aller dans le sens de certains pays, comme l'Allemagne qui a annoncé qu'elle arrêterait de renvoyer les réfugiers syriens. D’ailleurs, dans son éditorial, Jérôme Fenoglio écrit: «Peut-être faudra-t-il cette photo pour que l’Europe ouvre les yeux. Et comprenne un peu ce qui arrive.»

Les journaux français ont aussi une culture de l'image différente de leurs homologues britanniques ou allemands –pour ne prendre que ces deux pays en exemple–, où la presse tabloïd (inexistante en France) n'hésite pas à publier des photos choquantes ou des photomontages osés, influençant grandement les pratiques des autres médias. Aux côtés du Sun ou du Daily Mail, deux tabloïds, les quotidiens britanniques dits «sérieux» comme le Guardian ou le Times, n'ont pas hésité eux non plus à publier en une la photo d'Aylan dès le 3 septembre au matin.

Nous avons contacté la célèbre agence photographique Magnum pour savoir si les médias britanniques étaient moins «frileux», ou plus «trash», c'est selon, que les rédactions françaises dans leurs commandes de photos, mais on nous a expliqué «qu'il n'y avait pas de véritables différences entre les grandes rédactions françaises ou européennes dans le choix des photos sensibles».

L'enfant mort a plus d'impact sur le lecteur

Pour revenir à l'image qui a secoué les décideurs de médias français, leur force réside aussi dans le fait qu’il s’agisse d’un enfant, la distinguant des nombreuses images de mort liées aux migrants qui défilent dans les médias, représentant pour la plupart des adultes. Jean-Marie Charon, spécialiste des médias, a expliqué à 20 Minutes qu’il s’agit «d'une question de traditions journalistiques et culturelles, qui a conduit des rédacteurs en chef à considérer que les photos de l’enfant mort étaient trop dures, ou que l’approche était trop brutale par rapport à un phénomène complexe.» Certains parents, en Occident, ont pu effectivement se dire «cet enfant aurait pu être le mien» (The Independent a par exemple intitulé la photo «Somebody's child», «l'enfant de quelqu'un»). «Cela complique encore plus le travail des rédactions françaises, qui ne veulent pas trop heurter le public», estime Emmanuel Taïeb.

Reste à savoir si, comme l’espèrent les médias désormais, une seule image aura le pouvoir d’entamer une évolution dans les mentalités. Mais plus qu'un véritable changement dans la politique migratoire européenne, c'est peut-être du côté des rédactions qu'il faut regarder. Les décideurs des rédactions françaises auront eu réflexion dans leur rapport à l'image et feront peut-être évoluer leur traitement éditorial de la photo dans le futur.

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