L’hédonisme effréné et je-m’en-foutiste de Miley Cyrus s’expliquerait-il par un compte-à-rebours mortel dont elle seule est au courant? Les gamins d’One Direction, pourraient-ils être les réincarnations d’Amset, Hâpi, Douamoutef et Kébehsénouf, les quatre fils d’Horus et protecteurs des viscères momifiés? Auquel cas Beyoncé et Jay-Z seraient les Osis et Osiris d’aujourd’hui? Non, ces hypothèses farfelues et bien improbables ne sont pas dues à un abus de peyotl ou à un examen trop approfondi des images générées par l’intelligence artificielle de Google.
Tout ça c’est la faute de The Wicked + The Divine, le comic book le plus attractif du moment, le produit intelligent de décennies de pop culture compactées dans un objet à la fois sexy et complexe, trépidant et libérateur. Lancée en juin de l’année dernière, la série des Britanniques Kieron Gillen (scénario), Jamie McKelvie (dessin) et Matt Wilson (couleurs) a trouvé en treize numéros son large public, rendu accro à sa trame dramatique et son flux d’images flashy qui attrapent l’œil. Un succès qui s’explique par les différentes strates composant Wic/Div (l’abréviation et hashtag consacré), de la première, la plus glitter, à la plus noire cachée plus en profondeur.

La divinité Amaterasu
Mythologie et idoles pop
D’abord, il y a ce pitch littéralement fantastique: tous les quatre-vingt-dix ans, des adolescents deviennent la réincarnation de divinités empruntes à des mythologies bien variées (grecque, japonaise, sumérienne, irlandaise, etc) et forment un nouveau Panthéon. Ainsi, Hazel Greenaway, 17 ans d’Exeter, devient Amaterasu, déesse japonaise du soleil (par ailleurs pour les gamers personnage principal du jeu Ōkami). D’autres jeunes, tous anglais et mineurs, se transforment en Baal, Sakhmet, Dionysos, Lucifer, Odin, Baphomet…
Désormais détenteurs de pouvoirs surhumains, ils embrassent une célébrité immédiate, donnent des concerts aux allures de grandes messes. S’ils s’imposent comme les nouveaux modèles des adolescents, à l'instar de Laura la protagoniste principale, c’est autant grâce à la force de leur art que par leur charisme de pop stars. Jolie astuce: le look de chacun renvoie à des célébrités réelles. Ainsi Lucifer porte le costume classe de David Bowie période Thin White Duke (soit, grosso modo, les années Young Americans-Station To Station) Sakhmet et Baal constituent des clones de Rihanna ou de Kanye West tandis qu’Odin porte le casque intégral comme les Daft Punk (mais ses Valkyries sont toutes asiatiques).
Dans The Wicked + The Divine, il y a surtout la volonté d’explorer ce qui est considéré comme de la merde par la culture avec un grand C. Si tu examines les trois formes d’art auxquelles j’ai dédié ma vie, ce sont les jeux vidéo, la pop music et les comics
Kieron Gillen
À sa grande surprise, Florence Welch –alias Florence + The Machine– a prêté une partie de son apparence à Amaterasu. Croiser les mythologies et les idoles pop actuelles –pour certains de leurs fans, les dieux actuels– constitue la fondation de The Wicked + The Divine (littéralement «le méchant + le divin»). Quand on voit que, très récemment, une statue a été érigée à Detroit en l’honneur de Baphomet par des adorateurs satanistes, l’idée se révèle encore plus troublante.
Ce n’est pas la première fois que Gillen et McKelvie bâtissent une série autour de l’art, de la création et de la célébrité. Bien différente de leurs travaux pour Marvel (l’extraordinaire Young Avengers pour les deux, Journey Into Mystery ou, plus récemment, Darth Vader, pour Gillen) Phonogram baignait dans la brit-pop et abondait en références musicales. Par mail, Kieron Gillen nie être obsédé par la pop. Enfin, plus ou moins.
«Je dirais plutôt que ce sont la culture et l’art qui m’obsèdent… mais ça serait quand même mentir. Comment la culture t’aide à construire ta personnalité et ton identité reste un de mes thèmes préférés. Dans The Wicked + The Divine, il y a surtout la volonté d’explorer ce qui est considéré comme de la merde par la culture avec un grand C. Si tu examines les trois formes d’art auxquelles j’ai dédié ma vie, ce sont les jeux vidéo, la pop music et les comics. Je soupçonne qu’une partie de mon obsession s’explique par tout ce qu’ils représentent pour moi. Mais l’autre partie vient de mon désir de mener une bataille perdue d’avance pour des choses qui n’obtiennent pas encore le respect qu’elles méritent. Je prends toujours le parti des outsiders.»
Une couverture par Grimes
Kieron a d’ailleurs alimenté sur Spotify une playlist de 20 heures en forme de BO idéale (avec, entre autres, «I Am a God» de Kanye West ou «Celebrity Skin» de Hole). Sorte de retour d’ascenseur: la Canadienne Grimes –oui la musicienne canadienne Claire Boucher, celle-là même qui se joue des styles– a conçu une couverture spéciale pour l’épisode 14 de Wic/Div dont la sortie est prévue tout début septembre.

