Culture

«Fuck les nuances», ou quand les sciences humaines font du surplace

Temps de lecture : 6 min

Une maladie s'est répandue chez les théoriciens du monde universitaire: l'art de couper les cheveux en quatre, d'exprimer mille fois la même chose sous un angle différent, semble être devenue la règle. Pire: le gage d'un travail universitaire sérieux. Un sociologue dit «Stop!» (ou plutôt: «Fuck!»).

 BORNE KILOMETRIQUE VU INTERIEUR  par alainalele via Flickr CC 2.0 License by
BORNE KILOMETRIQUE VU INTERIEUR par alainalele via Flickr CC 2.0 License by

Si vous lisez de temps en temps des écrits de sciences humaines ou que vous vous rendez parfois à des conférences, vous vous êtes très certainement déjà ennuyé à lire ou écouter un passage qui vous semblait répétitif, ou évident. Alors qu’à l’énoncé d’un concept et de sa description votre esprit s’est réveillé et votre appétit théorique a été aiguisé, la suite –une longue litanie décrivant les différentes facettes d’un concept que votre intelligence a déjà saisi– vous a tout de suite renvoyé dans votre état de léthargie.

Pour le caricaturer: oui, on peut préciser quand on regarde une table qu’il s’agit là «d’un objet généralement à quatre pieds utilisé pour manger dans une position confortable», mais enfin, est-ce vraiment intéressant?

Bis repetita non placent

Il semblerait parfois que ces nuances inutiles soient devenues une véritable déformation professionnelle de bons nombres d’universitaires, comme si, plutôt que de dire simplement «Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour», il était convenu qu’il fallait réexpliquer immédiatement la chose de différentes manières:

«Vos yeux beaux d'amour me font, belle Marquise, mourir» puis...

«Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d'amour me font» puis enfin…

«Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d'amour»...

...à la manière du Maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme (visiblement, les contemporains de Molière souffraient déjà des mêmes problèmes, et ils étaient surtout l’apanage des philosophes). Bis repetita non placent.

«Anti-théorique»

Si ces universitaires sont vos amis et que vous leur expliquez gentiment et en essayant d’y mettre un peu de diplomatie que tout ce qu’ils viennent de dire peut se résumer en une seule phrase («Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour» ne suffit-il pas?), ils vont généralement arguer que vous n’avez rien compris et que vous avez manqué l’essentiel: la nuance.

Ce type de nuance a envahi la théorie sociologique, un peu comme le chiendent a envahi nos jardins: elle est tellement établie qu’elle a l’air de faire partie du paysage

Kieran Healy, sociologue

C’est contre cette «nuance» vaine et réifiée, devenue systématique, que le sociologue Kieran Healy, qui officie à l’université Duke, en Caroline du Nord (aux États-Unis), est parti en guerre. Avec un titre explicite et qui peut paraître étonnant pour un article universitaire, qu’il a présenté le 24 août dernier devant la très sérieuse American Sociological Association: «Fuck nuance».

«Demander plus de nuance empêche le développement de théories intellectuellement intéressantes, ainsi que des théories qui peuvent être utiles au quotidien ou avoir une application pratique, martèle le sociologue-punk (car oui, il faut bien le qualifier de punk, même sans crête). Ce type de nuance est anti-théorique. Elle bloque le processus d’abstraction sur lequel repose la théorie. Mais aujourd’hui elle a envahi la théorie sociologique, un peu comme le chiendent a envahi nos jardins: elle est tellement établie qu’elle a l’air de faire partie du paysage.»

Facile ajout de la complexité

Attention, il ne s’agit pas de s’insurger contre toutes les nuances, mais contre un certain type de nuance qui n’apporte rien (ou si peu) au débat et à la théorie en question. Un type de nuances que Kieran Healy appelle «Actually-Existing Nuance» et qui correspond au type de nuance actuellement développé dans les sciences humaines, d’où son nom de «nuance qui existe dans les faits» (par opposition à la véritable nuance, qui, elle, est justifiée), qu’on pourrait traduire par la «Soi-disant Nuance» (pour garder les trois mots). Voici comment Kieran Healy la définit:

«Cela consiste à rendre [...] une théorie plus “riche” ou plus “sophistiquée” en y ajoutant de la complexité, généralement en y ajoutant une dimension, un niveau ou un aspect, mais sans qu’il y ait de lien de structure ou de spécification forte entre les nouveaux éléments et ceux qui existent déjà. [...] Inventer des idées captivantes ou intéressantes est assez difficile, donc il est toujours plus facile d’ajouter un peu de complexité que d’en retrancher.»

