Après Pierre Stasse, c'est au tour de Bertil Scali («Un jour comme un autre», éditions Anabet) de raconter sa première rentrée littéraire.
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Ce jeudi-là, ma femme n'est pas partie et ma boîte n'a pas fait faillite. Je n'ai pas ruiné ma famille non plus. Et je ne pensais pas au suicide. Le dépôt de bilan et la rupture le même jour, c'était un an plus tôt, et j'en avais tiré mon premier roman, «Un jour comme un autre». Ce jeudi 3 septembre 2009, c'était la rentrée des classes. Mon fils entrait à la maternelle, à la Goutte d'Or, et ma fille en 6e, dans le VIe. Et pour moi, c'était ma première rentrée littéraire: je savais que sortait ce matin un article de Yann Moix à la une du Figaro Littéraire. A sept heures, j'en avais acheté dix exemplaires à la Gare du Nord et j'avais marché jusqu'à Barbès pour le lire tranquillement dans un café en bas de la maison. Sur le chemin, j'avais failli bousculer un passant car je n'avais pu me retenir d'en lire le début en marchant:
«Nous venons sur terre pour aimer des femmes, ramasser des champignons, partir loin et longer des routes. On y vient aussi, parfois, pour écrire son premier roman. C'est ce qu'a fait l'ex-éditeur Bertil Scali, qui signe ici l'un des plus beaux livres de l'année.»
C'était plus beau que le tableau d'honneur de mes onze ans, le seul que j'ai jamais reçu. Je n'en revenais pas. Je retenais mes larmes. Et me pinçais pour y croire. Je réglai l'addition et repris mon chemin, mon sac en plastique plein de journaux sous le bras, longeant le métro aérien, puis traversant les ruelles de Barbès, sublimes ce matin-là. J'avais rendez-vous chez mon ex-femme pour accompagner ensemble notre fils à l'école. Ils habitent un petit appartement, au dernier étage d'un petit immeuble au charme vétuste. Tout semblait petit et adorable. J'ai d'abord entendu ses petits pas courir, et ses petites mains tenter de tourner la clé dans la serrure. Il savait que c'était moi et criait papa.
Sa mère est arrivée, elle a ouvert, et il s'est jeté dans mes bras. Je le serrais fort en pensant à l'article du Figaro. Je pensais à notre voyage aux Etats-Unis, avec sa sœur, lorsque j'avais écrit ce roman, la nuit, quand je ne dormais plus, retournant sans cesse la même question sans réponse: me quittera-t-elle quand nous rentrerons? La nuit je le regardais dormir, blotti contre moi, son petit visage diaphane, ses paupières presque transparentes. Je l'ai serré fort et il m'a serré de toutes ses forces alors que je récitais dans ma tête les mots de Yann Moix. Je l'embrassais dans le cou, sur les doigts, et je le serrais encore. Puis j'ai salué sa mère. Nous ne nous embrassons plus.
A L'ECOLE NOUS SOMMES ARRIVÉS COMME UNE VRAIE FAMILLE, balançant notre fils d'avant en arrière, au rythme de sa voix stridente: «A la une! A la deux! A la trois!». Il riait du haut de ses quatre ans. Nous avons fait la queue avec les autres parents, saluant ceux que nous connaissions, découvrant sur les listes affichées dans le couloir le nom de sa maîtresse et ceux de ses camarades. Nous l'avons accompagné jusqu'à sa classe et l'y avons laissé après un dernier baiser dans le cou, nous rappelant, comme tout le monde, nos nombreuses premières rentrées des classes, et réalisant, comme chaque année, combien le décor des écoles n'a pas changé en quarante ans. Tout le monde semblait sur le point de pleurer. Les enfants comme les parents.
Nous sommes allés boire un café ensemble, rapidement, évitant tout sujet de conversation, nous en tenant à l'organisation de l'année, précisant le partage des gardes, notant à nouveau les horaires de sorties et évoquant les activités du mercredi auxquelles nous allions l'inscrire. Puis nous nous sommes quittés.
