Monde

L'Albanie, pays le plus corrompu du monde?

Temps de lecture : 10 min

Le Premier ministre aurait manipulé des prisonniers pour remporter les législatives

«C'est vrai, il n'y a pas de bandits en Albanie, parce qu'ils sont tous partis à Tirana, où ils volent en toute légalité derrière des bureaux.» Ce dicton, populaire dans l'Albanie des années 1930, est repris dans The Albanians: A Modern History de Miranda Vickers.

TIRANA, Albanie — Me voilà assis dans le bureau d'Edi Rama, maire de Tirana et artiste peintre. Rama est censé représenter le pendant albanais de Barack Obama: élu maire de l'année, ancien joueur de l'équipe nationale de basket, culminant à deux mètres (il paraît qu'il était le seul membre de l'équipe capable de dunker), rappeur à ses heures (dans un groupe appelé West Side Family—il me donnera plus tard un DVD de leur clip- vidéo ci-dessous), ancien professeur d'art, chef de la révolte estudiantine contre l'ancien régime communiste et leader populaire —populiste selon certains— du parti socialiste. Il est arrivé deuxième lors des élections législatives encore contestées du 28 juin, les plus serrées en Albanie depuis la chute du communisme.

Rama est de mauvaise humeur. Il est 17 heures ce vendredi, et on entend le muezzin de la mosquée Et'hem Bey toute proche. Tirana est assommée par une vague de chaleur, mais l'hôtel de ville, aux allures d'église, avec ses passages voûtés, ses hauts plafonds et ses vitraux, baigne dans la fraîcheur et une lumière douce. Rama porte une chemise blanche au col ouvert dont il a remonté les manches, et il sirote de l'eau glacée dans un verre à pied. Sa barbe de plusieurs jours, poivre et sel, est à peu près de la même longueur que ses cheveux coupés très courts derrière son front dégarni. Des cernes sombres, parsemées de fines cicatrices qui semblent parfois capter la lumière, soulignent son regard. Sa voix, à l'image de son comportement, est bourrue. À son poignet, un faux scarabée est fixé à un bracelet fait d'une cordelette, et son annulaire (Rama est divorcé) arbore un épais anneau d'argent incrusté d'une énorme pierre noire et ovale.

Penché sur son large bureau de bois, la tête reposant lourdement sur son poing, Rama lève à peine les yeux en parlant. Ses mots sortent lentement, entrecoupés de pauses de trois, quatre, cinq secondes. Vraisemblablement pas par prudence ou mesure, mais parce qu'il a l'esprit ailleurs. Ses yeux baissés sont fixés sur une esquisse qu'il passera l'heure à colorer lentement d'un air maussade. À sa gauche, une palette d'aquarelles et douze piles de livres reliés neufs, principalement en anglais. Derrière lui, placé en évidence, bien droit sur un comptoir, le président américain le regarde depuis la couverture de L'audace d'espérer. Des dizaines de feutres Magic Markers remplissent, au centre de son bureau, un saladier à la Gaudí dont les parois dégoulinent de bijoux rouges.

Le rouge, couleur du drapeau albanais et de la rose symbole du parti socialiste, est aussi le thème dominant de l'élégant bureau de Rama: lumière rouge-orangée qui donne l'impression que le soleil est constamment sur le point de se coucher; bois rouge sur les étagères, les portes, les stores, les tables et les boiseries; fauteuils rouges, canapés rouges, peintures rouges; rouges la coupe, la cravate, le livre (The Post-American World de Fareed Zakaria); enfin même l'agrandissement du panorama de l'ancien Tirana qui recouvre les colonnes et les murs du bureau décline des tons rouges.

Rama a été peintre expressionniste. Il a étudié puis enseigné à l'Académie des arts de Tirana. Au milieu des années 1990, il a vécu à Paris et son œuvre a été exposée dans des galeries en Albanie, à Berlin, au Brésil, en France et à New York. Cependant, beaucoup s'accordent à dire que sa plus grande réussite d'artiste est d'avoir peint Tirana elle-même. Rama raconte qu'avant son accession au fauteuil de maire, en 2000, Tirana «était la ville la plus grise, la plus poussiéreuse et dénuée d'espoir que l'on puisse imaginer.» Alors, peu de temps après son élection, il s'est mis à la peindre.

Les échafaudages ont dès lors recouvert l'architecture communiste terne de la ville, un bâtiment après l'autre; quand ils ont été démontés, Tirana était transformée: les façades conjuguaient des nuances bleues et pêche, blanches et oranges; des damiers verts et noirs, blancs, bleus et rouges; des collages rose et marron avec des taches de vert; des formes abstraites et anguleuses, violettes et dorées; des rangées et des colonnes de rectangles colorés déclinant des camaïeux jusqu'à saturation.

