Milan (Italie)
«Decumano». L’artère principale de l’exposition universelle a pris le nom d’une ancienne rue romaine. Et, comme au temps des grandes fêtes de l’Empire, sous Hadrien ou Marc Aurèle, il y avait cette semaine à Milan la foule des grands jours sur cette avenue artificielle et temporaire. Dans les travées peuplées, entre les animaux en toc et des tonnes de légumes, de fruits, de fromages italiens et de jambons de parme, on pouvait même croiser la chancelière Angela Merkel qui prenait un bain public. Elle venait inaugurer le pavillon allemand, l’un des plus beaux parmi ceux des 145 nations représentées.
L’affluence donc et aussi le succès. Pourtant, quelque chose ne va pas. Inaugurée le 1er mai et devant fermer ses portes le 31 octobre, l’exposition universelle de Milan restera comme l’exemple à ne pas suivre.
Tout avait pourtant bien commencé. Et par un coup de génie: «Nourrir la planète; Énergie pour la vie», le thème choisi pour l’exposition universelle. En se concentrant sur la nutrition et l’alimentation, l’Italie avait fait d’une pierre trois coups. Elle avait d’abord mis en avant l’un de ses meilleurs atouts: la nourriture. On dit aujourd’hui, pour faire plus cool: le «fooding».
Partout dans le monde, on mange italien et l’influence du pays se mesure à l’aune de ses pâtes fraîches al dente et de son Nutella. Dans les restaurants Eataly de l’exposition universelle –une franchise bobo à la mode–, on a même une démonstration grandeur nature de tout ce qui fait le succès gastronomique de l’Italie contemporaine: la mozzarella «di Bufala»; le vinaigre devenu produit de luxe sous le nom de «Balsamico di Modena IGP»; les cent sortes de prosciutto, salumi, capocollo, mortadella, speck, bresaola et autres jambons; les panini, focaccias et des dizaines de sortes de pizzas. En mettant en avant son alimentation, ni gastronomique ni «junk food», le pays a joué de son meilleur «soft power».
Ce faisant, l’Italie a subtilement trouvé un moyen de surfer sur la question du moment: l’environnement. À travers l’alimentation, les questions de développement durable, de biodiversité, de qualité de vie, de protection de la nature se posent. Le thème, qui avait initialement surpris, s’est révélé incroyablement efficace et substantiel.
Enfin, c’est en choisissant ce sujet décalé, mais porteur, que l’Italie a réussi à séduire le jury international et a été retenue pour cette exposition universelle 2015. Devant la France, l’Italie a pris ainsi le leadership sur l’alimentation et la nutrition du futur. Un véritable «food power» et un beau coup pour nourrir son influence mondiale.
L’alimentation «corporate» et la nutrition touristique
Et pourtant, la mayonnaise –pour prendre une vilaine métaphore alimentaire– ne prend pas. Le concept de l’Expo, théoriquement inépuisable, se révèle concrètement creux lorsqu’on visite la plupart des pavillons. Au lieu de valoriser les innovations écologiques ou de défendre de justes combats alimentaires, la plupart des pays n’ont eu de cesse que de vanter leur tourisme gastronomique et de mettre en valeur leur folklore alimentaire.
Certains pavillons sont superbes –l’Estonie, la Russie, la Chine, l’Équateur, la Corée du Sud (avec sa musique KPop)– mais on est trop souvent dans la caricature et la promotion diplomatique. Quelle tristesse que ce pavillon espagnol qui n’est que compétition interne où chaque région défend sa culture alimentaire localiste. Et quel malaise quand dans le pavillon belge on vous vend (et pour cinq euros le petit cornet) des frites mayonnaises!
On est trop souvent dans la promotion diplomatique; on a l’impression d’être dans des magasins duty-free où chacun vient vendre ses bibelots fabriqués en Chine
Pourquoi le parc de la «biodiversité», dont le thème est si riche, se révèle-t-il si raté? Pourquoi la compagnie aérienne Alitalia présente le cockpit de ses avions plutôt que de s’intéresser à ses plateaux repas –une industrie alimentaire de masse– qui auraient pu offrir une extraordinaire mise en abyme de l’alimentation dans les airs? Pourquoi le supermarché du futur, dont on attendait beaucoup, se révèle un simple… supermarché, agrémenté de quelques lecteurs optiques de calories? Pourquoi, pourquoi…
De même, l’idée intéressante des «clusters», un regroupement de pays par thèmes, afin de donner une voix aux États ne pouvant s’offrir un pavillon tout entier, fait long feu. Regroupés autour de la thématique des épices, du café, du chocolat ou du riz, ces «clusters» sont très décevants. Au mieux, on y découvre l’artisanat du pays (dans le pavillon tunisien, on a droit aux brochures touristiques, aux chameaux souvenirs en plastique et à une musique lounge arabe déprimante). Au pire, on a l’impression d’être dans des magasins duty free d’aéroport où chacun vient vendre ses bibelots, inévitablement fabriqués en Chine.