Laura
En s’attaquant de manière aussi originale au thème de l’adoration, le comic book de Gillen & McKelvie a frappé les esprits. Pendant que le cerveau des lecteurs a été assailli de questions, leurs yeux ont vite été hypnotisés par le design des personnages. Du coup, les cosplays ont proliféré sitôt la parution des premiers numéros lors des conventions américaines (mais pas seulement) et chacun a pu s’approprier le costume, glam, gothique ou barré, de son personnage préféré.
Cependant, WicDiv n’est pas qu’une fable maligne autour de la célébrité favorisant les déguisements extravertis, son succès n’est pas dû à sa galerie de costumes. Une donnée très importante injecte à la série l’urgence et le shoot d’adrénaline nécessaires. En effet, les membres du Panthéon n’ont que deux ans pour profiter de leur situation avant que leur mort programmée ne réduise leur aura au néant. Hé oui, born to die, pour paraphraser Lana Del Rey (qui aurait pu servir de modèle à un des néo-dieux). Kieron Gillen aime-t-il jouer au démiurge comme George R.R. Martin, l’auteur de Game Of Throne, qui aime couper les têtes de ses protagonistes?
L’expérience du deuil est au centre de la série. C’est mal quand ça arrive à un personnage. C’est pire dans la vraie vie
«J’aime être agressif avec mes personnages, nous explique le scénariste, parce que mon penchant naturel va vers la tragédie. Dans le cas de WicDiv, c’est même le concept du livre. Nous l’annonçons en première page de chaque numéro: ces personnages seront morts d’ici deux ans. Si le timing de leur mort peut être étonnant, qu’ils meurent ne devraient toutefois pas provoquer de surprise. Si j’aime traiter durement mes personnages, les raisons diffèrent d’une série à l’autre. The Wicked + The Divine est explicitement une œuvre sur la mort. Nous disposons d’un temps limité à passer sur cette planète. Pourquoi alors être un artiste? C’est cette notion que nous essayons d’explorer. L’expérience de la perte, du deuil est au centre de la série. C’est mal quand ça arrive à un personnage. Pour dire une évidence, c’est bien pire quand ça arrive dans la vraie vie.»

Grimes
À la mémoire de son père
Il sait de quoi il parle: la trame de WicDiv lui est venue une semaine après un événement tragique… il venait d’apprendre que le cancer de son père entrait en phase terminale. Le jour où son père est mort, il mettait un point final à son scénario pour les Young Avengers, série que McKelvie et lui (également avec le coloriste très doué Matt) ont brillamment relancée entre janvier 2013 et janvier 2014. L’équipe de super-héros adolescents y était confrontée à des versions brutales et maléfiques de leurs parents respectifs, créées par une sorte de parasite inter-dimensionnel.
Comme il l’a écrit en postface du 5e numéro de WicDiv (où il revient sur le cancer de son père): «Il y a un motif récurrent dans une bonne partie de mon travail des dix-huit mois précédents: essayer de se reconnecter avec ses parents avant qu’il ne soit trop tard.» Has been, le parricide à la «The End» des Doors et le complexe d’Œdipe…
Malgré une partie de son inspiration gothique et les cadavres qui émaillent l’intrigue, The Wicked + The Divine n’a rien d’une série morbide. Au contraire, il s’agit d’une célébration de la vie, dansons, rions et jouissons jusqu’à que nos jambes nous lâchent et notre cœur s’arrête. Aimons sans tabou et surtout sans norme imposée. Parmi les dieux du Panthéon, la sexualité est vécue pleinement quelle que soit l’orientation (pas toujours claire et tranchée) de chacun.

