Dans la guerre que les fabricants de vaccins livrent au virus de la grippe H1N1, ceux-ci ont remporté la première bataille: selon les résultats des essais vaccinaux dévoilés la semaine passée, les vaccins, désormais en phase de production, semblent rapides, efficaces, et sans danger (en tout cas dans la limite de ce qu'un test vaccinal classique peut prouver). Mieux, une seule dose de 15 microgrammes - la dose standard du vaccin de la grippe saisonnière - fonctionne, nul besoin pour produire suffisamment d'anticorps d'une dose de 30 microgrammes ou, pire, de deux injections de 30 microgrammes espacées de 2 à 4 semaines, comme les responsables sanitaires le craignaient initialement.
Ces résultats vont permettre de doubler ou quintupler la quantité de vaccins actuellement en cours de fabrication dans les usines en Europe, au Canada ou ailleurs. (Les Etats-Unis produisent très peu de vaccins ; nos usines sont trop occupées à fabriquer des médicaments plus rentables - antidouleurs, antidépresseurs ou autres pilules contre les dysfonctionnements érectiles.) La grippe porcine pourrait-elle quand même aller plus vite que l'élaboration du vaccin? Laissons pour le moment de côté cette importante question. Si les efforts se poursuivent à cette allure et que le pic de grippe se situe plutôt aux alentours de Noël que de Colombus Day (mi-octobre), nos réserves de ce puissant et efficace vaccin seront prêtes pour débarrasser rapidement les Etats-Unis du virus, épargnant jusqu'à 50 000 vies.
Et si on pouvait sauver deux à quatre fois plus de vies en vaccinant 200 à 300 millions de personnes supplémentaires dans le monde?
On aurait pu, mais les Etats-Unis en ont décidé autrement quand ils ont commandé les vaccins. Les vaccins qu'ont commandés en mai beaucoup d'autres pays contiennent des adjuvants, des substances qui, en stimulant la fabrication d'anticorps, réduisent de moitié ou plus la quantité d'antigènes (le pseudo-agent infectieux) dont un vaccin a besoin pour être efficace. Mais les Etats-Unis ont commandé quasi uniquement des doses sans adjuvant. Des vaccins qui requièrent plus d'antigènes mais qui sont plus sûr, au moins en théorie. Cette sécurité a toutefois un prix: les réserves des précieux antigènes s'épuisent ainsi beaucoup plus vite et des centaines de millions de personnes ailleurs dans le monde ne pourront pas être vaccinées.
Pas question d'être trop catégorique à ce sujet, beaucoup de virologues et de spécialistes de la santé publique ont des doutes concernant les adjuvants. Les vaccins adjuvés ont une autre façon de fabriquer des antigènes et contiennent, contrairement aux autres vaccins, des substances comme des sels d'aluminium ou des huiles minérales. Cela les rend plus complexes. Comme c'est le cas pour beaucoup de médicaments, m'ont expliqué des virologues, personne ne sait précisément comment les adjuvants fonctionnent vraiment. Certains - mais on ne les utilise généralement pas sur l'homme - ont de graves effets secondaires (dégénérescence articulaire, lésions tissulaires, inflammations). Lors de la fausse alerte de grippe porcine de 1976-1977, un vaccin adjuvé a été distribué à 48 millions de personnes ; à peu près 500 ont développé le syndrome de Guillain-Barré, une maladie auto-immune paralysante, 25 sont mortes. Ce mélange d'adjuvants n'est plus utilisé.
Toutefois, comme l'explique l'excellent blog 'Effect Measure', les vaccins plus conventionnels présentent aussi de tels risques d'effets secondaires, certes minimes, mais c'est après tout uniquement de risques minimes dont il est ici question. (Ces risques sont trop minimes pour apparaître au cours des tests vaccinaux. Quand des vaccins ont de sérieux effets secondaires - c'est rare - ceux-ci ne se manifestent généralement qu'une fois que 500 000 à un million de personnes ont été injectées, ils ne sont pas visibles lors de tests réalisés sur quelques centaines de volontaires, comme ceux dont les résultats ont été publiés la semaine dernière.) Si les versions sans adjuvant sont historiquement plus sûres, cet avantage est minime et il varie considérablement selon les adjuvants utilisés.
Au final, même si le vaccin non adjuvé contre la grippe porcine, «plus sûr», s'en est bien sorti lors des tests publiés la semaine passée, il est toujours possible qu'il s'avère en réalité peu efficace - la probabilité est faible, mais probablement plus haute que pour la version adjuvée qui a été testée. Le vaccin non adjuvé déclenche une réponse immunitaire élevée. Mais les tests supposent que ce niveau d'anticorps résistera à la grippe porcine autant que le même niveau d'anticorps résiste à la grippe saisonnière. Cette hypothèse est très certainement valide, mais ne pourra être prouvée qu'une fois que des dizaines de millions de personnes vaccinées auront été exposées au virus. C'est pourquoi ce vaccin non adjuvé présente un tout petit risque supplémentaire - aussi dangereux en fait que le risque d'effets secondaires du vaccin adjuvé - celui de ne pas bien fonctionner. Si c'est le cas, on regrettera de ne pas avoir choisi la version adjuvée, plus costaude.
