«Assis au fond d'une limousine d'un noir d'encre garée devant une maison donnant sur la Cinquième Avenue, j'essaie de lire un article sur Donald Trump dans le dernier Fame.» Ces lignes ne sont pas extraites d'un récent reportage sur l'homme d'affaires devenu le favori (pour l'instant et peut-être très provisoirement) des sondages pour la primaire républicaine aux États-Unis: elles datent de 1991 et sont signées Bret Easton Ellis.
Car c'est ainsi que beaucoup d'entre nous ont découvert le milliardaire, en véritable obsession de Patrick Bateman, le héros psychopathe de American Psycho. Le nom de Trump (ou celui de son épouse de l'époque Ivana, ou encore de sa tour) est mentionné vingt-cinq fois dans le roman, au point que son nom est mentionné sur la quatrième de couverture de l'édition française chez 10/18.
Rencontrer Trump fait partie des principaux objectifs de Bateman:
«Avant Noël, j'ai quelques priorités: 1) Obtenir une réservation au Dorsia un vendredi soir, pour Courtney et moi. 2) Me faire inviter au réveillon de Trump, sur le yacht.»[1]
Bateman croit d'ailleurs le voir partout:
«Ça n'est pas la voiture de Donald Trump? fais-je, le regard fixé sur une limousine bloquée dans les embouteillages, juste à côté de nous.»
Sa simple vision suffit à le ragardaillir:
«Les affiches délavées de Donald Trump sur la couverture de Time, qui recouvrent les vitres d'un autre restaurant abandonné, le Palaze, me donnent un regain d'assurance.»
Il accorde une importance démesurée à ses avis, par exemple quand un collègue lui remet un article de journal où Trump dit du bien d'un restaurant qu'il n'aime pas:
«–Tiens. Il fouille dans sa poche et me tend un article photocopié: lis ça, histoire de te prouver que tu te trompes.
–Qu'est-ce que c'est? fais-je, dépliant la feuille.
–Un article à propos de ton héros, Donald Trump, répond McDermott en grimaçant un sourire.
–Ouais, effectivement, dis-je, soudain angoissé. Comment se fait-il que je ne l'aie jamais vu? C'est curieux.
McDermott pointe un doigt accusateur sur le dernier paragraphe, qu'il a souligné en rouge. "Et d'après Donald Trump, où sert-on les meilleures pizzas de Manhattan?"»
Et cela, aussi bien concernant la musique que la nourriture:
«Dans la limousine qui nous emporte vers un endroit mystérieux appelé Meadowlands, Carruthers s'emploie à rasséréner tout le monde, affirmant que Donald Trump est un inconditionnel de U2, ajoutant, éperdu, que John Gutfreund [à l'époque PDG de la banque d'investissement Salomon Brothers, ndlr] aussi achète leurs disques.»
Il en vient même à mentir en affirmant le connaître:
«Il siffle quelque chose, fume une cigarette.
–Nous allons à une soirée organisée par Donald Trump, mens-je.
–Chouette. Très chouette.
–Donald est très sympa. Il faut que tu fasses sa connaissance. Je... Je te présenterai à lui.»
Évidemment, son entourage sature:
«–L'entrée à trente balles par tête, ça n'est pas exactement les bas-fonds, Evelyn. Puis, soupçonneux: pourquoi n'as-tu pas invité Donald Trump à ton réveillon?
–Non, pas encore Donald Trump, gémit-elle. Oh, mon Dieu... C'est pour ça que tu faisais le clown? Il faut que ça cesse, c'est une véritable obsession! fait- elle, criant presque.»
Bateman comme Trump ne sont qu'une façade, tout en surface. Pour Bateman, Trump est un gilet de sauvetage, une figure paternelle dingue et décidée qui ramène l'ordre quand son propre manque de croyances le submerge
Dan Duray
Donald Trump, le jeu de plateau
Dans le roman, Patrick Bateman est aussi fan du best-seller autobiographique L'Art des affaires, publié par Trump en 1987. Comme le notait un récent article de Mashable, cette publication coïncidait symboliquement avec le Wall Street d'Oliver Stone, symbole des années folles de la finance américaine. Le livre lui rapporte encore de 15.000 à 50.000 dollars de royalties selon les années.
Sur le site Bookforum, le journaliste Dan Duray s'interrogeait il y a quelques jours sur ce que nous dit de Trump son association avec un personnage aussi fort (et négatif) que Bateman:
«Que dit d'un pays le fait d'avoir un candidat à la présidence qui est une telle parodie des excès des années 1980 qu'il sert littéralement de modèle dans la vie à un personnage raciste, homophobe, misogyne qui constitue la parodie ultime des mêmes excès? [...] Bateman comme Trump ne sont qu'une façade, tout en surface. Pour Bateman, Trump est un gilet de sauvetage, une figure paternelle dingue et décidée qui ramène l'ordre quand son propre manque de croyances le submerge. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, c'est une croyance fondée sur le nihilisme. C'est pourquoi, selon moi, Trump peut provoquer un éventail de réponses aussi large, des huées lors d'évènements sportifs à la confiance des électeurs.»
Reste néanmoins qu'American Psycho n'est peut-être pas l'incursion la plus étonnante de Donald Trump dans la pop culture: dans les années 1980, il a aussi eu son propre jeu de plateau.
1 — Les phrases citées sont extraites de la traduction française de Alain Defossé. Retourner à l'article