Économie / France / Société

La «smart city» n’est pas si «smart» que ça

Temps de lecture : 9 min

À l’origine de la smart city, une idée noble: favoriser une qualité de vie élevée dans le cadre d’un développement optimal des ressources grâce à une gestion efficiente de la data et des réseaux. Mais le premier bilan de la plus smart des cities françaises qu’est Lyon a de quoi étonner... et décevoir.

La façade de nuit (hôtel Novotel) du pôle de loisirs et de commerces de Lyon Confluence, le 1er novembre 2013 | Jean-Pierre Dalbéra via Flickr CC License by

Qui l’eût cru? Selon une étude réalisée en janvier 2014 par le Parlement européen, 90% des villes européennes de plus de 500.000 habitants et 43% des villes de 100 à 200.000 habitants seraient des «smart cities». Voilà qui, dans un contexte pour le moins morose, donnerait presque du baume au cœur si, derrière ces chiffres ne se cachaient de fortes disparités. Ainsi que le précise le rapport, en matière de «smart city», toutes les villes n’ont pas atteint le même niveau de «maturité».

Au vu de ce méga test de QI urbain, l’Europe ne compterait en tout et pour tout que six surdouées présentant la caractéristique d’être dotées d'une «politique ou d'une stratégie de ville intelligente»: Amsterdam, Barcelone, Copenhague, Helsinki, Manchester et Vienne. Sur un échantillon constitué des 468 plus grandes villes européennes analysées, pas de quoi pavoiser. Ni pour l’Europe, ni a fortiori pour la France.

Heureusement, Lyon, classée dixième, sauve l’honneur. Cette place honorable ne doit rien au hasard. Ces dernières années, la capitale des Gaules a mis les bouchées doubles. Contrairement à de nombreux politiques qui ont attendu les municipales de 2014 pour faire de la smart city un thème de campagne, Gérard Collomb a pressenti l’intérêt du sujet dès 2010 en signant un accord avec le NEDO, l’équivalent nippon de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), pour faire du quartier Confluence une «smart community» avec des bâtiments à énergie positive, des compteurs intelligents et des voitures électriques en auto-partage. Depuis, les projets se sont multipliés sous le label «Grand Lyon Métropole Intelligente» dans les domaines de la mobilité, de l’énergie et du numérique. Un engagement tous azimut qui s’est rapidement révélé payant en matière d’image. Outre le fait d’être classée numéro 10 sur 468 villes par le Parlement européen, Lyon arrive en tête du premier palmarès des smart cities françaises, devant Lille et Nantes.

Appellation fourre-tout

Mais, au fait, que faut-il entendre par «smart city»? C’est tout le problème. Ou du moins, une partie du problème. Pour le Parlement européen, une smart city est «une ville qui cherche à résoudre les problèmes publics grâce à des solutions basées sur les TIC sur la base de partenariats d’initiative municipale et mobilisant de multiples parties prenantes». Selon Rudolf Giffinger, universitaire viennois et théoricien référent en matière de smart city, cette définition se décline dans six domaines clé: l’économie, la mobilité, l’environnement, le mode de vie, l’administration et les habitants. Après tout, pourquoi pas. Sinon que cette définition n’a rien d’officielle, ni de suffisamment évidente pour s’imposer d’elle-même.

Bien sûr, le palmarès des smart cities françaises hisse, lui aussi, la mobilité au rang de priorité. Mais, côté environnement, le classement se veut plus précis en retenant les «télécoms», l’eau, l’énergie et la gestion des déchets. Quant aux questions de gouvernance, plutôt que de parler d’économie, d’administration et d’habitants intelligents, le palmarès préfère évoquer la «vision de la municipalité de la ville durable» et la «qualité de vie».

On pourrait égrener à l’infini les variations conceptuelles de la smart city

À la limite peu importe. Car, de son côté, Lyon revendique sa propre définition de la smart city. Ici pas question de six ou huit domaines clé mais de «quatre idées essentielles»: les enjeux environnementaux et énergétiques, le fonctionnement en réseaux, le passage de la propriété à l’usage, sans oublier, bien entendu, les nouvelles technologies.

Lyon n’est pas un cas isolé. On pourrait égrener à l’infini les variations conceptuelles de la smart city. C’est bien simple: chaque collectivité y va de sa définition au point que l’observateur désireux de s’y retrouver s’enlise un peu plus à mesure qu’il prend connaissance d’une documentation pléthorique où se mêlent divergences universitaires mais aussi considérations politiques et, bien entendu, arrières pensées commerciales.

