Par l’intermédiaire de l’auteur Stephan Vladimir Bugaj, qui a travaillé chez eux quelques années, les studios Pixar ont exposé vingt-deux règles qui accompagnent l’écriture de leurs histoires. Aussi intéressantes soient-elles, mêlant habilement grands soucis d’auteurs et petits trucs de scénaristes, ces règles laissent de côté ce qui semble pourtant être la méthodologie principale du développement des scénarios. Cette stratégie, essentielle, est aussi classique (puisque c’est celle de bien des cartoons, de Disney notamment) que merveilleusement appliquée et renouvelée par les auteurs engagés par le studio californien depuis vingt ans.
Cette méthodologie consiste paradoxalement à ne conserver que très peu d’idées pour faire un film. Pour être très inventif, la solution n’est pas du tout d’accumuler des idées toutes plus incroyables les unes que les autres. Il faut chercher, au contraire, à épuiser le peu d’idées très simples que l’on conserve[1]. C’est ce que les anglo-saxons appellent le «milking», l’art de «traire» tout le potentiel des éléments narratifs, dont les auteurs Pixar ont systématisé l’usage. Comprendre le milking façon Pixar va consister à définir en quel sens leurs idées de départ sont «simples», et de quelle façon ils parviennent à les traire.
L'ordinaire valorisé
Les «éléments narratifs» au sens le plus général d’ingrédient du film (tel personnage, tel décor, tel outil…) sont chez Pixar des repères apparemment ordinaires. Peut-on trouver moins inédit que les pouvoirs attribués à chaque membre de la famille Indestructibles: élasticité, puissance, rapidité, invisibilité? Tout n’est pas original chez Pixar –loin de là. Beaucoup de choses sont très évidentes, attendues, classiques. Faisons le test en répondant aux enjeux créatifs suivant: de quelle couleur est la colère? Quel est le pouvoir d’un super-papa? Qu’est-ce qui manque à un être seul sur Terre? Vous allez répondre spontanément la même chose que Pixar au bout de plusieurs années de réflexion: rouge, super-costaud, l’amour.
Les Indestructibles, Pixar
Chez Pixar, on sait mieux qu’ailleurs où et quand situer l’inventivité, et on sait que l’originalité, ce n’est pas l’inventivité à tout prix ni à tout instant. Avant d’être subtils, les films Pixar sont populaires et très accessibles parce que les repères sont nombreux et les codes culturels pratiques volontiers employés. En d’autres termes, les points de départ ne sont pas banals, ils sont élémentaires.
À quoi bon chercher autre chose que le feu pour une émotion que se met en colère? Il n’y a parfois rien de plus pertinent que les signes bien ancrés dans nos mémoires collectives. Que peut vouloir un enfant impatient d’aller à l’école comme un grand, à part d’être un peu lâché par son père? Le socle du génie de Pixar est toujours l’évidence, la normalité, des références partagées, une culture commune. Dans Vice Versa, on mettra une idée en tête à l’enfant en vissant sur la plateforme de commande le parangon de la traduction graphique de l’idée: une simple ampoule. Les auteurs sont modestes, ils restent des nains sur des épaules de géant: les éléments narratifs, chez Pixar, ne sont jamais révolutionnaires. Ce sont des contextes habituels, des cadres déjà balisés. Qu’ils s’approprient, qu’ils affinent (colère ne s’enflamme pas, une flamme sort de sa tête, comme un volcan en éruption).
Poser les questions

Monstres & Cie, Pixar
Avant d’apporter des réponses évidentes, il fallait d’abord se poser les bonnes questions. Simples elles aussi, mais la question simple va être la clé pour générer l’inattendu.
Pixar s’amuse à poser des questions bêtes, et sait retenir celles qui sont pourtant insolites, celles dont le potentiel est aussi grand que la question peut paraître stupide. Souvent, cette question simple et inattendue, Pixar la trouve en cherchant les contrepieds. Et si ce n’étaient pas les enfants qui avaient peur des montres du placard, mais le contraire? Et si les requins, méchants attendus d’un film de poissons, suivaient une cure pour lutter contre leur dépendance au sang? Les superpouvoirs sont très simples, mais on va chercher des contrepieds: et si la société ne voulait plus que les héros utilisent leurs pouvoirs? Le thème du monstre du placard est éculé, mais si on franchissait la porte dans l’autre sens?