C’est d’ailleurs l’impression d’ensemble qui se dégage de cette exposition universelle. Les fouilles policières à l’entrée, dignes des contrôles les plus stricts des aéroports américains, donne le la de l’ensemble: partout on se retrouve dans des «food courts», on se perd dans les queues d’attente d’embarquement interminables, sans parler du McDonald’s, qui, promouvant son nouveau McLobster, excelle dans le «green washing». Ce n’est plus une exposition universelle, c’est un resort! À ce compte, mieux vaut aller voir la Pieta de Michel-Ange ou la Dernière Cène de Léonard de Vinci au centre de Milan que de perdre son temps dans cette zone commerciale excentrée de l’exurb milanaise.

François Hollande partage une baguette avec lMatteo Renzi, dans le pavillon français de l’exposition universelle de Milan, le 21 juin 2015 | REUTERS/Olivier Morin
Quant au pavillon français, quelle déception! On aime l’allée de plantes, d’arbustes et de légumes à l’entrée, qui symbolise toutes les cultures alimentaires de France. On apprécie aussi le bâtiment «territoire» et son architecture en «paysage inversé» de 3.600 m², s’inspirant du modèle si hexagonal des Halles (imaginé par l’agence XTU). Mais pour faire quoi? À l’intérieur de ce bâtiment biologique subtil, on découvre médusé la France de Charles Trenet et d’Amélie Poulain. Une boulangerie, des croissants, les Opinel, des crêpes, des baguettes et des madeleines que même Proust aurait préféré oublier! Le pavillon est aussi beau que son contenu est grotesque. Comment les ministres Stéphane Le Fol et Laurent Fabius ont-ils pu vouloir valoriser devant le monde entier cette France archaïque et rance à l’heure des énergies renouvelables, du commerce équitable et de l’alimentation bio? Ne pouvait-on pas montrer une France qui va de l’avant plutôt que cette France arc-boutée sur un passé révolu? Pourquoi jouer la carte Charles Aznavour quand on pouvait jouer celle de la COP21? En visitant le pavillon français, j’ai eu honte pour mon pays.
Slow food
Heureusement, tout n’est pas aussi décevant. Le pavillon israélien, par exemple, est dédié aux cultures et aux champs du futur («Fields of Tomorrow»). On admire le «Vertical Field», cette prouesse technologique pour faire pousser des légumes à la verticale et dans le désert de manière écologique. Quant aux «Vertical Farms», très présentes sur l’exposition, avec leurs salades et leurs choux qui grossissent en hauteur, elles offrent des alternatives intéressantes pour économiser l’eau.
Le mouvement «Slow Food», offre une véritable réflexion alternative sur la nourriture et l’alimentation
Les Américains proposent pour leur part une intéressante mise en perspective d’un mouvement plus global: celui des «Food Trucks». Le concept se répand partout et il méritait bien une présence articulée sur l’Expo. De même, le débat sur le quinoa est bien porté par plusieurs pays d’Amérique latine, même si on aurait aimé y entendre les voix dissidentes entre une culture du quinoa de «gauche» (à la bolivienne, plus étatique, coopérative et biodiversifiée) et une culture du quinoa de «droite» (à la péruvienne, plus «corporate» et de masse).
Il faut surtout aller tout au bout du Decumano pour découvrir le pavillon le plus intéressant de l’exposition universelle: celui du mouvement «Slow Food». Le concept a été inventé par un Italien, Carlo Petrini, et il offre une véritable réflexion alternative sur la nourriture et l’alimentation. Enfin du concret! Enfin un concept fort! Enfin une réflexion sur les limites du modèle industriel alimentaire actuel.
