Petite vacherie entre amis ou souci louable d’informer les décideurs économiques d’un vrai problème? Le Trésor français vient de publier une note faisant le point sur les diverses études menées à Berlin et à Bruxelles pour mesurer les effets possibles du recul de la population allemande et de son vieillissement. Et ces effets sont considérables: dans le scénario le plus noir, la dette publique allemande pourrait dépasser 180% du PIB à partir de 2060, c’est-à-dire qu’elle serait exactement du même ordre de grandeur que celle de la Grèce aujourd’hui. Cela paraît inimaginable, mais c’est la situation à laquelle peuvent conduire les évolutions en cours si rien ne change par ailleurs.
Affaiblissement démographique
A la base de ces scénarios se trouve la démographie. A l’échelle mondiale, la tendance est toujours à une croissance continue de la population, même si le rythme ralentit. Selon le département des affaires économiques et sociales de l’Organisation des nations unies, la population mondiale aurait atteint 7,3 milliards de personnes au milieu de cette année et continuerait à monter dans les prochaines décennies: 8,5 milliards en 2030, 9,7 milliards en 2050 et 11,2 milliards en 2100. Mais cette progression ne serait pas uniforme: particulièrement marquée en Afrique, elle cèderait au contraire la place à un recul dans plusieurs pays.
Le cas le plus connu est celui du Japon dont la population, estimée aujourd’hui à 126,5 millions, pourrait revenir à 120,1 millions en 2030, puis 107,4 millions en 2050 et 83,1 millions en 2100, soit un chiffre juste un peu supérieur à celui qui avait été enregistré en 1950. Mais l’Allemagne suivrait une trajectoire similaire: 80,6 millions en 2015, 79,2 millions en 2030, 74,5 millions en 2050 et 63,2 millions en 2100.
Cette double évolution –baisse et vieillissement de la population–, était annoncée depuis longtemps du fait de la faiblesse du taux de fécondité (nombre moyen d’enfants par femmes en âge de procréer), qui ne permet pas le renouvellement de la population; elle est maintenant perceptible. Le pic de population a été atteint en 2003 à 82,5 millions. Et, plus important encore du point de vue économique, la baisse de la population en âge de travailler a commencé, elle, dès la fin des années 90. Les 20-64 ans représentaient 63,5% de la population en 1991, mais seulement 60,5% en 2008. Seule l’immigration a permis de freiner ce mouvement.
Heureusement il y a l’immigration
Les gouvernements allemands successifs ne sont pas restés inactifs. La politique familiale se fait plus généreuse: allocation versée aux parents prenant un congé parental à partir de 2007, augmentation des allocations familiales en 2009 et 2010, investissement dans les crèches et dans les écoles pour permettre l’accueil des enfants toute la journée dans le primaire, etc. Par ailleurs des mesures ont été prises pour encourager l’immigration, notamment celle des diplômés venant d’autres pays européens. La crise de la zone euro est venue renforcer l’impact de de ces mesures, Italiens et Espagnols étant encouragés à prendre le chemin de l’Allemagne pour trouver du travail. Mais ce flux de migrants est probablement temporaire. De toute façon, les plus forts contingents viennent des pays d’Europe de centrale et orientale récemment entrés dans l’Union européenne, principalement de Pologne et de Roumanie. Et, déjà, on constate que certains d’entre eux reviennent au pays; c’est notamment le cas des Bulgares et des Hongrois.
Il est difficile donc de prévoir avec précision les évolutions démographiques futures compte tenu des fluctuations amples des mouvements migratoires. Le Destatis, l’institut allemand de la statistique, mise prudemment sur une décrue assez rapide du solde migratoire, qui passerait d’un niveau de 400.000 ou 500.000 actuellement à 100.000 à partir de 2021 et se stabiliserait ensuite autour de ce chiffre. Une chose est cependant certaine: tous les scénarios établis à Berlin par les spécialistes nationaux ou à Bruxelles par les experts du Ageing Working Group sont bâtis sur l’hypothèse d’une baisse significative de la population, qui s’établirait entre 67,6 millions et 73,1 millions en 2060 selon Destatis. Selon les prévisions européennes, la France ferait pratiquement jeu égal avec l’Allemagne en 2050 et la dépasserait ensuite, avec 75,7 millions d’habitants en 2060 contre 70,8 millions.
Une catastrophe pour les finances publiques
Est-ce une mauvaise nouvelle pour nos voisins? Ce n’en serait pas une si la baisse de la population se faisait de façon identique pour toutes les tranches d’âge. On aurait simplement un pays un peu moins puissant à l’échelle mondiale et un peu moins dynamique. Mais ce n’est pas ainsi que les choses devraient se passer. Car la baisse de la population en âge de travailler continuerait à être plus rapide que celle de la population totale: elle pourrait atteindre près de 30% d’ici à 2060. La population des 20-64 ans ne représenterait plus que 51% ou 52% de l’ensemble. Quant aux plus de 65 ans, qui représentent actuellement un cinquième de la population, ils en représenteraient un tiers. Et le nombre des plus de 80 ans (4,4 millions aujourd’hui) doublerait à 9 millions.
Le résultat est facile à imaginer. Moins de gens pour travailler et cotiser, plus de gens percevant des retraites, devant faire l’objet de soins médicaux, voire tombant dans la dépendance: pour les finances publiques, c’est une catastrophe. Selon des calculs publiés par le ministère allemand des Finances en mars 2014, le léger excédent actuel se transformerait en déficit à partir de 2020 ou 2030 selon que l’on se place dans le scénario pessimiste ou le scénario optimiste et, dans le premier cas, la dette publique pourrait effectivement dépasser 180% du PIB à partir de 2060. Voilà pourquoi, à Berlin comme à Bruxelles, ces scénarios sont étudiés avec beaucoup d’attention et remis à jour très régulièrement pour tenir compte des dernières données économiques.
Un problème qui concerne toute l’Europe
A voir ces chiffres, on comprend mieux également (à défaut de l’accepter) l’inflexibilité des dirigeants allemands dans les discussions sur la gestion de la zone euro en général et le dossier grec en particulier. Ils savent que les prochaines années vont être difficiles pour eux et ne sont donc pas du tout enclins au laxisme. Ils sont d’autant plus inquiets qu’ils savent aussi que leurs problèmes sont simplement plus précoces ou plus aigus que ceux des autres Etats européens: les travaux du Ageing Working Group montrent que la population européenne va encore croître d’ici à 2060. Mais elle aura atteint un pic en 2050 à 526 millions et commencera alors à décroître légèrement (523 millions en 2060). Une moitié des pays de l’union aura en 2060 une population plus importante qu’aujourd’hui, mais l’autre moitié devrait avoir enregistré un recul. Outre l’Allemagne, on peut citer le cas de la Pologne dont la population pourrait passer de 38,5 millions en 2013 à 33,2 millions en 2060 ou du Portugal, qui passerait au cours de cette période de 10,5 millions à 8,2 millions. Quant à la Grèce, déjà en mauvaise posture, elle est menacée aussi par le déclin démographique: de 11 millions d’habitants en 2013 à 8,6 millions en 2060.
Une dette allemande atteignant 180% du PIB, on ne devrait pas le voir: quand un problème est annoncé 45 ans à l’avance, on peut supposer que les mesures nécessaires seront prises pour l’éviter. Mais si l’Allemagne ne réussit pas à s’organiser pour faire face à ce défi démographique et s’enfonce dans les déficits, on peut avoir quelques inquiétudes pour le reste de l’Europe… Ce qui va se passer dans les prochaines années à Berlin mérite vraiment d’être suivi de très près.