Finding Nemo est le chef d’œuvre de cette traque du contrepied: le poisson clown n’est pas drôle, c’est sur le dos d’une tortue qu’on va le plus vite, ce qui est beau est dangereux, le méchant est une petite fille, etc. Plus récemment, le prequel Monsters academy ironisait et renvoyait dans les cordes tous les prequels tombant dans la facilité du scénario rétrospectif: quand les autres se contentent de dire que Batman est devenu Batman, Pixar a choisi de raconter que celui qui est devenu le monstre principal de l’académie n’est pas celui qui en rêvait. Le bouleversant héros du prequel est celui qui a dû abandonner son rêve. En traquant les contrepieds, les auteurs veulent aussi explorer ce que les histoires classiques laissent hors champ.
L’enjeu des films est alors de donner une profondeur à ces contrepieds (réflexion sur les sociétés démocratiques développant du ressentiment envers les inégalités dans Indestructibles, critique irrévérencieuse des industries du spectacle – comment ne pas penser à Disney?– qui se nourrissent des émotions des enfants dans Monstres & Cie, etc.). Le point de départ du court métrage Partly Cloudy est la banale histoire des cigognes qui apportent les bébés; on prend le contrepied de la question habituelle en s’intéressant à l’origine plutôt qu’à la destination de la cigogne avec une question bête: où les cigognes récupèrent-elles les bébés? En explorant le terrain insolite des interactions entre les cigognes et le nuage-créateur auxquelles elles sont liées, Pixar creuse les notions de solidarité et d’amitié –ce sont les parents à qui les cigognes font leur livraison, qui restent hors champ.
Contextualisation
Le milking façon Pixar consiste ensuite à contextualiser les idées. Il faut faire simple, mais à condition d’adopter le point de vue des gens dont on parle.

Toy Story, Pixar
Quelle est la grande peur d’un jouet? On pensera peut-être que c’est d’être cassé: il s’agirait alors d’une projection erronée, de notre peur à nous de voir le jouet cassé… Le jouet, lui, craindra plutôt qu’on ne joue plus avec lui, qu’il ne soit plus le préféré. Que lui importe d’être usé? Le graal serait justement qu’on «l’abîme» en lui gravant notre prénom sous le pied (que l’homme collectionneur, dans le deuxième épisode, voudra d’ailleurs nettoyer).
Le jouet appréhendera ensuite que l’enfant grandisse, et d’être abandonné (restera à donner de la profondeur au contrepied, car non, le paradis du jouet ne sera pas la garderie, où pourtant, des enfants utiliseront toujours les jouets).
Pour Wall-E, c’est le mécanisme de la boite et non la bague qu’elle contient, qui est intéressant. Et que représentera le grappin pour des peluches enfermées dans une boite à la foire? Chez Pixar, la quête de l’élémentaire exige donc de savoir se décentrer.[2] Ce n’est évidemment simple qu’en théorie (nous, humains trop humains, angoissés d’être enfermés, nous qui ne travaillons pas chez Pixar, nous aurions sans doute trop rapidement interprété le grappin comme une menace violente choisissant au hasard sa victime parmi la foule coincée, et non comme un dieu vénéré désignant des élus).