Logique d’empilement sans cohérence d’ensemble

Même sentiment de confusion lorsqu’on cherche à savoir précisément ce que recouvre une «stratégie smart city» à travers l’exemple de Lyon. Il faut dire que, là encore, rien n’est conçu pour faciliter une approche critique. Ni la succession de chiffres qui donne le sentiment d’un immense foisonnement avec ses «quatre thématiques principales» mais aussi ses «quarante expérimentations en cours», ses «cent partenaires privés et publics» ou encore ses «vingt millions de données trafic récoltées par jour». Ni la longue litanie d’appellations déposées: «vélo’v», «sunmoov’», «bluefly», «smart electric lyon», «optimod’», «tuba», «opticities», «watt&moi» ou encore «mug». Ni, surtout, le caractère extrêmement vague des objectifs puisque la smart city à la lyonnaise se propose de «concilier développement des secteurs de demain et développement durable en bonne intelligence».

Hormis l’invocation de «nouveaux modèles» et la volonté affichée de «nouvelles solutions», on ne saura rien des synergies recherchées entre les «quatre thématiques principales» qui justifieraient l’intégration de «quarante expérimentations en cours» au sein d’un même programme. Ni de la façon intelligente qui voudrait, par exemple, que l’on croise des données d’origine différentes et dans des secteurs différents pour résoudre de façon innovante des problèmes bien identifiés. Ni, bien entendu, des problèmes concrets que Lyon se propose de résoudre.

Aucune logique d’ensemble sinon une accumulation de moyens reliés par un usage commun des NTIC. Est-ce suffisant pour en faire un axe de développement territorial visionnaire?

Qu’il semble loin le temps où Bill Clinton, utilisant pour la première fois le terme de smart city, appelait le géant du numérique Cisco à «développer des plans de décongestion des villes, à commencer par San Francisco, Séoul et Amsterdam». L’enjeu fixé par le président américain était sans doute démesuré et en grande partie utopique mais au moins l’ambition avait un sens et du souffle. Elle contenait en elle la possibilité d’une stratégie et d’une évaluation. En comparaison, la smart city lyonnaise semble bien pauvre. Aucune logique d’ensemble sinon une accumulation de moyens reliés par un usage commun des NTIC. Est-ce suffisant pour en faire un axe de développement territorial visionnaire? Ce serait oublier qu’améliorer le fonctionnement d’une ville grâce à la technologie n’a rien de très nouveau et qu’une plateforme de suivi digital du trafic diffère finalement assez peu de l’installation du premier feu rouge aux États-Unis en 1914.

Partenaires très privilégiés

Au-delà de la question de sa cohérence, la smart city interroge également sur les rapports qu’elle institue entre acteurs privés et publics. À Lyon, un accord cadre lie depuis 2011 l’agglomération à EDF, désigné comme prestataire privilégié pour mener des expérimentations en matière de smart grids. Une approche qui permet à l’heureux élu de faire partiellement cofinancer ses recherches et surtout d’écarter la concurrence à laquelle s’est pourtant ouverte le marché français. Déjà, l’accord avec le NEDO prévoyait une exclusivité similaire pour l’entreprise Toshiba.

Bien sûr, pour se défendre de toute attitude monopolistique, les prestataires retenus mettent en avant les inévitables partenariats qu’impliquent les projets smart city. Mais force est de constater qu’il s’agit principalement de s’allier avec des acteurs non concurrents, ou le cas échéant, avec des entreprises de taille moindre.

L’exemple d’EDF est de ce point de vue parfaitement éclairant. Parmi les partenaires associés au géant français, on trouve des acteurs de la filière de l’industrie électrique, de l’équipement de la maison, du BTP et des télécoms (Orange et SFR). Mais au nom de quel principe ce tour de table n’inclut-il pas les autres fournisseurs d’énergie? Quelle logique justifie la position monopolistique d’un acteur privé en phase de recherche dans le cadre d’un programme placé sous l’égide de l’Ademe et de la seconde ville française? Une chose est sûre: ce n’est généralement pas la stratégie retenue pour faire émerger les solutions les plus pertinentes au meilleur coût.

