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Lettre à mes amis étrangers qui ne connaissent pas Jeremy Corbyn

Temps de lecture : 6 min

L'ex-député travailliste Denis MacShane présente le favori de l'élection visant à désigner le nouveau leader du Labour, qui vient de s'ouvrir en Grande-Bretagne. Jeremy Corbyn est le candidat qui représente l'aile gauche du parti.

Jeremy Corbyn, le candidat favori pour prendre en septembre la tête du Labour (REUTERS/Russell Cheyne)
Jeremy Corbyn, le candidat favori pour prendre en septembre la tête du Labour (REUTERS/Russell Cheyne)

C'est décidé. S'il y a encore un ami politique non-britannique qui m'appelle pour me demander: «C'est qui ce Jeremy Corbyn?» ou «Was ist los mit dem Labour Partei?», je lance un service d'information payant.

La réponse est simple: Jeremy Corbyn est le fantôme des tergiversations passées du Parti travailliste britannique. De toutes les périodes où le Labour s'est posé la sempiternelle question de la gauche démocratique: le pouvoir ou la foi? La gauche européenne est bonne dans l'opposition, et mauvaise lorsqu'elle est aux affaires; c'est là sa tragédie. Dès lors, pourquoi ne pas s'installer dans le confortable rôle d'opposant; pourquoi ne pas se contenter de dénoncer les innombrables injustices de ce monde?

Le défenseur des grandes causes

C'est là un parfait résumé du parcours de Jeremy Corbyn. C'est un Candide à la mode socialiste, toujours à regarder au-delà de la sagesse officielle, toujours à demander pourquoi les choses ne peuvent être différentes de ce qu'elles sont.

Il s'oppose au capitalisme et pense que l'État peut gérer l'économie. Il s'oppose au militarisme, à l'austérité et à l'équilibre budgétaire

Jeremy n'est pas un organisateur politique de la trempe de Tsipras, de Gysi ou de Mélenchon. Il défend toutes les causes chères à la gauche. Il s'oppose au capitalisme et pense que l'État peut gérer l'économie. Il s'oppose au militarisme et la guerre, à l'austérité et à l'équilibre budgétaire. Il est entré dans la vie adulte en s'opposant à la guerre du Vietnam, puis à la politique de Reagan, puis à la mondialisation et au libre-échange, puis à George W. Bush et à l'invasion de l'Irak et de l'Afghanistan. Autant dire qu'il ne porte pas l'Amérique dans son cœur.

Demandez à Jeremy de soutenir un individu maltraité par quelque odieux gouvernement ou un groupe d'opprimés (les Kurdes, le front Polisario, les personnes déplacées par la construction d'une base américaine sur l'île Diego Garcia dans les années 1960 –les Américains, encore eux...). Il répondra toujours présent.

Contre la ligne du parti à plus de 500 reprises

Il s'est opposé au régime soviétique et condamne le capitalisme et le communisme chinois avec la même virulence. Jeremy est un moraliste et un prédicateur, pas un homme politique cherchant à réunir un groupe de fidèles ou à diriger un mouvement. À la Chambre des communes, il a voté contre la ligne du parti à plus de cinq cents reprises.

Il explique son point de vue avec calme et rigueur, et passe à autre chose, la prochaine cause à défendre, la prochaine réunion en petit comité, la prochaine manifestation devant telle ou telle ambassade

Mais lorsqu'il exprime son désaccord, il le fait sans mépris ni dédain. Il explique son point de vue avec calme et rigueur, et passe à autre chose –la prochaine cause à défendre, la prochaine réunion en petit comité, la prochaine manifestation devant telle ou telle ambassade. Contrairement aux autres tribuns de la gauche, il ne dénonce pas ses collègues du Parti travailliste et ne sacrifie pas à la tradition ancestrale de la dénonciation personnelle.

Jamais la moindre parole agressive

Voilà trente ans que je connais Jeremy Corbyn et que j'appartiens à l'aile réformatrice et modernisatrice de la social-démocratie travailliste –et nous n'avons jamais échangé la moindre parole agressive. Contrairement aux nombreux hommes et femmes politiques de gauche (ou de droite) qui s'adonnent à la dénonciation personnelle, aux ricanements et aux insultes, Jeremy Corbyn se contente de mettre des mots sur ses rêves socialistes.

Jeremy Corbyn, candidat crédible –désormais favori– dans la course à la direction du parti? Chez les travaillistes, personne n'aurait pu l'imaginer –et le premier surpris n'est autre que Jeremy Corbyn lui-même.

Tout ceci montre à quel point le Labour est devenu un parti vide et creux en vingt ans, sous l'égide de Tony Blair, puis de Gordon Brown, et enfin de l'une de leurs créations, Ed Miliband.

L'ingratitude de la gauche

La gauche punit toujours ceux qui la mènent au pouvoir et aux affaires. Pour preuve, le traitement réservé à George Papandreou en Grèce; le destin de Lionel Jospin, devenu complètement insignifiant aux yeux des Français; la disparition de Zapateros en Espagne. La droite remercie ses anciens Premiers ministres; la gauche les jette à la poubelle.

