Dans les années 1960, j’ai connu des gens qui faisaient piquer leur chien avant de partir en vacances. Ils expliquaient qu’il était plus économique pour eux de l’euthanasier et d’en acheter un nouveau à leur retour que de payer pour un chenil.
Vingt ans plus tard, alors que je travaillais à l’hôpital vétérinaire de l’université d’État du Colorado, un groupe de motards affolés est arrivé en portant un chihuahua: le chien était gravement malade et devait être piqué pour lui éviter des souffrances inutiles. Les psychologues de l’hôpital ont alors décidé de trouver une chambre d’hôtel aux motards, qui étaient tellement dévastés que nous avons estimé qu’il était dangereux pour eux de reprendre la route.
Ces deux histoires montrent le changement radical qui est intervenu dans notre perception des animaux. Bien que les humains élèvent des animaux domestiques depuis des milliers d’années, c’est uniquement au cours des quarante dernières qu’ils sont devenus des membres à part entière de nos familles.
L’amélioration de la condition animale est certes une avancée majeure. Mais elle entraîne aussi l’émergence de questions sur la fin de vie similaires à celles auxquelles notre système de santé est confronté. Comme celles des êtres humains, les vies des animaux domestiques sont parfois indûment prolongées, avec pour conséquence des souffrances inutiles et une surcharge financière pour les maîtres.
Le développement de l’éthique vétérinaire
En 1979, j’ai commencé à enseigner l’éthique vétérinaire à l’université d’État du Colorado. C’était le premier cours de ce genre dans le monde.
Un an plus tard, l’école vétérinaire a recruté un oncologiste. Et, rapidement, nous avons commencé à appliquer des thérapeutiques humaines aux cancers des animaux. Le directeur du programme vétérinaire a alors eu l’idée visionnaire de recruter des psychologues pour accompagner les maîtres dans leur deuil… Il s’agissait d’une autre première dans le monde vétérinaire.
J’ai pourtant continué à penser que la plupart des propriétaires seraient réticents à payer des sommes importantes pour les soins vétérinaires de leurs animaux. J’ai donc été extrêmement surpris quand, au printemps suivant, le Wall Street Journal a publié un reportage sur des personnes dépensant jusqu’à des centaines de milliers de dollars pour traiter le cancer de leur animal de compagnie.
Dans le même temps, le nombre de spécialités vétérinaires s’est considérablement développé, permettant de soigner les animaux domestiques victimes de bien d’autres maladies que des cancers. En tant que défenseur acharné d’une meilleure prise en compte du bien-être animal dans notre société, j’ai été très heureux de ce changement d’attitudes.
Un membre à part entière de la famille
Mais qu’est-ce qui sous-tend ce changement dans la façon dont les animaux domestiques sont perçus et traités?
Les vétérinaires sont tiraillés entre deux extrêmes: mettre un terme trop rapide à la vie de l’animal ou le laisser souffrir trop longtemps
Dans un premier temps, des sondages effectués au cours des vingt dernières années indiquent qu’un nombre croissant de propriétaires, plus de 80 % selon la plupart de ces études et jusqu’à 95 % selon certaines d’entre elles, considèrent désormais leur animal de compagnie comme «un membre de la famille».
D’autre part, l’éclatement de la famille nucléaire et l’augmentation du nombre de divorces ont contribué au développement de liens encore plus étroits entre les personnes célibataires et leurs compagnons à quatre pattes.
Ces tendances ne pouvaient qu’engendrer de profonds changements dans notre perception globale de l’euthanasie des animaux domestiques. Si la plupart des propriétaires n’hésitaient auparavant pas à faire piquer leur animal, ils sont aujourd’hui de plus en plus réticents à le faire et ils sont capables d’aller très loin pour garder leurs animaux malades en vie.
Les vétérinaires en première ligne
Les vétérinaires sont ainsi de plus en plus régulièrement confrontés à un dilemme difficile à gérer. Ils sont en effet tiraillés entre deux extrêmes tout aussi néfastes: mettre un terme trop rapide à la vie de l’animal ou le laisser souffrir trop longtemps.
Dans un article que j’ai publié intitulé «Euthanasie et questions morales», j’ai décrit l’importance du stress subi par les vétérinaires, les assistants vétérinaires et les autres professionnels du secteur. En effet, la plupart ont choisi ce domaine pour améliorer les conditions de vie des animaux: ils finissent pourtant par devoir euthanasier un grand nombre d’entre eux, pour des raisons pas toujours éthiques qui vont de «Je fais mon jogging avec mon chien, mais il est maintenant trop vieux pour courir» à «Si je meurs, je veux que vous l’euthanasiez parce qu’il ne pourra pas vivre sans moi».
Dans d’autres cas, l’animal souffre terriblement, mais son maître n’arrive pas à le laisser partir. Dû au fait que les propriétaires voient de plus en plus souvent leur animal comme un membre de la famille, ces réticences deviennent monnaies courantes. Les maîtres redoutent la culpabilité d’avoir fait piquer l’animal trop tôt.
Et cette situation peut aussi causer des difficultés inutiles aux vétérinaires: ils savent que l’animal souffre, mais ne peuvent rien faire sans la permission du propriétaire.
Quand un maître est réticent à faire piquer son animal, je pointe souvent le fait que l’animal n’est plus en mesure de vivre des moments agréables dans le présent
Les conséquences en sont plus graves qu’on ne croit: une étude récente a ainsi montré qu’un vétérinaire sur six a déjà pensé au suicide. Une autre a souligné un risque de suicide élevé dans le secteur de la médecine vétérinaire. Se voir demander de tuer des animaux en bonne santé pour le confort du propriétaire est sans nul doute une contribution aux difficultés de la profession.
Comment prendre la décision d’euthanasier
Comme l’explique le philosophe Martin Heidegger, les êtres humains trouvent un sens à leur vie à la fois dans leurs expériences passées et dans leurs aspirations futures, comme souhaiter voir son enfant obtenir son diplôme ou espérer revoir une dernière fois son pays natal.
Mais les animaux ne possèdent pas les outils linguistiques leur permettant d’imaginer le futur ou de créer une narration interne de leur passé. Ils vivent essentiellement dans le présent. Et quand un maître est réticent à faire piquer son animal, je pointe souvent le fait que l’animal n’est plus en mesure de vivre des moments agréables dans le présent.
Voici un conseil pour quiconque envisage d’adopter un animal: quand vous l’accueillez, établissez la liste de tout ce qui le rend heureux (manger une friandise, courir après une balle, etc.). Mettez la liste de côté jusqu’au jour où votre animal est touché par une maladie incurable, comme un cancer. À ce moment-là, reprenez votre liste: votre animal est-il encore capable de courir après une balle? est-il toujours heureux de recevoir une friandise? S’il a perdu sa capacité à profiter de ces moments-là, c’est qu’il est temps de le laisser partir.
En définitive, le problème de l’euthanasie dérive de l’amélioration de la condition des animaux dans notre société. Et pour y répondre au mieux, les propriétaires doivent faire confiance à leur vétérinaire, qui a souvent connu l’animal durant toute sa vie et qui est un partenaire fiable au moment de décider si l’euthanasie peut être une alternative à la souffrance.
Cet article est paru en anglais sur le site The Conversation le 12 août 2015.