Il y a, dans la crise qui secoue le monde agricole, un acteur dont on parle peu: le consommateur. Les éleveurs et producteurs de lait s’opposent aux abatteurs, aux transformateurs et à la grande distribution au sujet de la provenance des viandes, des prix de vente et de la répartition des marges. Mais ce sont bien les consommateurs qui sélectionnent leurs achats et choisissent avec leur porte-monnaie. Faisant jouer la concurrence dans les rayons d’alimentation comme ils le font dans les autres compartiments de leur vie quotidienne. Et privilégiant souvent le produit le moins cher.
Car dans le budget d’une famille, il en est de l’alimentation comme des forfaits de téléphone, des voyages, ou des soldes pour renouveler une garde-robe. Le low-cost devient le critère dominant. Le phénomène est sociétal, maintenant bien ancré dans les mœurs. Car lorsque le pouvoir d’achat stagne alors que les dépenses pour les communications, les vacances ou la mode augmentent, la solution pour faire face consiste à peser sur le budget des autres postes. L’alimentation n’échappe pas à la règle.
Schizophrénie du consommateur
Bien sûr, tout le monde s’offusque des conditions dans lesquelles travaillent les salariés du textile du Bangladesh mais les interrogations sur l’éthique s’estompent quand vient le moment de comparer les étiquettes. De la même façon, tout le monde revendique la sécurité dans les transports mais traque les bonnes affaires dans les transports aériens comme ferroviaires quitte à sacrifier un peu de confort. Même chose dans les télécoms mobiles, où les forfaits à prix cassés font la loi sur le marché, même si les prestations ne sont pas toujours au niveau des publicités…
Au nom de la réduction des coûts, l’industrie textile en France s’est réduite comme peau de chagrin, les marques automobiles françaises ne fabriquent plus qu’une voiture sur quatre dans l’Hexagone, le seul groupe de transport aérien national doit se convertir à des modèles économiques low cost, et même le TGV est défié par l’autocar…
Les images bucoliques résistent mal à la comparaison des prix
Dans la production de viande, le consommateur plébiscite la ferme familiale qui véhicule des valeurs rassurantes comme l’élevage en plein air, une alimentation saine, un environnement naturel. Mais les images bucoliques résistent mal à la comparaison des prix. Une fois dans les rayons alimentaires de la grande distribution, c’est souvent l’étiquette qui prime, même si la viande de porc ou de bœuf provient d’élevages industriels ou d’abattoirs hors de l’Hexagone qui ne sont pas astreints aux mêmes normes qu’en France. Avec, à la clé, un prix au kilo bon marché sur les étals.
Le consommateur français sourit aux bergers mais engraisse des industriels dont le bétail ne va jamais pâturer et qui emploient dans les abattoirs une main-d’œuvre dont les salaires sont plus bas qu’en France. Ce consommateur tourne le dos à la ferme des 1.000 vaches en Picardie au nom d’une agriculture responsable et non productiviste mais achète de la viande produite en batterie dans des usines d’élevage bien plus intensif encore. Il entend le gouvernement vanter la préférence nationale mais fait ses comptes en fin de mois.
Prix de la viande en hausse, consommation en baisse
Pour l’élevage français, la pilule est amère. D’une part, la production de viande de bovins a baissé en France de 15% environ en une trentaine d’années, de 2 millions de tonnes en 1985 à quelque 1,7 million aujourd’hui. Il y eut des périodes de reprise mais également des crises. Et, depuis 2010, la consommation décline en lien avec l’augmentation des prix à la consommation, de l’ordre de 2,2% en moyenne par an, indique le ministère de l’Économie.
La proportion de viande bovine que les consommateurs français achètent en grandes surfaces
La baisse de la consommation par habitant est confirmée par les professionnels d’Interbev, qui évaluent à 16% le recul par habitant en vingt ans pour la viande bovine (mais aussi pour le porc et le mouton, dans des proportions analogues). En outre, alors que les consommateurs n’achetaient que 30% de la viande en grandes surfaces il y a quarante ans, la proportion est passée à 80%, ce qui confère un poids énorme à la grande distribution dans la fixation des prix aux éleveurs.