Piège de la précision

Kieran Healy définit ensuite trois types de pièges qui guettent le sociologue, correspondant à trois types de nuances. Le premier type émane, dirions-nous, plutôt de l’empiriste obsédé par le besoin de coller au réel. Il consiste à décrire le concept ou son application en détails. C’est la nuance que le sociologue appelle «fine-grain», et qu’on pourrait traduire par «piège de la précision». «Nous perdons des informations en voulant ajouter des détails», écrit-il, et obscurcissons notre propos en voulant être trop précis. Paradoxe que les journalistes et que tous ceux qui écrivent connaissent bien (fallait-il d’ailleurs entrer dan le détail de ces trois pièges pour cet article grand public?).

Pourtant, la sociologie est remplie d’études de cas tellement précises et détaillées que, selon Kieran Healy, elles n’aident pas le lecteur à y voir plus clair, elles évitent simplement au sociologue de penser réellement (et même, d’un point de vue politique, de trancher, pourrions-nous ajouter, car, si une théorie est si nuancée qu'elle en devient inutilisable pour l'action, c'est aussi une façon pour le théoricien de prévenir toute utilisation de son œuvre).

Piège du raffinement

Le deuxième piège est celui du raffinement, qui est le propre du «connaisseur» ou de l'esthète (Healy emploie le terme de «connoisseur»), homme qui trouvera toujours à redire à une théorie pour le simple plaisir de jouer avec les mots et les idées (et accessoirement de se faire remarquer par l’auditoire de la conférence). «Les connaisseurs ont leur petit moment d’extase esthétique et de violence symbolique lorsqu’ils insinuent que la personne qui essaie de simplifier les choses est, hélas, un peu moins sophistiquée qu’eux.»

Certaines théories reposent sur des prémisses fausses, ou incomplètes. Mais elles ont été extrêmement productives

Les sociologues de ce type ne recherchent pas vraiment la vérité, estime Kieran Healy. Mais si l’esthète n’a pas forcément besoin de produire des statistiques et des nombres pour apporter quelque chose à sa discipline, au moins devrait-il produire une pensée «intéressante», selon le critère défini par Murray Davis.

Piège du raisonnement à l'infini

Le troisième piège est celui de l’«enfermement conceptuel» («conceptual framework») ou «cadre conceptuel», soit la tendance à enfermer un discours dans une précision d’arguments et de réfutations d’objections possibles. Cette tendance conduit aussi à passer à côté de choses intéressantes. Certaines des théories les plus importantes du siècle dernier reposent en effet sur des prémisses qui peuvent paraître fausses, ou incomplètes. Mais elles ont été extrêmement productives.

L’économiste Gary Becker, soulignait Michel Foucault, cité par Healy, est l’un des premiers à avoir appliqué la théorie économique à la sociologie. Il a essayé d’expliquer les comportements des criminels, des personnes qui se droguent, des membres d’une famille en les considérant comme des «agents rationnels», dont le but est de faire les meilleurs choix possibles, en fonction de calculs coûts-gains. Sa théorie a considérablement enrichi la sociologie, le droit et a donné lieu à de nouvelles applications pour la micro-économie. Pourtant, ses prémisses –celle d’un agent rationnel– sont une simplification abusive de l’être humain, uniquement considéré dans son versant égoïste.

Trancher dans la nuance

Cette idée a été critiquée par de multiples penseurs, à tel point que Pierre Bourdieu tint lui-même ces propos (avant d’effectuer sa propre critique):

«Il n'est pas de critique des présupposés de l'économie, pas de mise en cause de ses insuffisances et de ses limites qui n'ait été exprimée, ici ou là, par tel ou tel économiste.»

Cet axiome était donc unanimement reconnu comme abusif…. Il n’en était pas moins diablement efficace, et intéressant.

À qui devrions-nous donc accorder plus de crédit: aux théories porteuses de la «Soi-disant Nuance» ou aux idées qui tranchent (vraiment, et sans vernis de nouveauté) sur les catégories existantes (et qui donc, comme toutes les nouvelles idées, risquent de se voir taxées d’irréalistes et de non nuancées)? Les sciences humaines ont-elles besoin aujourd’hui de plus ou de moins de cette précision maladive et faussement sérieuse? Comme le conclut Kieran Healy, théoricien fortement peu nuancé en ce sens:

«I say, fuck it.»

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