Sur mon portable, j'avais déjà reçu plusieurs textos de félicitations. J'écoutai les messages d'amis et parents qui avaient lu l'article fabuleux ce matin. Et je rentrai le lire encore à la maison. Ma boîte mail se remplissait de messages pleins d'émotion auxquels je répondis toute la matinée. A midi, j'étais devant l'école de ma fille. Je l'attendais au milieu d'adolescents plus grands que moi et que je ne connaissais pas. J'avais l'impression qu'ils ne me voyaient pas et je me demandais comment être leur ami. Je me souvins soudain que ce n'était pas ma rentrée des classes. Je n'étais plus le timide garçon de mon enfance. J'avais presque quarante ans et c'était ma fille qui arrivait là, se faufilant parmi les groupes d'ados qui se racontaient leurs vacances et parlaient de leurs prochaines sorties. Elle était toute petite. Je la serrais fort et l'emmenai dans une brasserie pour y déjeuner.
Je lui racontai que venaient ici, autrefois, les écrivains que j'aimais le plus, Ernest Hemingway, Henry Miller et Blaise Cendrars, que je les avais découverts à son âge et que, un peu plus tard, vers mes 16 ans, je venais commander à ce bar les cocktails américains qu'ils y avaient consommés et me faisaient tant rêver. Je lui montrai l'article qu'elle lut aussitôt sous le regard amusé des clients, surpris de voir une petite fille de dix ans plongée seule dans le Figaro sur cette grande banquette de moleskine rouge. Elle était toute concentrée. Elle leva la tête, étonnée par une phrase: «La femme de Bertil ne sait plus quoi faire de Bertil qui ne sait plus quoi faire de lui non plus: "Hier, elle m'a dit qu'elle craignait que je me suicide." Et c'est ce qu'il a fait: en écrivant "Un jour comme un autre", il a dit adieu à la vie.» Je lui expliquai que c'était elle qui avait eu peur que je me suicide mais que je n'y avais jamais songé et que cela n'arriverait jamais. Que c'était impossible. Je l'embrassai sur le front et dans le cou. Elle se blottit dans mes bras.
LE DEJEUNER FUT JOYEUX. PUIS ELLE ME DEMANDA si j'étais toujours au chômage. Je lui dis que oui, mais qu'il ne fallait pas s'inquiéter. Elle me dit qu'à l'école, quand on lui avait demandé la profession de son père, elle avait dit écrivain. Les napperons en papier du restaurant étaient décorés des mots et des signatures d'écrivains. Elle me demanda d'en signer un et ajouta de son écriture d'enfant: «Mon papa qui est écrivain.» Après l'avoir déposée à l'école, je suis allé m'asseoir à une terrasse de café. J'étais si heureux que je me sentais mal. C'était merveilleux. J'avais le vertige. Et les chevilles qui enflaient.
Un ami, qui avait lu l'article du Figaro, m'appela dans la journée pour me demander si j'allais au salon littéraire Les Mots Doubs, organisé à Besançon ce week-end. Je ne connaissais pas cette manifestation, pourtant importante. Dans la soirée, mon éditeur organisa mon invitation et je reçus dès le lendemain un mail de confirmation. J'étais attendu là-bas parmi une centaine d'écrivains. Dans le train, je croisai l'auteur Patrick Eudeline, qui avait dirigé une collection aux éditions Scali. Je lui racontai mon incroyable année. La faillite, le départ de ma femme, puis l'écriture d'un manuscrit et l'enthousiasme inattendu d'un éditeur présenté par un imprimeur bulgare pourtant mis à mal par notre chute. L'article du Figaro donnait une autre couleur aux événements. Je lui dis combien j'espérais pouvoir un jour réparer les dégâts causés par mon échec et mes erreurs. Un jour... Tout semblait possible. Il faisait beau. Dans le TGV, je revoyais mes années de reporter à Paris-Match, lorsque je partais ainsi, du jour au lendemain, la valise bien faite, emportant juste une veste, un ordinateur et mon «vieux stylo». Pour me rassurer, je palpais régulièrement mon billet de train. C'était comme avant.
