C'est un album qui continue de susciter le débat. Metal Machine Music de Lou Reed, sorti en juillet 1975, il y a tout juste quarante ans, est un ovni total. Dans la discographie de l'artiste, décédé en octobre 2013, mais aussi dans l'univers rock. Pourtant, il se pourrait bien qu'il soit finalement le plus représentatif de l’œuvre du leader du Velvet Underground.
1.L'art de la provoc
Comme beaucoup de rock stars après et surtout avant lui, Lou Reed était un provocateur. Quand Metal Machine Music sort, en juillet 1975, on pense à une blague, ou plus largement, à un grand doigt d'honneur adressé à l'industrie musicale et au public. Composé essentiellement de feedbacks de guitares distordues, et ce durant soixante-quatre minutes, l'album subit l'ire de presque tout le milieu rock de l'époque, et d'une très large partie du public. Il faut dire que rien ne laissait présager un tel virage dans l'univers du chanteur. Rock'n'Roll Animal et Sally Can't Dance, ses deux précédents album, sortis à quelques mois d'intervalle en 1974, font partie des plus abordables de sa discographie, des succès mondiaux et populaires.
En phase de devenir une immense rock star donc, Lou Reed prend tout le monde à contrepied, et se rappelle à son mentor Andy Warhol, en faisant passer la démarche avant le résultat. Chose rare pour un artiste d'une telle notoriété. Beaucoup s'estiment floués, moqués. Reed, qu'on savait déjà provocateur, tourmenté et parfois très bizarre, donne ici du grain à moudre à ses détracteurs, type: «Vous vous intéressez à mes frasques? Vous ne parlez que de mon attitude? Voilà qui devrait vous plaire.»
Quiconque est capable d'écouter ce disque jusqu'à la quatrième plage est encore plus malade que moi
Lou Reed
Metal Machine Music, c'est Lou Reed qui sait qu'il est regardé, écouté et pas forcément pour sa musique. C'est un acte conscient, calculé et réfléchi, qui veut faire réagir. Car Lou Reed n'est pas qu'une simple rock star, c'est aussi un artiste qui se joue des codes de l'industrie musicale rigide de l'époque, des contrats, des ventes qui explosent.
2.L'art de laisser planer le doute
Mais qu'a vraiment voulu faire Lou Reed? Lors de la sortie de l'album, le chanteur reste volontairement évasif, limite la promo. Se contentant de déclarer: «Cet album n'est pas fait pour être écouté» ou «Quiconque est capable d'écouter ce disque jusqu'à la quatrième plage est encore plus malade que moi».
Après avoir joué la carte de la provoc, il laisse planer le doute, comme souvent. Autodestruction commerciale, stratagème pour faire parler de lui... Toute sa carrière, il s'est joué de sa propre image, faisant passer des tactiques promotionnelles pour des frasques et des mini-suicides. Comme il a laissé planer le doute sur ses prises de drogues, sur ses rapports avec Warhol, sur sa sexualité, sur ses rapports avec John Cale (son compère de The Velvet Uderground).
Je réalise que n'importe quel idiot avec l'équipement adéquat aurait pu enregistrer cet album, y compris moi, vous ou Lou. C'est une des raisons principales pour lesquelles je l'aime autant
Lester Bangs
Une chose est sûre, RCA n'a aucun doute: la maison de disque retire l'album des bacs et réclame 60.000 dollars à Lou Reed. Selon la légende, Metal Machine Music est le plus retourné en magasin de l'histoire. Et le rockeur ne bronche pas, ne s'étonne pas et ne s'insurge pas, si bien que le public ne sait plus s'il est en train de réussir à se saborder (il était particulièrement dépressif à cette époque), à se faire un coup de pub, ou à prouver qu'il est en décalage avec la pop culture que ses précédents albums incarnaient de plus en plus. Pourtant, il y a bien la mention «An Electronic Instrumental Composition» sur la pochette. Malgré cela, le doute plane et qui dit doute dit débat et divisions.
3.L'art de la division
À sa sortie, on parle beaucoup de Metal Machine Music. Dans les médias américains surtout. Descendu par Rolling Stone comparant l'expérience d'écoute à «des gémissements tubulaire d'un réfrigérateur galactique», le guide de compilation MusicHound lui donne sa fameuse note «Woof!» (c'est-à-dire «nourriture pour chien» et donc zéro). Globalement, ce sont les titres majeurs, les gros vendeurs, habitués aux albums classiques florissant à l'époque qui tirent à boulet rouge sur le disque.
