Monde

Aux Etats-Unis, l’immigration à la rescousse des hautes technologies

Temps de lecture : 7 min

Environ un quart des entreprises américaines de haute technologie sont (co)fondées par des étrangers.

Andy Grove, l’ancien PDG d’Intel, est originaire de Hongrie ; il est arrivé en Amérique à 21 ans. Jerry Young, co-fondateur de Yahoo, est né à Taipei (Taiwan); il était encore enfant lorsque sa famille s’est installée à San Jose, en Californie. Sergey Brin, co-fondateur de Google, n’avait que six ans lorsqu’il a quitté sa Russie natale. Quelques exemples parmi tant d’autres: en Amérique, environ un quart des entreprises de haute technologie sont (co)fondées par des étrangers. Dans la Silicon Valley, la proportion est encore plus élevée: plus de 52%, selon une récente étude menée par Vivek Wadhwa, professeur en ingénierie à l’Université de Duke. Selon l’étude, en 2005, ces sociétés employaient 450.000 personnes, et généraient alors un chiffre d’affaire de 52 milliards de dollars.

Paul Graham n’en démord pas: ces chiffres pourraient être beaucoup plus élevés. Selon Graham, directeur associé de «Y Combinator» (une société de capital-risque qui finance les projets de start-up), la politique de restriction de l’immigration mise en place par le gouvernement américain «est une contrainte majeure, qui empêche la création d’un grand nombre de start-up dans notre pays». En mai dernier, Graham, qui est l’auteur d’essais traitant du monde des affaires et des sciences (très populaires parmi les spécialistes du capital-risque), a eu une idée singulière: il souhaite que le gouvernement mette en place un visa spécial, destiné aux créateurs d’entreprises. Chaque année, ce «visa entrepreneur» permettrait à 10.000 immigrés détenteurs d’un projet de s’établir aux Etats-Unis afin de le réaliser. On interdirait à ces personnes de travailler pour une entreprise existante: autrement dit, ils ne «voleraient pas les emplois» des Américains. Bien au contraire: ils en créeraient. Selon Graham, «si chacune de ces start-up compte 4 immigrés (le chiffre réel serait sans doute moindre), 2.500 sociétés pourraient voir le jour. Et ce chaque année ! Toutes n’auraient certes pas le succès de Google, mais sur 2.500, quelques-unes s’en approcheraient sans doute. »

Cette proposition a été reçue favorablement par les autres spécialistes du capital-risque; certains ont même lancé une campagne en faveur du concept, et espèrent bien voir le Congrès l’entériner. J’espère pour ma part qu’un législateur audacieux s’emparera de cette idée: la politique migratoire des Etats-Unis est loin d’être parfaite, et la fameuse «réforme intégrale» du système se fait attendre (elle sera repoussée à 2010, à en croire Barack Obama — bon courage, monsieur le président !). Le fait de faciliter l’immigration des entrepreneurs ne résoudrait qu’une partie du problème, mais une telle mesure serait utile et facile à mettre en œuvre. Elle créerait des emplois, ne pénaliserait pas les employés américains, et conforterait la Silicon Valley dans son rôle de leader de l’innovation technologique mondiale. Que demande le peuple ?

Aux Etats-Unis, le secteur de la technologie critique depuis longtemps la complexité du système des quotas. Chaque année, le gouvernement ouvre les frontières du pays à 85.000 employés qualifiés; un chiffre bien inférieur aux demandes du secteur. Pour travailler aux Etats-Unis, ces personnes doivent demander un visa professionnel spécial, le «H1-B». Le problème, c’est que pour l’obtenir, il faut répondre à un nombre incalculable de contraintes administratives. Conséquence: les entreprises américaines, qui disent avoir besoin de ces employés pour rester compétitives, doivent attendre de longs mois avant de pouvoir les embaucher. Le système prévoit un maximum de 10.000 immigrés par pays d’origine; les sociétés ont donc beaucoup de mal à recruter dans les pays disposant d’un grand nombre d’employés qualifiés (la Chine et l’Inde, par exemple). Selon un article paru récemment dans le New York Times, Google aide ses employés étrangers à venir en Amérique ; elle dépense pour ce faire 4,5 millions de dollars par an.

