Culture

Difficile de protéger l'humour sur les réseaux sociaux: la preuve avec The Fat Jew

Temps de lecture : 5 min

La star d'Instagram The Fat Jew, coupable de «vol» de blagues, fait l'objet d'une polémique outre-Atlantique. Une controverse qui soulève la question du respect de la propriété intellectuelle sur Twitter et Instagram.

Compte Twitter de Josh Ostrovsky, dit «The Fat Jew» | Capture d’écran Twitter
Compte Twitter de Josh Ostrovsky, dit «The Fat Jew» | Capture d’écran Twitter

Peu d’entre nous connaissent le nom de Josh Ostrovsky. Pourtant, si vous possédez un compte Instagram, vous avez très probablement déjà liké l’un de ses posts potaches et grinçants. Autoproclamé «le gros juif» (The Fat Jewish en VO) , cette star des réseaux sociaux s’est fait connaître en postant des blagues et des mèmes provoc’ qui remportent plusieurs centaines de milliers de likes. Parmi ses cibles de prédilection, la famille Kardashian dans son ensemble, Adam Sandler, Donald Trump, et bien d’autres. Pur produit de la LOL culture, Ostrovsky, identifiable à sa coiffure pour le moins originale (un crane rasé surmonté d’un énorme catogan) a longtemps collaboré avec Vice, où il rédigeait les légendes cinglantes de la mythique rubrique Do & don’ts du magazine.

Fort de plus de 5,8 millions de followers, ce self-made humoriste incarne le rêve Américain version 2015: devant son succès grandissant, il propose un pilote de série à Comedy Central, qui s’engage avec lui; il se voit également proposer un juteux contrat par la prestigieuse agence CAA, qui représente la crème des acteurs, musiciens et sportifs Américains dont Sean Penn, Robert de Niro, Meryl Streep, ou encore Kanye West. À la clé, des posts grassement rétribués par des marques souhaitant surfer sur l’immense popularité de The Fat Jew, en l’utilisant comme homme-sandwich 2.0.

Vindicte

Ce conte de fées moderne fait cependant grincer quelques dents: plusieurs voix de comiques s’élèvent, indignés par le fait que The Fat Jew puisse tirer un bénéfice financier d’une célébrité basée sur des blagues volées et volontairement non créditées. Le chef de file de ses détracteurs est Davon Magwood, auteur d’un tweet cynique mettant en perspective l’indignation provoquée par la mort de Cecil le Lion, et l’indifférence notoire des citoyens face au nombre croissant d’assassinats de noirs par la police américaine. Ostrovsky reposte sur son compte Instagram, sans citer son auteur original le photomontage légendé de l’humoriste.

The Fat Jewish doit alors affronter un véritable tollé de la part d’une meute d’humoristes professionnels et d’abonnés anonymes écœurés. La chaîne Comedy Central rétropédale, et annonce que le projet de série a été annulé. Devant la vindicte virtuelle dont il fait l’objet, The Fat Jew accorde une interview mea culpa à Vulture, le supplément entertainement du New York Magazine.

Embarrassé, le wannabe comique s’y justifie plutôt maladroitement, sans convaincre:

«J’ai toujours maintenu que j’étais un commentateur. Un curateur, à l’avant-garde de ce qui est cool et drôle. Il y a certainement une partie de moi qui n’avait pas réalisé que la plateforme avait tellement grandi, et que ma voix y était devenue aussi forte. [...]

Je vais revenir en arrière , et tout attribuer aux auteurs. Je veux mettre en lumière ces gens qui disent des choses drôles. C’est bon pour moi, et bon pour Internet. Et j’’aime Internet plus que j’aime tout membre de ma famille biologique. Je veux que les gens brillent.

J’espère que les internautes m’enverront des e-mails, et diront: “Puis-je être crédité?” Je n’ai jamais eu l’intention de faire croire qu’il s’agissait de mon propre contenu.»

«Courses sur le Web»

Mais peut-on réellement se réclamer de la paternité d’une vanne à l’heure des réseaux sociaux? Le pillage de blagues qu’ont subi les «victimes» de The fat Jewish est malheureusement le lot quotidien des comiques et des auteurs.