D'autres parviennent à l’encenser. C'est notamment le cas du plus connu des rock critic: Lester Bangs. Dans le magazine proto-punk Creem, il déclare, quelques mois après la sortie de l'album:
«Je réalise que n'importe quel idiot avec l'équipement adéquat aurait pu enregistrer cet album, y compris moi, vous ou Lou. C'est une des raisons principales pour lesquelles je l'aime autant. […] Je prends Metal Machine Music tous les jours, comme des vitamines. […] Tous les propriétaires sont des connards hypocrites qui laisseraient les ruines de Pompei tomber sur votre lit avant de lever le petit doigt. Ils méritent ce qui risque de leur arriver, et MMM est l'astuce ultime et indémodable pour rompre son bail. Tous les locataires des États-Unis devraient posséder une copie de cet album. Aux armes! […] C'est le plus grand disque jamais enregistré dans l'histoire du tympan humain. Numéro deux: Kiss Alive!»
Et cela en dépit d'une relation tumultueuse entre les deux hommes, ponctuées d'interview devenues cultes, des «rounds» comme le disait Bangs.
Autre critique à se ranger du côté de Lou Reed, Victor Bockris du magazine Punk, qui explique, dès 1976, à quel point Metal Machine Music laisse présager l'arrivée du punk à New York.
Ce disque symbolise l'opposition entre les classiques et les modernes du rock, à une époque où une nouvelle génération d'artistes en terminent avec l'ère (trop naïve à leur goût) des protest songs et du flower power
L'album divise donc les critiques, mais pas n'importe lesquels. Ce sont bien les médias les plus portés vers la scène punk qui en font l'éloge, quand les titres plus classiques le descendent. Ce disque symbolise l'opposition entre les classiques et les modernes du rock, à une époque où une nouvelle génération d'artistes en terminent avec l'ère (trop naïve à leur goût) des protest songs et du flower power. Metal Machine Music, qualifié par beaucoup comme avant-gardiste, est en fait le reflet d'une mutation énorme dans l'univers rock, et n'est donc, sur ce point avant-gardiste que d'une année. S'estimant floués, certains fans menacent de mort Lou Reed. Le traumatisme chez son public est comparable à celui provoqué par Bob Dylan dix ans auparavant.
4.L'art du travail studio
Enfin, si Metal Machine Music peut être considéré comme l'album le plus représentatif de la carrière de Lou Reed, c'est aussi parce qu'il montre à quel point l'artiste était prolifique en studio. Dans des interviews réalisées plusieurs années après sa sortie, on s'aperçoit que le chanteur connaît presque toutes les fréquences de cet album, toutes les subtilités. Ce disque n'est pas une blague, et il a fallu des années pour que tout le monde s'en aperçoive.
Surtout, il est considéré par beaucoup comme annonciateur du mouvement punk, et comme un effort charnière voire fondateur de la musique bruitiste. Comme un Luigi Russolo, un John Cage ou un Karlheinz Stockhausen, Lou Reed a poussé une réflexion sonore, avec cohérence, et ce même si les quatre pistes sont peu abordables.
Par le passé, Lou Reed a toujours su parfaitement s'entourer pour réaliser ses albums. Que ce soit avec le Velvet, avec David Bowie (Transformer), Bob Ezrin (Berlin) Steve Katz (Sally Can't Dance, Rock'n'Roll Animal, Lou Reed Live), bien sûr et enfin Bob Ludwig. Ce dernier, ingénieur son de renom, a bossé avec les plus grands noms du rock, mais aussi avec Edgar Varèse ou Frank Zappa. Il a aussi signé plusieurs masters pour Lou Reed (Sally Can't Dance, Lou Reed Live). Il est donc parfaitement à même d'aider Reed à mener son projet à bien.
Et pour montrer que Metal Machine Music n'est définitivement pas une farce, l'ensemble allemand Zeitkratzer joue l'album en live en 2002, performance enregistrée. Lou Reed y tient la guitare.
Et même lorsque l'on croit que Lou Reed avait complètement théorisé sa musique, il est là pour rappeler que finalement, son art est une évidence:
«J'essayais de faire le solo de guitare ultime. Et je ne voulais pas m'enfermer dans une rythmique de batterie, ou une boucle, ou une tonalité particulière, ou un rythme, c'était ça l'idée. Juste des guitares, des guitares, des guitares.»
À la fois simple et compliqué, comme la discographie de Lou Reed.