Si ce comic book sort aussi de l’ordinaire, c’est parce qu’il ne renvoie pas à un imaginaire blanc et macho. Les races et les genres y sont mélangés, les femmes aussi –si ce n’est plus– fortes que les hommes. Dans un paysage éditorial où les séries mainstream cherchent toujours consciemment ou non à flatter l’instinct d’ados hétéros, on trouve au contraire dans WicDiv, malgré les paillettes, un reflet assez juste du monde d’aujourd’hui. D’où la réception enthousiaste du lectorat de comics féminin. Au moment où la parité a été atteinte pour la première fois au Comic-Con de San Diego, The Wicked + The Divine, sans être militant, va indéniablement dans le sens du progrès.
Ce que nous confirme Violette Paquet, auteure féministe et ouvertement lesbienne. Elle qui a remporté le prix Avalon du concours Geekopolis avec sa nouvelle fantasy La Reine des esprits et prépare une trilogie d’anticipation, s’est penchée récemment sur le problème de représentation dans les genres qu’elle préfère, le fantastique, la science-fiction, l’heroic fantasy. En tant que lectrice, elle a souvent eu du mal à s’identifier aux personnages de comics.
La série représente des femmes multiples, fortes et intelligentes. Elles sont des actrices à part entière de l'histoire et leurs décisions influencent le récit
Violette Paquet, auteur féministe
«J'ai l'impression que Marvel Comics et DC Comics ont des difficultés à représenter des personnages LGBT (lesbienne, gay, bi, trans). Il leur arrive parfois d'essayer, comme avec Batwoman, mais ce sont des séries qui s'achèvent trop tôt et qui manquent de souffle (autres exceptions: le coming-out de Northstar/Vega, membre des X-Men et d’Alpha Flight ou celui, beaucoup plus récent, d’un autre X-Men, Iceberg). Aujourd'hui, je me suis tournée vers Image Comics. Saga, Rat Queens et The Wicked + The Divine sont les preuves qu'il est possible de créer des personnages intéressants sortant des stéréotypes. WicDiv est une série très inclusive. Chaque personnage a son histoire. Son identité de genre et son orientation sexuelle ne constituent que des éléments de sa personnalité.
Nombreuses sont les œuvres culturelles, les séries policières par exemple, où les personnages LGBT, souvent les femmes trans, seront les victimes d'un assassin. Au contraire, les membres du Panthéon sont des personnes aux identités et aux cultures diverses qui permettent aux lectrices et aux lecteurs de se questionner et de s'identifier. La série représente des femmes multiples, fortes et intelligentes. Elles sont des actrices à part entière de l'histoire et leurs décisions influencent le récit. Laura est tout ce que j'aime chez une protagoniste: elle est curieuse, elle porte le récit et je trouve cela réjouissant de voir une héroïne noire à la sexualité ambiguë. The Wicked + The Divine est aussi une belle réflexion sur la mort et le besoin de laisser une trace derrière soi, d'avoir un objectif avant de disparaître.»
Des feedbacks très intimes
L’identification dont parle Violette est réelle et a pris une ampleur phénoménale. Il suffit de lire le courrier des lecteurs reproduit en fin de numéro pour s’en rendre compte. Un exemple (publié dans le n°9) où le lecteur/la lectrice affirme combien la présence dans la série du personnage androgyne Inanna l’a sauvé(e).
«J’ai passé tellement de temps à souffrir de dépression je ne savais absolument plus qui j’étais (…) Je ne savais même plus de quel genre j’étais (…) Et puis il y a eu Inanna. "Je peux être quiconque je veux être. Je peux être qui je suis". Je ne vais pas mentir, j’ai pleuré (…) Je vais me construire, découvrir mes vraies couleurs et tout ira bien. Je suis en train d’y arriver. C’est un processus très long mais c’est en train d’arriver. Tout ça essentiellement grâce à un comics qui parle de dieux, de cogner des gens et de musique…»

Laura.
Ce feedback très intime, les auteurs de la série le prennent avec humilité. «Je me suis rendu compte, explique Kieron Gillen que plus tu mets de toi-même dans une histoire, plus les gens réagissent fortement. WicDiv nous est tellement personnel que la série provoque logiquement ce genre de réponses. Il y a des courriers que nous ne reproduisons pas parce que leur auteur nous l’a expressément demandé et qui vont encore plus loin que ceux qui ont été imprimés. L’art est une chose puissante et nous rappelle que, si nous pouvons être condamnés, nous ne sommes pas seuls.»
Depuis mai dernier, on sait que la série pourrait être adaptée pour la télé via Universal Television. Un peu prématuré? Non point, Kieron Gillen annonce que le comic book comptera entre 30 et 60 numéros, «probablement 40», ce qui laisse de la marge. Alors qu’elle a reçu le prix de la meilleure série aux British Awards en 2015 et qu’elle a été nominée trois fois aux Eisner Awards (grosso modo, l’équivalent des Fauve du festival d’Angoulême), The Wicked + The Divine ne bénéficie toujours pas, scandale, de sortie française.
Bientôt une traduction française?
Même si cela devrait bien vite changer –des éditeurs français sont sur le coup et en contact avec les auteurs–, il va falloir pour l’instant la lire en VO. Pour celles et ceux qui préfèrent les recueils bien épais, deux sont déjà sortis, The Faust Act et Fandemonium en attendant Commercial Suicide qui réunira les épisodes 12 à 16 avec cinq dessinateurs invités (dont la très talentueuse illustratrice française Stéphanie Hans.
L’épisode 14, promet Gillen, sera la chose la plus audacieuse qu’il ait conçue de toute sa (jeune mais prolifique) carrière. D’ici à ce que l’on meure tous, le futur est excitant.