On peut discuter des propositions mais au moins sont-elles sur la table, ouvertes à la discussion: privilégier les produits alimentaires qui se cultivent ou se préparent en économisant l’eau; la «seasonality», qui doit inciter à manger les fruits au moment de leur saison de production; la connaissance des mois où les poissons peuvent être pêchés et donc achetés; le régime méditerranéen et ses vertus diététiques et environnementales; le rejet des plats tout préparés; la dérive de la culture du soja et du maïs transgéniques (et en creux une critique contre le géant Monsanto); la surconsommation de viande et ses conséquences sur les émissions de gaz, etc. Sans verser dans l’écologie bobo, on apprend beaucoup en visitant ce pavillon de bois splendide (déjà prêt à un recyclage intégral), en visionnant les films qui y sont projetés et en consultant quelques ouvrages disponibles sur ce passionnant mouvement de la «slow food».
Cap sur la COP21
Toutes ces erreurs de l’exposition universelle de Milan peuvent toutefois se révéler fort utiles à la France, dans la perspective de la COP21, la conférence sur le climat, qui se tiendra à Paris fin novembre et début décembre. Elles peuvent même servir de leçons et de contre-exemples. En évitant les erreurs de Milan, Paris peut améliorer son projet de conférence.
D’abord, il faut valoriser le «Off». Au-delà des invités officiels et des pays légitimement représentés, l’une des erreurs de l’exposition universelle de Milan aura été d’avoir privilégié les États et les entreprises, au dépens des acteurs non officiels et des débats de fond. Un pavillon a bien été dédié à la «société civile» mais tout a été fait pour assurer le quasi-silence des activistes. Le tourisme a primé sur le fond. Mais, en empêchant les vrais débats avec des centaines d’ONG non officielles et des milliers de militants alternatifs, qui auraient pu y trouver un porte-voix, l’expo universelle s’est coupée de sa base et de son public. Elle a perdu sa faculté d’innovation, sa prise de risque, ses marges, son sang neuf. Les start-ups de la Silicon Valley n’existeraient pas sans les hippies, la Beat Génération, le Castro et les lesbiennes veggies de San Francisco –faute d’avoir laissé une place à la contre-culture écolo et à la contestation verte, l’expo de Milan s’est asséchée.
Faute d’avoir laissé une place à la contre-culture écolo et à la contestation verte, l’expo de Milan s’est asséchée
La COP21peut en tirer des leçons. À côté de la conférence «In», il faut laisser s’épanouir un «Off» vital et oxygénant. À Paris, il faudrait permettre aux voix militantes de s’exprimer, au lieu de les bâillonner, leur donner la parole, toutes bruyantes et agitées qu’elles puissent être, afin d’ouvrir tous les débats. On peut aimer, ou non, l’essayiste canadienne de gauche Naomi Klein, mais elle a bien vu dans son dernier livre Tout peut changer, que capitalisme et changement climatique sont profondément contradictoires –et qu’en effet, cela va tout changer. Il faut avoir ce débat, ou prendre le risque de ne pas avoir de débat du tout.
De même, si on parle d’environnement, peut-être faut-il se préoccuper de l’«après». L’exposition universelle de Milan recycle partout les cannettes de Coca-Cola mais ces dizaines de pavillons époustouflants seront détruits, après quelques mois d’utilisation seulement, au mépris de l’environnement qu’ils sont censés incarner. Espérons que les centaines d’arbres qui y ont été plantés ne seront pas déracinés fin octobre! À Paris, la COP21 pourrait miser sur le durable plutôt que sur l’éphémère.
Un autre élément significatif de l’expo de Milan est la forte visibilité des pays du Golfe, Qatar, Oman, Émirats arabes unis, Koweït en tête, et jusqu’au pays asiatique riche en gaz, le Turkménistan. Sans compter le pavillon de l’Iran, où on est accueillis par des femmes aux cheveux libérés qui semblent danser sur une musique endiablée (ce qui est audacieux pour un pays où la musique est interdite et les femmes systématiquement voilées). À en juger par la largeur de leurs pavillons, ces autres pays émergents ont voulu faire entendre leur voix à Milan. Paris doit s’en souvenir: il va falloir compter avec eux. Au lieu de se limiter aux grands pays développés et aux émergents officiels des soi-disant BRIC –même élargis aux BRIICS si on y ajoute l’Indonésie et l’Afrique du Sud– peut-être faut-il penser à mettre autour de la table, à jeu et parole égaux, un nombre bien plus important de pays pour donner à cette conférence sa véritable dimension internationale.
Les erreurs de Milan peuvent donc se révéler une chance pour Paris. Du moins si la COP21 réussit à ouvrir un débat démocratique engagé sereinement avec la société civile, afin de mettre à l’agenda politique mondial la question du futur de la planète, au lieu de se contenter de promouvoir l’image passéiste de nos baguettes de pain.