La conférence annuelle du Labour n'avait plus aucun intérêt. Aucun jeune talent ne pouvait s'illustrer lors des débats. Blair et Brown ont façonné une nouvelle génération d'hommes et de femmes politiques, simples rouages dans la machine

Le Parti travailliste a dû se transformer en machine électorale hautement disciplinée pour accéder au pouvoir il y a vingt ans. Il a interdit tout débat politique interne; la ligne était fixée par l'élite, par les apparatchiks. La conférence annuelle du Labour n'avait plus aucun intérêt. Aucun jeune talent ne pouvait s'illustrer lors des débats. Blair et Brown ont façonné une nouvelle génération d'hommes et de femmes politiques: tous étaient fraîchement sortis d'Oxford; aucun d'entre eux ne savait mener un combat politique, influencer l'opinion et lutter au sein du parti pour le moderniser. Ils n'étaient que des rouages dans la machine Blair-Brown; on les installait au Parlement, puis on faisait d'eux des ministres, sans réelle expérience de la discussion, du débat ou de la gestion du parti.

Un désir de socialisme

Ed Miliband est le symbole de cette génération post-politique. Lorsqu'il n'est pas parvenu à ramener les travaillistes au pouvoir en mai 2015, le parti a implosé, purement et simplement. Comme le prouvent Syriza en Grèce et Podemos en Espagne, le désir de «socialisme» est bel et bien présent –et par socialisme, il faut entendre une vérité simple et authentique, en laquelle chacun peut croire, et qui, si elle est bien expliquée aux électeurs, peut amener la gauche au pouvoir et transformer la nation.

Corbyn incarne ce désir d'un monde meilleur. Dans un élan de générosité populaire, le Parti travailliste a proposé de rendre l'élection de son chef plus démocratique. Toute personne désirant voter pour le nouveau dirigeant peut le faire en l'échange de 3 livres (4 euros); 600.000 citoyens ont répondu à l'appel. Une fois leur vote enregistré, ces derniers cessent d'être considérés comme des membres du parti; les 220 députés travaillistes et les cadres existants devront alors trouver un moyen de faire fonctionner un Labour dirigé par Corbyn.

Pour une Europe anti-austérité

Il y aura des querelles et des désaccords sans fin. Les débats sur Israël et sur l'Union Europe nous en donne déjà un avant-goût. L'idéologie véhiculée par Corbyn ne comporte pas un iota d’antisémitisme, mais il lui arrive d’apparaître avec des organisations et des orateurs particulièrement virulents, antijuifs et partisans de l'élimination d'Israël. Pour Jeremy, la cause du peuple palestinien supplante le devoir d'examiner l'idéologie de ceux qui dénoncent et souhaitent détruire Israël; de ceux qui souhaitent enlever aux Juifs le droit de disposer de leur propre lopin de terre.

Lors du référendum sur le retrait du Royaume-Uni de l'UE, il se pourrait donc qu'il s'oppose à tout accord sur l'Union Européenne soumis à un vote par Cameron si ledit accord était unilatéralement néo-libéral et préjudiciable aux travailleurs

Côté Europe, Jeremy s'oppose bien évidemment au TTIP. Il n'appelle certes pas au Brexit, mais il dit soutenir une Europe pro-travailleurs et anti-austérité. Lors du référendum sur le retrait du Royaume-Uni de l'UE, il se pourrait donc qu'il s'oppose à tout accord sur l'Union Européenne soumis à un vote par Cameron si ledit accord était unilatéralement néo-libéral et préjudiciable aux travailleurs et à la justice sociale.

L'épineuse question écossaise

La question européenne pourrait avantager le Labour: si les électeurs votent en faveur d'une sortie de l'UE, David Cameron devra présenter sa démission. Le Parti conservateur sera en déroute, divisé; une opposition habile pourrait alors exiger la tenue de nouvelles élections pour gérer la crise constitutionnelle et économique générée par le vote en faveur du Brexit.

Mais le Parti travailliste doit également trouver une ligne claire quant à l'Ecosse, qui, à l'image du Québec ou de la Catalogne, souhaite mener une existence nouvelle –et ne plus être gouvernée par Londres. Les députés travaillistes écossais, qui ont toujours joué un grand rôle au sein du parti, ont été remplacés par des députés nationalistes.

Inventer le Labour du XXIe siècle

Le Labour doit aujourd'hui s'adapter à la disparition de la classe ouvrière liée à l'industrie manufacturière –et à la disparition de ses syndicats, qui étaient de véritables réservoirs de voix et une source de soutien politique imprégné de bon sens.

Le Labour est un parti du XXe siècle qui ne sait pas comment exister au XXIe siècle. L'élection prochaine de Corbyn est un symptôme de ce désarroi. Il ne se plaira pas à la tête du parti et ne fera pas long feu. Mais le Labour vit ce que vivent nombre d'autres vieux partis de gauche en Europe: il peine à trouver le chemin du pouvoir, peine à trouver une raison d'être au cœur d'une économie et d'une société nouvelles.

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