Une voiture nous attendait à la gare. On déjeuna sur les bords du Doubs avec l'auteur de best-sellers et Prix Goncourt Didier Van Cauwelert, parrain de la manifestation. Je m'installai à mon stand, tenu par un libraire de Besançon qui me reçut avec toute son équipe, m'offrant un café très chaud. Je leur montrais fièrement l'article du Figaro, dont j'avais emporté une copie, et leur annonçai que l'on devait parler de mon ouvrage sur Europe 1 dans l'après-midi. A 17h30, après une journée joyeuse sous ce chapiteau d'écrivains, de libraires et de lecteurs, je branchai ma radio et partageai mes oreillettes avec une jeune écrivaine rencontrée un instant plus tôt. Tout semblait parfait.
L'EMISSION COMMENÇA. ET LE VISAGE DE LA JEUNE FILLE se décomposa au fur et à mesure que le mien blêmissait. «Non seulement c'est pas très joyeux, mais alors, y'a un côté bobo insupportable. Ce qui est très déplaisant, c'est ce ton. Ouais! C'est très bobo, quoi!», dit la première chroniqueuse, Isabelle Motrot, qui me décrivit comme un odieux prétentieux. Une sorte de cancre arrogant. Un mauvais élève, mais avec l'allure d'un premier de la classe. Mon cœur s'accéléra. «C'est insupportable! Je pense que c'est un livre de bobo sur une période où on s'est beaucoup haussé le col en faisant de la littérature de bas étage», ajouta Philippe Alfonsi, énumérant les erreurs du piteux éditeur que j'avais été. Il me mettait un zéro pointé en maths et en français, et m'envoyait au piquet. La jeune écrivaine me regardait.
Je faisais mine de sourire et de prendre ses remarques avec humour et philosophie. Il me semblait porter un bonnet d'âne au milieu de la foule. «C'est même pas bobo, reprit Pierre Bénichou de sa voix rocailleuse de maître d'école. C'est une réflexion sur comment un bobo aurait pu prendre les choses. C'est au deuxième degré du bobo. C'est un sous-bobo. C'est les mecs qui attendent à la porte de chez Castel, quoi!». J'étais viré. Le conseil de discipline me renvoyait de l'école.
Nous entendions résonner les rires des chroniqueurs dont j'imaginais les visages satisfaits, hilares derrière leurs micros, enfoncés dans de profonds fauteuils de cuir d'un luxueux studio de radio, et en particulier celui de Pierre Bénichou, que j'avais rencontré une seule fois dans ma vie, il y a vingt-cinq ans, chez Castel, en effet, où, d'ailleurs, paraît-il, il sévit encore certains soirs. Je devais avoir quinze ans. Il était installé dans un petit salon face à l'entrée du club, d'où l'on voit les jeunes gens se faire accepter ou refuser. Il portait une chemise à rayures et à col blanc, un costume en velours rouge vif orné d'une imposante pochette de soie jaune à impression cachemire et d'immenses chaussures Lobb beige clair, à double boucles, dont le glaçage parfait m'avaient fasciné, tout autant que sa forte stature, son gros cigare, ses boutons de manchettes en or, le magnum de champagne qui trônait sur sa table et son regard détaché que j'avais cru bienveillant: il n'était pas facile de rentrer dans ce lieu mythique que nous imaginions peuplé de play-boys flamboyants, à l'image du prince Bénichou.
SEUL PARMI LES MILLE VISITEURS DU SALON, JE SENTAIS soudain battre mon cœur. J'étais anéanti de découvrir en direct que le regard de Pierre Bénichou, qui m'avait autrefois semblé presque paternel, n'était en réalité que le reflet d'un profond mépris à mon égard, moi, le «bobo» qui s'ignorait. Cet homme à la voix chaleureuse dont j'admirais l'intelligence et les bons mots se révélait soudain être un proviseur cruel se riant des jeunes gens éconduits par le portier de la boite de nuit dont il était le roi. J'avais fait une bêtise. J'avais utilisé mes souvenirs pour un roman. Et il allait me donnait une leçon. Et en public. Je me sentais soudain comme un enfant. Un bobo honteux. Il ajouta que j'avais été un «sous-journaliste», car journaliste à Paris-Match. Cette plaisanterie aurait dû me glisser dessus. J'étais abasourdi par sa violence et son cynisme. Il avait dit «sous-journaliste». Je comprenais «sous-homme». Je n'étais plus un père de famille, pas même un ancien reporter, et encore moins un homme de presque quarante ans.