Cette capacité de décentrement est exigée pour «épuiser» les quelques idées simples qu’on aura accumulées. Une idée, chez Pixar, est moins un ingrédient qu’un outil. Un film n’est pas une recette de cuisine, où les ingrédients doivent être chacun de qualité et n’être exploité qu’une fois, au bon dosage, au bon moment, pour composer le plat final. Pixar a quelques idées-outils simples, plutôt comme des pièces de Lego, dont il a l’art de décliner les usages. Maman indestructible a un corps élastique? Contextualisons et épuisons les potentiels de cette caractéristique, voyons où l’on peut emboiter cette pièce de Lego. Ce corps lui sert alors à se battre, à tendre des pièges, il devient liane, parachute, voile de bateau (avec la course de l’enfant ultra-rapide en guise de moteur et les longs de sa sœur en guise de gouvernail); l’élasticité sert aussi à attraper les enfants courant partout pour les maintenir au calme, elle devient symbolique de la fonction de parent qui doit gérer tout un tas de choses à la fois; la flexibilité était le pouvoir banal de la mère, il devient son profond trait de caractère.
Le milking n’a pas été inventé par Pixar. Les exemples peuvent être pris dans toute l'histoire du cinéma: Pour aider le héros de Fenêtre sur cour, prisonnier de son plâtre et de son fauteuil roulant, à se défendre face à l’agresseur, il faudra extraire tout ce que les éléments narratifs offrent: un photographe pourra alors attraper son flash et entreprendre d’aveugler son agresseur. Le procédé ne se limite d’ailleurs pas au cinéma. Le milking consiste à dire que les solutions narratives sont déjà là, dans les éléments déjà disposés dans le film. Si on ne trouve pas, c’est qu’on n’a pas épuisé les potentiels des contextes.
Approfondir
On ne cherche pas une idée nouvelle, chez Pixar, on cherche un usage nouveau d’une idée qu’on a déjà eue
Mais Pixar le fait mieux que les autres. Pour tout nouvel élément installé, le travail consiste d’une part à chercher ce à quoi il peut servir d’inattendu et d’insolite, et d’autre part, à chercher ce qu’il peut symboliser. À partir de là, face à chaque problème posé aux protagonistes, l’idée pour avancer va consister à décliner une idée qui est déjà présente dans le film, et donc à enrichir cette idée. On ne cherche pas une idée nouvelle, chez Pixar, on cherche un usage nouveau d’une idée qu’on a déjà eue. Idée qu’on a déjà eue parce qu’on s’est «simplement» appliqué à la traite d’un élément narratif. M. Andersen, le héros de Là-haut, est âgé? Il aura une canne, au bout de laquelle il aura mis des balles de tennis, avec lesquelles il piègera les chiens. Auparavant, il n’aura pas entendu la tempête arriver, car il aura coupé son sonotone de personne âgée afin de s’épargner les discours pénibles de l’enfant bavard.
Là-haut, Pixar
Dans Vice Versa, comment briser une vitre derrière laquelle des héros sont bloqués? Comment ces héros étaient-ils d’ailleurs arrivés derrière cette vitre? Auparavant, comment étaient-ils sortis de l’inconscient? Dans tous les cas, grâce à une idée que le film avait déjà eue, grâce à un objet que le spectateur avait déjà vu, dont les auteurs ont «simplement» renouvelé ou réinventé l’usage.
Réutiliser permanente
Il ne s’agit plus simplement de se décentrer, mais de manipuler chacune des rares idées simples. Un souvenir est dans une sphère colorée? Celle-ci pourra rouler, bien entendu, et briller plus ou moins selon l’intensité du souvenir, et si elle est transparente, elle servira de pellicule pour projeter un souvenir; en la caressant on fera avancer ou reculer le temps de ce souvenir, et lorsqu’elle sera avec des milliers d’autres jetée à l’oubli, cette accumulation amortira la chute autant qu’elle empêchera de grimper.
Si la sphère est en couleur, elle pourra changer de couleur, ou revêtir deux couleurs lorsque les souvenirs de l’enfant qui a grandi ne seront plus des choses simples, mais des émotions composées (la joie de jouer au hockey se teintera aussi de colère, non de peur). L’usage de chaque ingrédient est incroyablement riche, les jeux ne sont pas simplement formels, ils façonnent petit à petit la question profonde de chaque film (qu’est-ce qu’un souvenir?).
Et Pixar pousse le génie plus loin encore! Car le milking a un point faible. Les scénaristes passent des années à traire les idées, mais quelle serait la crédibilité de personnages enchainant les recyclages insolites, les détournements habiles pour s’en sortir? («Tiens, si j’avais l’idée géniale d’utiliser un extincteur pour me déplacer dans l’espace?») Pour que les idées soient viables, il y a globalement deux options.