Mais aujourd'hui, Rama n'a pas envie de parler peinture. En fait, il ne semble pas vouloir parler du tout. «Je ne suis pas à la meilleure place,» explique-t-il. Trois mois seulement avant les élections, des sondages Zogby avaient prédit qu'il deviendrait le prochain Premier ministre. Et voilà que moins de trois semaines après, un membre de son propre parti l'appelle à reconnaître la défaite et à démissionner de son poste de chef du parti socialiste. Les autorités électorales albanaises ne tarderont pas à annoncer que le parti de Rama a perdu face au parti démocrate sortant du Premier ministre Sali Berisha, ancien président et cardiologue du Politburo, avec lequel Rama partage un passé aussi ancien qu'amer.

Sali Berisha, «habile manipulateur»

En 1997, alors que Berisha était président et que plus de la moitié des Albanais perdaient leurs économies dans l'effondrement du système des pyramides financières qui provoqua des émeutes, le pillage d'entrepôts d'armes, des insurrections et l'encerclement du QG du parti socialiste par l'armée, Rama fut sérieusement passé à tabac à coup de tuyaux en plomb par deux hommes qui auraient été engagés par Berisha. «Tout ce que je peux dire de Berisha,» me confie Rama, «c'est qu'il n'est pas le démocrate qu'il prétend être. Il n'est pas le libéral qu'il prétend être. Il n'est pas le libre-penseur qu'il prétend être. C'est juste un habile manipulateur.»

Cette habileté de Berisha s'est manifestée pour la dernière fois le 4 juillet, jour du 45e anniversaire du maire de Tirana, lorsqu'un petit parti à la gauche de Rama a accepté de rejoindre la coalition de Berisha, donnant au Premier ministre juste assez de sièges au Parlement pour gouverner. Rama me confie d'un air résigné que le chef de ce petit parti de gauche, dont les critiques de Berisha avaient été parmi les plus dures de la campagne électorale, justifie son geste avec «tout le genre de conneries qu'un politicien dit dans ces cas-là : 'Je fais ça pour le pays, et pour le peuple, et pour le bien de l'Albanie.'»

Rama passe une main sur son visage las et lève les yeux de sa peinture. «Depuis 1996» — époque où des gardes armés ont été accusés d'intimider les électeurs dans les bureaux de vote— «ce sont les pires élections de l'histoire de l'Albanie»—déclaration qui ne correspond pas aux constatations préliminaires d'observateurs internationaux de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe: «Le processus électoral a été évalué de façon un peu plus positive que lors d'élections précédentes, même si des infractions aux procédures ont été observées.» D'un autre côté, le même organisme a déclaré le comptage des voix «mauvais voire très mauvais» dans 22 sur 66 centres de dépouillement et a reporté «de nombreuses allégations de pression sur des employés du service public et des étudiants pour qu'ils participent à des événements de campagne (du parti démocrate) ou qu'ils cessent leurs activités d'opposition. Beaucoup d'entre elles ont été prouvées.»

«Des professeurs, des médecins, des infirmières: ils ont tous été forcés de quitter leur travail pour participer aux meetings de soutien du parti au pouvoir,» déplore Rama. La plupart des directeurs d'hôpitaux et d'écoles, explique-t-il, sont des membres du parti dirigeant. «S'ils organisent des meetings un samedi ou un dimanche, ils en font une activité scolaire. Ils rassemblent tous les enfants et les professeurs à l'école, et les emmènent au meeting. Je sais que c'est dur à croire, mais c'est ce qui s'est passé.» Vasilika Hysi, professeur de droit, députée récemment élue du parti socialiste et ancienne directrice du Comité Helsinki albanais pour les droits de l'homme, m'a tenu le même genre de discours. «Avant les élections, j'ai voulu organiser un meeting de campagne avec des professeurs d'élémentaire et du secondaire à Tirana. Ils me connaissaient, car je suis enseignante depuis longtemps. Je leur ai demandé si je pouvais inviter quelques journalistes. Ils m'ont répondu : 'Oui, ils peuvent venir, mais sans appareils photos, nous ne voulons pas être identifiés car nous risquons de perdre notre emploi.'»

Libérer des prisonniers dangereux pour intimider les électeurs

Et pourtant, les pires occurrences d'intimidation d'électeurs, me dit Rama, n'ont pas encore été dévoilées. «Pour être très franc, me dit-il, je ne donnerais pas cette interview si je n'avais pas un intérêt à vous dire une chose très importante, très révélatrice de la nature de notre gouvernement. Pendant la période électorale, le gouvernement a libéré un très grand nombre de criminels très dangereux. Ils les ont renvoyés dans leurs régions d'origine, surtout des régions rurales, pour qu'ils intimident les électeurs.» Rama poursuit:

«Les prisonniers disaient aux gens : 'Tu es socialiste, on ne veut pas que tu ailles voter. Si tu votes, je vais m'occuper de toi. Et je ne veux pas non plus que ta famille aille voter.' Ces régions rurales ressemblent beaucoup à l'Italie du Sud, où il y a un genre de contrôle de la mafia.»