Mais pourquoi les entreprises de haute technologie américaines ont-elles à ce point besoin d’employés étrangers ? Parce que les diplômés américains ne correspondent pas toujours à leurs attentes. Selon la National Science Foundation, environ 60% des docteurs en ingénierie sortant des universités américaines sont des étrangers bénéficiant de visas de résidents temporaires. Et un certain nombre d’innovations emblématiques du secteur sont dues à des employés étrangers. En avril dernier, le New York Times a consacré un article à Sanjay Mavinkurve, l’un des ingénieurs les plus respectés de Google, qui a (entre autres idées de génie) découvert comment réduire sensiblement le temps de chargement de «Google Maps» sur les téléphones portables. Mavinkurve (qui est né en Inde et a étudié à Harvard) adorerait vivre en Amérique, mais il ne peut quitter Toronto: les restrictions en vigueur l’empêchent de faire venir sa famille aux Etats-Unis. Interrogé sur ce sujet, Craig Barrett, le président d’Intel, a déclaré au New York Times que le système américain avait atteint un point critique. «Nous assistons au déclin et à la chute des Etats-Unis en tant que pouvoir économique; ceci n’est pas une prédiction, c’est une observation. Nous pourrions tout simplement dire: ‘ces jeunes sont brillants; nous allons tout faire pour les retenir, pour les accueillir aux Etats-Unis’. Ce serait si simple. En attendant, ils viennent ici pour étudier, et puis ils rentrent chez eux…»

Les quotas ne sont pas l’unique problème. Le visa «H1-B» n’est attribué qu’aux personnes voulant travailler pour les sociétés américaines déjà existantes; ces étrangers perdraient leur visa s’ils décidaient de fonder leur propre entreprise. Les créateurs d’entreprise optent généralement pour le visa «E2», mais la plupart des entrepreneurs du secteur de la technologie ne peuvent pas l’obtenir. Pour être admissible, il faut en effet disposer d’un capital de départ conséquent —des centaines de milliers de dollars, dans certains cas. De plus, pour y avoir accès, le ressortissant doit être originaire d’un pays ayant passé un accord avec les Etats-Unis. Ce qui n’est pas le cas de l’Inde; pour autant, selon l’étude Wadhwa, un quart des compagnies de hautes technologies fondées par des immigrés le sont par des Indiens.

Ajoutons que de nombreuses sociétés font faillite ou décident de se réimplanter à l’étranger ; selon les entrepreneurs du secteur, ces revirements sont souvent imputables aux restrictions de visas. L’investisseur Brad Feld a récemment évoqué ce problème sur son blog, en prenant l’exemple de deux entreprises cofondées par des ressortissants du Canada et du Royaume-Uni, toutes deux financées par lui. Ces entrepreneurs étaient arrivés au stade final de la création de leurs sociétés, et disposaient d’un capital de départ. «La régularisation de leur situation aurait du aller de soi», écrit-il… et pourtant. Après avoir fait l’inventaire de leurs options, toutes aussi risquées et coûteuses les unes que les autres, les deux équipes d’entrepreneurs ont renoncé, et vont finalement repartir de zéro dans leurs pays respectifs.

Reste que le concept du «visa entrepreneur» en est encore au stade de l’ébauche. Il faut éclaircir plusieurs points. Comment le gouvernement pourra-t-il déterminer si un immigré entrepreneur est digne de sa confiance? Graham et ses collègues du secteur du capital-risque proposent de confier la sélection aux investisseurs spécialistes des start-up. Selon Feld, le gouvernement devrait créer un conseil regroupant des investisseurs, des entrepreneurs, et des avocats spécialistes du droit de la technologie ; ces experts passeraient au crible les candidatures, et attribueraient le « visa entrepreneur » aux plus méritants. Une autre solution serait de laisser les étrangers soumettre leurs meilleures idées aux investisseurs en capital-risque; les 10.000 visas seraient remis aux entrepreneurs ayant obtenu les meilleurs offres. A la Silicon Valley, on appellerait cela une « solution axée sur le marché ».

Si l’idée de Graham doit être perfectionnée, elle n’en est pas moins judicieuse. The Economist a récemment écrit que les Etats-Unis demeurent le paradis des entrepreneurs, et ce en partie grâce à leur hospitalité exemplaire envers les migrants. Les Américains n’ont pas le monopole des bonnes idées — raison de plus pour aider ceux qui en ont à les mettre en œuvre aux Etats-Unis!

Farhad Manjoo

Image de une : Reuters /enfants face à des écrans d'ordinateurs, Reuters

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