Les choix du consommateur sont sans équivoques, dictés par les prix. Mais qu’il s’agisse de viande de porc en provenance d’Espagne, des Pays-Bas ou d’Allemagne, de mouton importée depuis l’Argentine ou la Nouvelle-Zélande, ou de bœuf de provenance européenne, cette grande distribution met les éleveurs français en concurrence pour proposer les meilleurs tarifs. Et les consommateurs choisissent. Lorsqu’ils s’alignent, les producteurs français rognent sur leurs marges… quand il en reste.
Marché du lait en ébullition
Pour ce qui concerne plus particulièrement le lait, le système français est reconnu pour la qualité des produits qu’il délivre. Toutefois, en volume, il n’est plus dominant en Europe, dépassé par l’Allemagne, qui possède un cheptel de vaches laitières plus important, (de l’ordre de 4,2 millions de têtes contre 3,7 millions dans l’Hexagone), et qui obtient un meilleur rendement de ses bêtes: de 7.100 litres par vache laitière et par an contre 6.800 litres en France.
Les producteurs français rognent sur leurs marges… quand il en reste
Pourtant, des progrès ont été réalisés dans les rendements de l’élevage français, de l’ordre de 20% en quinze ans. Mais, même si la France reste le huitième producteur de lait dans le monde, elle est loin en productivité derrière le Danemark, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, mais aussi la Suède et la Finlande, l’Espagne et le Portugal, qui affichent des rendements par vache supérieurs à l’Allemagne mais avec des cheptels beaucoup moins importants (la France et l’Allemagne représentent ensemble plus du tiers du cheptel des vaches laitières en Europe).
Bien sûr, les importations ne mettent pas en péril le lait français. Pas encore. Globalement, les exportations représentent 40% de la production nationale alors que les importations ne dépassent pas 10%, selon les statistiques du Comité national de l’économie laitière (Cniel). Mais avec la fin des quotas laitiers et les fluctuations du coût des matières premières pour l’alimentation du bétail (de plus en plus spéculatives et qui sont passées de 10 à 14% des charges des exploitations agricoles en quelques années), les producteurs de lait éprouvent de plus en plus de difficultés. D’autant que le prix du lait payé aux producteurs est retombé à 30 centimes d’euro du litre, à son niveau de 2010. Voire moins.
Certes, ce prix était remonté en 2011… Mécaniquement, les importations notamment de lait allemand devenaient plus compétitives, d’autant que le commerce du lait évolue avec le développement des poudres de lait. Suivant le mouvement habituel de balancier, le prix payé aux producteurs de lait a donc reculé. Et aujourd’hui, les manifestants en Mayenne réclament un plancher à 34 centimes du litre. Ce que les transformateurs et la grande distribution ont jusqu’à présent refusé. Au nom de la concurrence et de l’arbitrage du consommateur en faveur des prix les plus attractifs. Finalement, les producteurs de lait ont arraché cette hausse qualifiée d’«a minima» dans la mesure où elle ne fait que couvrir la hausse des charges. L’accord semble bien fragile.
Justifier le prix par la valeur ajoutée
On revient toujours au même phénomène. Il ne s’agit pas d’empêcher les échanges en Europe mais de progresser vers une plus grande harmonisation fiscale et sociale pour que la concurrence ne s’effectue pas sur des paramètres que les producteurs eux-mêmes ne maîtrisent pas. C’est sur ce terrain que les pouvoirs publics doivent intervenir, au niveau européen, comme l’a rappelé l’ancien ministre de l’Agriculture et ex-commissaire européen Michel Barnier.
Le prix du litre de lait payé aux producteurs
Pour ce qui concerne la répartition des marges à l’intérieur des filières, on s’étonnera de la récurrence des crises en France alors qu’elles n’éclatent pas de la même façon en Allemagne, où les fluctuations de coûts sont plus facilement répercutées sur l’ensemble de la filière.
Ensuite, il appartient aussi au consommateur d’effectuer des choix cohérents avec ses priorités. Payer un peu plus cher pour qu’un certain type d’agriculture non productiviste soit préservé ou privilégier le prix comme dans l’industrie, les transports ou les services. Avec les conséquences pour les exploitants agricoles, qui, dans la seule production laitière par exemple, ont perdu 35% de leurs effectifs en dix ans!
Mais il appartient aussi aux agriculteurs qui veulent tourner le dos au productivisme de mettre l’accent sur la valeur ajoutée de leurs produits. Comme pour le lait étiqueté «bio», qui ne représente encore aujourd’hui que 2,1% de la collecte de lait. C’est ainsi qu’ils pourront inciter le consommateur à accepter de payer un peu plus cher.