Tarik Seddak, auteur pour Canal + et M6, confie:

«Oui, ça m’est déjà arrivé. C’est toujours très frustrant de voir un tweet qui n’a eu que quatre ou cinq RT être retweeté 500 fois sur un compte qui ne fait qu’agréger du contenu. Quand tu es auteur professionnel, tu vois surtout des gens profiter de ce qui est pour toi un travail, et s’approprier ton talent.

En France, il y a une vraie culture du plagiat: Coluche a copié des vannes sur Alphonse Allais, et Michel Leeb a pompé des éléments du spectacle de Dany Kaye

Tarik Seddak, auteur pour Canal + et M6

Mais il ne s’agit pas que de tweets: sur Facebook, avec la multiplication des pages d’agrégation de contenus, tel Dahk’man, on voit de plus en plus apparaître des vidéos volées qui ne citent pas les noms des auteurs.

Et puis, en France, il y a une vraie culture du plagiat: Coluche a copié des vannes sur Alphonse Allais, et Michel Leeb a pompé des éléments du spectacle de Dany Kaye. La seule manière pour moi de lutter contre le plagiat, face aux cas avérés, c’est le shaming: utiliser sa communauté pour mettre la honte aux plagiaires. Et si il s’agit de vidéos, demander à la plate-forme de bloquer celles-ci.»

Edouard Pluvieux, auteur de one man shows pour plusieurs comiques stars, confirme:

«Ça m’est arrivé, oui. Plusieurs fois. Les humoristes ne peuvent pas se protéger sur Internet. Quand tu mets une vanne en ligne sur un compte Instagram ou Twitter, tu SAIS que, si elle bonne, elle sera reprise, c’est comme ça. Mais comment prouver que quelqu’un n’a pas juste eu la même idée que toi, en toute bonne foi?

D’un autre côté, nombreux sont les humoristes qui font leurs courses sur le Web. Le nombre de vannes de Twitter que tu retrouves dans des shows, c’est dingue. Avant, certains humoristes piquaient aux autres, notamment aux étranger. Maintenant, ils piquent aux gens brillants qui postent sur le Web. La seule protection est l’éthique. Autant dire que personne n’est à l’abri.»

Propriété intellectuelle

Un point de vue partagé par les spécialistes en propriété intellectuelle. Faire valoir ses droits sur une blague? Quasiment mission impossible. Pour Clara Kane, juriste en propriété intellectuelle et du numérique, il est délicat de parler de plagiat dans le cas de The Fat Jew:

«Si j’étais son avocate, je rappellerais la chose suivante: qu’est-ce que la propriété intellectuelle permet de protéger? Réponse: une œuvre originale, et mise en forme. Dans le cas de posts Instagram, la mise en forme est caractérisée. Mais sur l’aspect original? Pour être qualifié d’original, un contenu se doit de refléter l’empreinte de la personnalité de l’auteur. C’est là que cela devient problématique.

De plus, du fait des conditions d’utilisation, ce qu’on poste sur les réseaux sociaux ne nous appartient pas. La plateforme devient contractuellement propriétaire de nos photos, et du contenu de nos posts. Impossible donc de se réclamer d’une quelconque propriété intellectuelle!

Enfin, il faut réussir à établir le lien entre délit et préjudice: comment le vol d’une simple blague isolée permet le gain de millions de followers? Les comiques Américains ont toute légitimité à protester contre les agissements de The Fat Jew, mais pour obtenir réparation en justice, je leur souhaite bonne chance.»

Nina Gosse, juriste en propriété intellectuelle, tient à peu de choses près le même discours:

«Clairement, un texte humoristique –comme toute création– peut bénéficier de la protection du droit d’auteur dès lors qu’elle est originale. Un tweet n’y échappe pas. Après, toute l’ambiguïté réside dans cette notion d’originalité. Si, en théorie, on peut considérer les agissements de The Fat Jew comme du plagiat, en pratique cela peut être plus compliqué à prouver lorsqu’on parle d’un tweet de 140 signes. C’est vraiment trop court pour permettre d’atteindre le niveau de créativité requis.»

Victime de son succès, The Fat Jew fait amende honorable et s’applique désormais à créditer consciencieusement tous les auteurs des blagues qu’il a repostées sur son Instagram, et qui ont contribué à son immense notoriété. Un cas qui fera jurisprudence, et déjà qualifié à l’unisson par la presse US de game-changer.

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