Comment décider alors quel vaccin commander?
Tout dépend de la façon dont vous formulez la question. Les centres de contrôle et de prévention des maladies se sont demandés - et c'est ce que la plupart des Américains veulent aussi savoir - quel vaccin était «le plus sûr». Sur ce point, la version non adjuvée, qui présente légèrement moins de risques, l'emporte de peu.
Mais au Canada, en Europe, en Asie, aux Nations Unies et à la Fondation Gates, des spécialistes de la santé ont plutôt demandé : «Quel vaccin nous permettra de protéger le plus de gens possible?». Ici, c'est la version adjuvée qui l'emporte plus franchement, parce qu'elle nécessite environ moitié moins d'antigènes par dose. (Le gain d'efficacité varie selon l'adjuvant et le vaccin. Pour certains vaccins, les adjuvants vous permettent de fabriquer plus de trois fois plus de doses. Pour le vaccin contre la grippe porcine, c'est deux fois plus.) C'est la raison pour laquelle le Canada, l'Europe et bien d'autres pays ont surtout commandé des versions avec adjuvants.
Le pire, c'est que l'adjuvant utilisé dans les vaccins contre la grippe porcine, le MF59, est utilisé depuis 12 ans en Europe et au Canada dans les vaccins contre la grippe saisonnière. Et ces vaccins n'ont pas plus d'effets secondaires que nos vaccins américains, non adjuvés. Ils semblent relativement sûrs. Vincent Racaniello, éminent virologue de l'Université de Columbia qui tient le Blog de virologie, m'a expliqué que ses collègues européens étaient effarés que les Etats-Unis n'utilisent pas les vaccins adjuvés contre la grippe saisonnière. «Ils pensent que nous sommes barges. Ils ne comprennent pas.»
Sentiment anti-vaccin
Mais, m'a fait remarquer Racaniello, ce que ses collègues européens ne comprennent vraiment pas - et ce que les responsables sanitaires américains, eux, comprennent tous trop bien - c'est que le sentiment anti-vaccins est tellement fort aux Etats-Unis et que les scientifiques ont tellement peu confiance en eux, qu'il est politiquement impossible d'opter pour des vaccins adjuvés, même si ce serait une décision de santé publique plus intelligente.
«Impossible de se débarrasser de cette méfiance», résume Racaniello.
Nous avons donc commandé, sans jamais ou presque discuter des conséquences, 195 millions de vaccins sans adjuvants, qui contiendront assez d'antigènes pour fabriquer 380 millions de vaccins adjuvés. Pire, sur ces 195 millions de doses, nous n'en utiliserons certainement que 60 à 100 millions, étant donné notre aversion pour la vaccination. Plus de 100 millions de doses pourraient ainsi finir à la poubelle.
Notre aversion pour les vaccins est forte. Elle s'accompagne d'une méfiance croissante envers la science et la médecine et d'un individualisme acharné qui fait fi de la santé publique. Tout cela nous a conduits à priver le reste du monde de 200 à 250 millions de doses. Même si le virus continue de progresser de façon relativement douce - il tue à peu près autant que la grippe saisonnière mais se concentre davantage sur les adultes de moins de 60 ans, notamment les malades et les femmes enceintes - notre décision pourrait causer la mort de 20 000 à 50 000 personnes.
Il est tout à fait naturel de faire attention à soi-même et de rechercher le plus de sécurité possible. Mais de l'extérieur, tout cela n'est vraiment pas beau à voir. Notre volonté d'avoir à tout prix le vaccin le plus sûr possible nous amène à puiser deux fois plus dans les réserves, alors même que nos propres usines à médicaments se concentrent sur des produits plus rentables. En fait, nous prenons aux autres deux doses, pour n'en utiliser au final qu'une. Nous finissons un peu par ressembler à ces passagers de première classe qui, après s'être moqués du besoin de canots de sauvetage parce qu'ils étaient sur le pont, s'approprient désormais les quelques radeaux, sous les yeux des passagers des classes inférieures.
Nous pourrions bien sûr nous rattraper un peu en renonçant à la moitié des 195 millions de vaccins que nous avons commandés, puisque nous devrions en avoir deux fois trop. Mais c'est peu probable, les questions de santé et de vaccination sont bien trop politiques.
David Dobbs
Aurélie Blondel
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Image de Une: Reuters