En Albanie, les prisonniers ont droit à des «permissions» annuelles pour visiter leurs familles tout en étant supervisés par des officiers de police. Un directeur-général de la police d'État, gros fumeur, et un vice-ministre de l'Intérieur bien habillé, m'ont raconté que parfois, les prisonniers paient des pots-de-vin pour obtenir des permissions (il y a trois ans, l'Albanie a été épinglée par Transparency International comme le pays le plus corrompu du monde) mais que les prisonniers en quartier de haute sécurité obtenaient rarement des permissions. La loi albanaise, explique Rama, soumet les permissions des prisonniers à certaines restrictions: peuvent en bénéficier ceux qui ont effectué un quart de leur peine de moins de trois ans, la moitié d'une peine de trois à dix ans, et les deux tiers d'une peine de plus de dix ans. Rama m'explique que des dizaines de permissions ont été accordées illégalement lors des trois semaines précédant les élections. Une plainte officielle du parti socialiste, dont Rama et Hysi m'ont donné une copie et qui a été envoyée au procureur de la république, ne cite que 44 cas particuliers mais affirme qu'il existe des preuves de plus de 100 autres cas, dont 80 % concernent des prisonniers condamnés pour «crimes très graves» comme des «homicides, des vols, des agressions sexuelles et du trafic de drogue, d'armes et d'êtres humains.»

«Ces prisonniers libérés sont à la tête de vastes clans,» s'indigne Rama. «Ils sont en prison pour meurtre, pour narcotrafic. On leur promet: «si nous gagnons, nous ferons de notre mieux pour alléger votre peine.» Ces affaires sont en totale infraction avec la loi. Et elles ont toutes été orchestrées par le ministre de la Justice et le directeur général des prisons, ce qui est horrifiant» (les deux hommes, membres du parti démocrate, se sont refusés plusieurs fois à tout commentaire). Seuls ces deux hommes, m'indique Hysi, ont le pouvoir d'accorder des permissions à des prisonniers dangereux.

Cela dit, la plainte officielle du parti socialiste, outre qu'elle cite des noms et les dates de libération de 44 prisonnier qui n'auraient pas effectué une durée de peine suffisante pour justifier d'une permission légale, ne mentionne qu'une implication spécifique d'un prisonnier lors des élections. Un condamné libéré illégalement a milité activement pour un candidat du parti démocrate, le ministre des Travaux publics et des transports (et ancien ministre de l'Intérieur) à Fier, région d'où vient la majorité des prisonniers libérés et l'une des circonscriptions électorales les plus polémiques du pays (le ministre de la justice était aussi candidat à Fier). Aucune des revendications du parti socialiste n'a pu être vérifiée, car il n'a pas produit de témoin par peur, dit-il, des représailles.

Il vaut la peine de souligner que la seule assertion vérifiable du parti socialiste s'est révélée fausse. «Il est arrivé,» m'a affirmé Rama, «que des candidats n'obtiennent même pas leur propre voix. Par exemple, un candidat appelé Gilman Bakalli est allé voter avec son épouse, sa mère et sa fille, et lors du dépouillement de sa circonscription, son parti n'avait recueilli aucune voix. Il a dit: 'D'accord, je peux imaginer que ma femme ne m'aime pas et ait voté contre moi. Peut-être même que ma mère a voté contre moi. Mais où est ma voix? Moi j'ai voté pour moi!'» Or, selon les données fournies par le site Internet de la Commission électorale centrale, dans la circonscription de Bakalli son parti a recueilli 25 voix.

Cependant, Rama est un conteur habile, et le reste du tableau qu'il dépeint est frappant. «Pouvez-vous imaginer, demande-t-il, le ministre de la Justice, son équipe de bureaucrates, et des criminels, ensemble, faire la tournée des villages dans des Land Rovers, des Range Rovers et des Toyotas noires? Et les gens qui contemplent la représentation du pouvoir, le pouvoir légal et l'illégal, ensemble? Vous savez, quand on voit cela et qu'on voit de l'autre côté la difficulté, la difficulté immense d'expliquer simplement que ce n'est pas exactement ce qu'est censé être le gouvernement d'un pays de l'Otan, on a une double raison de déprimer: d'abord à cause de la situation, et ensuite à cause de l'impossibilité d'attirer assez d'attention sur le sujet.»

Alors que je remercie Rama pour le temps qu'il m'a accordé et que je lui demande le nom du directeur général des prisons, il me répond: «Ne m'en veuillez pas de ne pas connaître l'identité de ce salopard.» Puis, avec le premier sourire de notre entrevue: «La prochaine fois, nous pourrons parler de peinture.»

Nathan Thrall

(Le voyage de l'auteur en Albanie a été rendu possible grâce à une société d'investissements qui entretient des liens avec le parti démocrate au pouvoir.)

Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot

Image de une: photo d'Edi Rama sur un bus, leader socialiste et maire de Tirana, lors de la campagne législative; juin 2009. REUTERS/Arben Celi

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