De Tsili, livre bref et magnifique d’Aharon Appelfeld publié aux éditions de l'Olivier, le réalisateur Amos Gitai a fait Tsili, film bref et magnifique. Le film est infiniment fidèle au livre, en ne lui ressemblant pas. Appelfeld raconte l’histoire d’une adolescente juive d’un village d’Europe centrale au début des années 1940, dont le nom est aussi celui du livre. Abandonnée par sa famille en plein ouragan antisémite, maltraitée et humiliée par tous, Tsili se réfugie dans la forêt, y survit seule au milieu d’un monde en guerre et d’un pays hostile, y est rejointe par un autre Juif qui se cache, Marek.
Gitai, lui, ne raconte pas. Il filme.
D’abord, on est ailleurs. Corps blanc sur fond noir, dans la nuit abstraite des signes et des mythes, une jeune femme danse. Puis, tout de suite, elle est là. Elle est dans la forêt. Elle se bat, contre les éléments, les épines, le froid, la pluie. Elle travaille, fabrique une sorte d’abri de branchages, plutôt une idée d’abri qu’une construction utile. Elle est fille, femme, être humain, animal. Elle ne parle pas, elle lèche quand elle saigne, elle gratte et grogne. Elle vit.
Un rôle, deux interprètes
Elle? Ce n’est plus un personnage, c’est la flamme même de la vie, faible, et sale, intense. Elle a un visage, et puis un autre. Un corps, et puis un autre. Une manière de bouger, et puis une autre. En confiant le rôle alternativement à deux interprètes, toutes deux impressionnantes, Meshi Olinski et Sarah Adler (et plus tard à une troisième, la voix de Lea Koenig), Gitai transforme un personnage de fiction en être de légende, en symbole si on veut, mais un symbole très incarné, très physique, avec des mains, une peau, des lèvres et des dents, des yeux.
On est avec Tsili au ras du sol et puis de très haut, à la verticale. Qui regarde ainsi? Dieu? Mais quel Dieu en cet enfer?
Autour, il y a la forêt, ses bruits, ses menaces, ses beautés. Autour, il y a la guerre. Le bruit ininterrompu des bombardements, des passages d’avion, des coups de feu, parfois au loin les chiens, des voix crient. Cela ne s’arrête pas.
Le chaperon et les 100.000 méchants loups
On est avec Tsili. Au ras du sol, des herbes, des taillis, des racines. Et puis autrement aussi, dans cette autre dédoublement qui fait écho à celui de l’actrice, le déplacement radical du point de vue: de très haut, à la verticale. Qui regarde ainsi? Dieu? Mais quel Dieu en cet enfer?
Du fond de l’image comme du fond des bois et de la guerre, Marek arrive. Il parle yiddish. Il pose quelques questions, et semble un épouvantable bavard tant l’absence de parole s’était remplie à ras bord de sensations, à la fois terrifiantes et vitales, qui font la géniale première partie du film.
Souvent longs, les plans sans parole des travaux et des jours de Tsili sous ce double regard, ras du sol et zénithal, participent aussi de ce double processus qui porte le film, à la fois matériel à l’extrême et du tissu dont sont fait les légendes. Chaperon gris traquée par 100.000 loups, Petit Poucet d’une histoire qui ne fut que trop réelle.
Cette harmonie ouvre une étonnante liberté à chacun: celui qui écrit, celui qui filme, celui qui lit, celui qui regarde
L'expérience du survivant
Avec Marek autre chose commence, la parole va revenir, l’échange va revenir. Les mots, les regards, les gestes. Dans cet antre de branchage, d’autres violences, d’autres partages, jusqu’à ce plan impossible, qui de l’enfer fait émerger une vision d’Eden, qui du tréfonds de la terreur, de la faim, de la brutalité, extrait le joyau de ces deux corps nus enlacés dans un nid d’avant le Mal.
Amos Gitai travaille le roman par le cinéma comme l’écrivain a travaillé son vécu et l’histoire avec la littérature, d’où cette impressionnante harmonie entre les deux œuvres, Tsili le livre et Tsili le film. Cette harmonie ouvre une étonnante liberté à chacun: celui qui écrit, celui qui filme, celui qui lit, celui qui regarde.
Suivant à bonne distance le parcours raconté par le livre, mais le suivant quand même, le film accompagne ensuite les développements inventés par Appelfeld, lui-même poète de sa propre histoire, qui transformait magiquement son expérience de survivant de l’extermination en conte individuel et collectif, ancré dans l’histoire et dans l’imaginaire.

© Trikita Entertainment
En constante réinvention
Poussant plus loin encore, s’inspirant d’autres de ses travaux qui relèvent davantage de l’installation, Amos Gitai cherche dès lors des retrouvailles rêvées et cauchemardées entre les événements historiques, le récit romanesque et l’aventure cinématographique. Cela passe par un violon et une foule, cela se matérialise en un plan séquence final où se font entendre les mots qui ouvraient presque le livre, le début du chapitre 2.
Le son a changé, l’occupation de l’espace a changé, la musique est venue, et plusieurs voix, le grand tableau vivant reprend toute l’affaire selon un autre point de vue, qui n’est pas cette fois un changement d’axe de caméra, mais un recul, que des archives en noir et blanc reconfigureront encore.
Ainsi va le film Tsili sur son chemin à nul autre pareil. Il se réinvente plusieurs fois pour mieux prendre en charge la profondeur d’une histoire si vaste et si sombre qu’il fallait commencer par s’approcher avec attention d’une seule, perdue dans les bois. Et la regarder.
D'Amos Gitai, avec Sarah Adler, Meshi Olinski, Adam Tsekhman.
Durée: 1h28. I Sortie le 12 août