La première possibilité, la plus fréquente, consiste pour les acteurs publics à miser sur la concurrence et à retenir la solution la plus performante, conformément à l’esprit du marché public. La seconde consiste à s’engager aux côtés des entreprises mais en exigeant, en contrepartie, une mise en commun des efforts de recherche, ouverte et égalitaire entre acteurs concurrents et de taille différente. Aucune de ces stratégies n’a été retenue à Lyon. Dans le cas de la smart city, il ne s’agit ni de mise en concurrence, ni de mutualisation mais d’un pilotage pour le moins curieux.

Coûts exorbitants et résultats discutables

Sans appropriation par les usagers, les technologies ne changent pas le réel

Mais après tout, doit-on s’offusquer d’une définition floue et d’un pilotage incertain si la smart city apporte un gain incontestable pour les citoyens-utilisateurs? L’essentiel n’est-il pas d’obtenir des résultats? Oui, très certainement. Pour autant, force est de constater que la montagne risque bien d’accoucher d’une souris.

Le projet phare lyonnais de fluidification du trafic «Optimod’», lancé en 2012 et bénéficiant de 7 millions d’euros de financement, vient seulement de franchir la première étape de collecte des données en temps réel. C’est en soi une performance technique. Mais on peut légitimement craindre que les utilisateurs lyonnais auront déjà opté pour d’autres solutions lorsque les premières applications concrètes d’Optimod’ verront le jour. Comment par exemple faire face à une solution de gestion de trafic collaborative comme Waze, rachetée pour 1 milliard de dollars par Google, et forte de plusieurs millions d’utilisateurs en France?

Au-delà de Lyon, l’expérience Linky à l’échelle nationale vient souligner la relativité des résultats obtenus à ce jour en matière de smart city. L’installation de 35 millions d’exemplaires du compteur intelligent d’ErDF pour 4,5 milliards d’euros, s’est avérée être un échec. Alors qu’on promettait des économies d’énergie significatives, les premières études ont révélées que, «pour 90 % des consommateurs, l’arrivée de Linky n’a rien modifié dans leurs pratiques».

On découvrirait ainsi un peu tard que, sans appropriation par les usagers, les technologies ne changent pas le réel. Bien sûr, il se trouvera toujours des chiffres un tant soit peu significatifs pour justifier en dernière instance la pertinence du modèle de la smart city. Mais en quoi ce modèle aura-t-il vraiment joué un rôle dans les avancées opérées par les opérateurs privés? On peut en réalité d’ores et déjà se poser la question.

Que de la com’?

L’exemple de Lyon donne le sentiment d'une façade dissimulant de la communication autour d’innovations technologiques plus ou moins inévitables

Finalement la smart city, à Lyon ou ailleurs, pourrait bien être ce que beaucoup pressentent depuis l’origine: un concept marketing à succès. De la même manière qu’il y a eu un engouement des collectivités territoriales pour l’«Agenda 21», aujourd’hui en perte de vitesse, l’hystérie smart city pourrait bien rapidement retomber. Un tour rapide sur Google Trends permet de suivre la trajectoire descendante du sujet «Agenda 21» depuis 2005, c'est-à-dire l’année même où le concept de smart city a pris son envol. Corrélation ne veut pas dire causalité, mais on peut malgré tout parier que, lorsque toutes les villes auront revendiqué une politique smart city, plus aucune ne le sera particulièrement et que, les médias étant repus, de moins en moins d’élus s’en réclameront. Certainement au profit d’un nouvel étendard.

Cela veut-il dire que l’engouement pour la smart city relève du phénomène hors sol et quelque peu disproportionné? Une chose est certaine: à bien regarder l'exemple de Lyon, la question mérite d'être posée tant l'analyse des faits donne le sentiment d'une façade dissimulant quelque chose qui ressemblerait à de la simple communication autour d’innovations technologiques plus ou moins inévitables.

Les synergies entre les différents domaines d'action? On les perçoit difficilement. Les partenariats entre les entreprises pour trouver des solutions innovantes? Ils ressemblent plutôt à une façon pour Lyon de acorder un avantage concurrentiel à EDF ou Toshiba sur de futurs marchés. Les résultats concrets? Là encore, ils sont sujets à caution ou, faute d’objectifs quantifiables, terriblement flous.

À défaut d'intelligence, la smart city de Lyon reste une intention et un label autodécerné de modernité. Un peu juste quand même. En tout cas, à l'heure où Paris s'apprête à investir énormément d'argent et où d'autres grandes agglomérations ne demandent qu'à suivre l'exemple de Lyon, il serait temps d'être plus critique et plus exigeant sur le contenu exact de la smart city. Les enjeux de la mobilité et de l'environnement le justifient pleinement.

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