Ce qui est arrivé le 4 juillet 2015 à Kevin Joseph Sutherland est au-delà de l'imaginable. Dans le métro de Washington et devant à peu près dix témoins, un homme l'a frappé au visage, lui a donné des coups dans le ventre, dans la tête, avant de le poignarder à une trentaine de reprises. Personne n'a essayé d'arrêter son assassin.
Ce qui m'est arrivé en novembre 2015 est radicalement différent et je ne dis en aucun cas que les deux événements se valent. Mais, comme Sutherland, j'ai été agressée dans le métro de Washington. Et comme Sutherland, malgré mes cris et mes appels à l'aide, quasiment personne dans cette rame bondée n'a levé le petit doigt pour me porter secours.
Coups de poing
Ce soir-là, j'étais assise près de la fenêtre et j'avais rendez-vous avez des amis pour dîner. Une adolescente s'est installée en face de moi, près d'un homme; une autre a pris place à côté de moi. Elles ont commencé à me demander quel type de téléphone j'avais. La fille à côté de moi s'est mise à tâter mes poches et, ne trouvant rien, m'a pris mon thermos de café des mains. La fille d'en face a approché sa main de mon visage, jusqu'à le frôler. Les deux m'ont ensuite tenu les jambes. Elles m'ont menacée de me violer jusqu'au sang. L'une a écarté le blouson de l'autre, en faisant semblant –ou pas– que sa copine avait une arme.
Pour attirer l'attention des passagers, j'ai crié aussi fort que j'ai pu «Laissez-moi tranquille» et «Ne me touchez pas». À l'arrêt suivant, j'ai essayé de m'enfuir, mais elles se sont interposées et m'ont repoussée à ma place. Le passager qui était en face de moi, à côté d'une des filles qui m'a agressée, ne s'est jamais retourné. Il est resté assis sur plusieurs stations, en plein pendant mon agression, puis il est sorti du train. La seule personne à être venue à ma rescousse est une jeune femme d'une vingtaine d'années, toute menue, et qui a demandé aux filles d'arrêter de m'emmerder. Brièvement, elles lui ont hurlé dessus –ce qui m'a rempli de gratitude, avant d'avoir peur pour elle– puis elles se sont retournées vers moi.
Le passager qui était en face de moi, à côté d'une des filles qui m'a agressée, ne s'est jamais retourné
À ma seconde tentative d'évasion, j'ai reçu plusieurs coups de poing mais j'ai quand même réussi à me dégager. Les filles m'ont poursuivie, sur le quai, puis dans le train, puis encore sur le quai. La chasse a duré pendant deux stations. Enfin, j'ai pu tirer le signal d'alarme et alerter le conducteur. Plus tard, couverte de bleus, mais sans autre blessure, j'identifiais les filles dans un bureau de police.
Je n'ai pas pu reprendre le métro avant un mois. Aujourd'hui encore, je suis mal à l'aise si j'y suis seule tard le soir. Mon père, du Kansas, m'a envoyé toutes les bombes lacrymogènes qu'il a pu trouver sur Amazon. Moi-même, je me suis acheté une bombe tellement démesurée qu'elle en est ridicule et que mon petit-ami la surnomme «l'extincteur à criminels». Je ne mets plus aussi souvent des écouteurs et je m’assois rarement –pour ne pas risquer de me faire coincer.
Détourné le regard
Après mon agression, j'en ai voulu aux autres passagers présents ce soir-là –la rame était bondée, il y a avait peut-être trente adultes – et qui n'ont rien fait. Quand j'ai crié, personne n'a tenté d'intervenir. Personne n'a tiré le signal d'alarme. Ils n'ont fait comme si de rien n'était. Ils ont détourné le regard et les choses ont suivi leurs cours.
Je m'en suis souvenue en lisant des témoignages sur la mort de Sutherland. «[M]on instinct me disait de rester tranquille, de me faire la plus petite possible, déclarait une passagère de 52 ans. J'ai vu, mais je ne voulais pas que [l'agresseur de Sutherland] me voie.» Sur Reddit, un autre témoin précisait: «Ce que je ne souhaite pas, c'est d'avoir essayé de maîtriser l'agresseur.»
Malgré ma rage face à l'inaction de ceux qui étaient autour de moi, je ne suis pas certaine que j’aurais agi si différemment de ces dix témoins
Dans mon cas, que les passagers n'aient pas essayé de m'aider me met réellement en colère. Mais depuis que j'ai lu des articles sur le meurtre de Sutherland, durant lequel les passagers se sont regroupés à un bout de la rame pendant qu'il se faisait tabasser et poignarder à mort, ce que j'aurais pu faire à leur place m'obsède. Combien de temps a duré le calvaire de Sutherland? A-t-il hurlé? Appelé à l'aide? Sutherland serait-il encore en vie si quelqu'un était intervenu?
Peur paralysante
Au travail, devant mon ordinateur, je me suis demandé:
«Est-ce que j'aurais pu l'arrêter avec ma gazeuse?»
J'aime imaginer que j'aurais agi. Que j'aurais pu me mettre moi-même en danger. C'est ce que pense un journaliste du Federalist, qui déclare que les dix témoins n'ont pas simplement manifesté «de la lâcheté, mais un égoïsme implacable et irréfléchi». Le titre de son article: «Voici venir les petits pleutres qui se sentent bien à regarder un homme crever».
Mais dans la vraie vie, je n'ai pas envie –personne n'a envie –de me mettre en danger. Malgré ma propre expérience, malgré ma rage face à l'inaction de ceux qui étaient autour de moi, je ne suis pas certaine que j’auras agi si différemment de ces dix témoins. Si j'avais été dans ce train, sans doute que j'aurais voulu, moi aussi, me faire toute petite. Sans doute aurais-je été paralysée par la peur.
Oui, c'est hypocrite: j'en veux à ceux qui ne m'ont pas aidée mais je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage de le faire moi-même.
Je ne veux pas être quelqu'un de si passif, à l'instinct de conservation si surdimensionné, qu'il accepte qu'un inconnu se fasse tuer devant lui. Je ne veux pas me protéger à tout prix. Mais la peur est une émotion très puissante. Et ce n'est pas parce qu'on se pense courageux qu'on l'est forcément.