Soit le nouvel usage est naturel, mais inattendu parce que transposé à un nouveau contexte (heureusement pour les jouets de Toy Story 3, les usines de recyclage ont elles aussi leur grappin).

Wall-E, Pixar
Soit, seconde option, c’est le hasard ou les circonstances qui conduisent les protagonistes à traire un élément narratif du film.
Wall-E était tombé par hasard sur un extincteur dans les poubelles sur terre, avait constaté qu’il était projeté par la pression, et lorsqu’il y aura –tout naturellement– un autre extincteur dans la capsule spatiale, il aura l’idée de s’en servir, et il pourra danser dans l’espace.
Autre exemple: dans Vice Versa, Joie pleure sur un souvenir joyeux qu’elle chérit > elle veut essuyer la larme tombée sur la sphère contenant ce souvenir> en essuyant elle remonte le temps de ce souvenir> surprise, la couleur change> Joie regarde alors attentivement le film du souvenir> Joie comprend finalement que ce souvenir joyeux n’a pu exister que parce que Riley avait d’abord été triste> Joie comprend qu’elle doit donner une nouvelle place à Tristesse.
On le répète, le recyclage des objets disponibles dans la narration est un procédé que Pixar n’a pas du tout inventé. Il consiste notamment souvent, surtout lorsque le dessin est stylisé, à exploiter les ressemblances entre les formes. Mickey Mouse qui n’avait plus de papier à musique découpait un nouveau rouleau dans un gruyère, troué lui aussi. Pixar arrive au sommet de cette tradition en faisant briller tous les objets du film par la diversité de leurs emplois, pas simplement par l’exploitation des analogies formelles. Au départ, la reprise ou la déclinaison des repères classiques, de repères élémentaires (il s’agit de poissons, mais ils vont à l’école, il est vieux donc il est aigri, etc.) permet de bien installer le spectateur dans un contexte très facilement assimilé. Il peut alors se laisser surprendre par les déclinaisons inventives (un seul type de gag dans Lifted, mais il y a tout un tas de moyens de faire échouer l’enlèvement d’un terrien, tout en faisant croire au spectateur de façon toujours différente que l’extra-terrestre va cette fois y arriver), il peut se laisser émouvoir par les récupérations inattendues (à quoi peut encore servir un ami imaginaire qui chante pour faire avancer son vaisseau?), le spectateur peut, en bref, se laisser berner par des déclinaisons le font le plaisir d’être aussi inattendues… que logiques.
Pixar applique cette méthodologie –épuiser les idées en multipliant leurs usages potentiels, comme un poète sait jouer avec les signifiés de son champ lexical– mieux que les autres, dès le départ de ses réflexions: les auteurs savent décliner, sélectionner et agencer les meilleures idées liées à un contexte intelligemment choisi (original, propice à une œuvre animée) et minutieusement exploré. Ils ont ensuite le souci de rendre «naturel» cet agencement: le spectateur comprend toujours comment l’idée est venue non pas aux scénaristes, mais aux protagonistes. Leurs réflexions n’aboutissent enfin qu’à des valeurs simples, qu’on aurait formulées spontanément mais qu’ils prennent au sérieux, pour que la simplicité ne soit jamais superficialité: et si on laissait son enfant nager de ses propres nageoires, mêmes endommagées? Et si on prenait soin de notre planète? Et si on laissait sa place à chaque émotion?
1 — L’idée peut même être unique dans un court métrage. Par exemple, il n’y a qu’un seul, un unique ressort comique dans Lifted: un extra-terrestre vient passer son permis de conduire et d’enlever les terriens, et chaque initiative est un échec qui surprend le spectateur. Retourner à l'article
2 — Lire à ce sujet l’excellente analyse de l’anthropomorphisme chez Pixar faite par Hervé Aubron dans Génie de Pixar, Capricci. Retourner à l'article