L'écrivain que j'avais cru être un instant plus tôt, celui que ma fille de dix ans avait admiré le temps d'un déjeuner, s'était soudain volatilisé. J'étais redevenu le maigre écolier de mon enfance se faisant corriger par un professeur d'acier devant une classe hilare. Mais, cette fois-ci, mes camarades de classe n'étaient pas 28. Ils étaient 400.000. Je me sentais tout nu. La tête me tournait. Je défaillais.
Le libraire, alerté par la jeune écrivaine, me servit un verre de vin blanc. Tout le monde s'affaira autour de moi. Je réalisais que ma réaction avait été presque comique, pour ne pas dire... bobo. Mais j'avais beau eu me dire qu'il fallait en rire, c'était impossible. J'avais vécu cette émission comme un bizutage. Puis, bien sûr, l'émotion passée, l'on recommença à plaisanter. J'avais donc écrit à la fois le plus beau et le plus bobo de tous les romans, me dis-je pour me requinquer. J'inscrivis sur une même feuille la phrase de Yann Moix, «le plus beau premier roman de l'année», suivie de celle de Pierre Bénichou, «le pire livre que j'aie jamais lu», ce qui amusa beaucoup les visiteurs du stand qui me dirent que la vérité était peut-être entre les deux. Je réalisais que c'était une chance que l'on ait parlé de mon roman à la radio. Même en mal. Au moins, il existait. Et je louai Saint-Pierre-Bénichou.
La journée se poursuivit ainsi, à plaisanter encore dans le brouhaha du salon. Un jeune homme en chemise à jabot vint même me dire combien il regrettait les livres que nous éditions. Il me demanda de lui dédicacer un exemplaire de mon roman. Je repensais à l'article de Moix, aux mails reçus, à mes enfants, et je repris le train, apaisé, en lisant un roman au titre rassurant: La Délicatesse, de David Foenkinos. Tout allait mieux. Je recommençais même à trouver le sévère Bénichou plutôt drôle et sympathique. Peut-être, d'ailleurs, m'avait-il donné une leçon utile. Je commençais à en recopier les lignes dans ma tête: «je ne me prendrai pas au sérieux; tu ne te prendras pas au sérieux; il, elle, on ne se prendra pas au sérieux...» Et je m'endormis en songeant à cette punition un peu virile, soit, mais salutaire.
LE DIMANCHE SOIR, DE RETOUR A PARIS, JE COUCHAIS ma fille après l'avoir fait dîner et m'installai seul dans le canapé du salon, la radio allumée. Il était 20 h. Je savais que l'on parlerait de mon roman à l'émission «Le Masque et la Plume», sur France Inter. J'attendais mon tour, mon estomac se nouant à chaque fois que j'entendais un livre critiqué. Qu'allait-il se passer cette fois-ci? Mon ouvrage était-il digne d'être évoqué dans cette émission prestigieuse. Ou allait-il se faire éreinter à nouveau, comme dans la classe du redoutable professeur Bénichou? Cette fois-ci, quoi qu'il arrive, je prendrai tout du bon côté, me dis-je. Même si on me tapait sur les doigts avec une règle de fer. Je serai un bon élève, venu à l'école pour apprendre. Je me levais et m'asseyais, me dressais encore, tournant en rond tout seul chez moi, les mains moites.
Mon tour arriva enfin. Olivia de Lamberterie dit du bien du livre. Et personne ne renchérit. J'avais du mal à y croire. J'avais reçu un bon point au «Masque et la Plume», l'émission que j'écoutais enfant à l'arrière de la voiture, rêvant de tomber malade dans cette nuit tant redoutée du dimanche pour ne pas aller à l'école le lundi, lorsque nous rentrions de week-end, telle une famille de bobos véritables, des bobos hors concours, chantant tous ensemble Allo, maman... bobo, d'Alain Souchon. Sur Skype, j'appelai ma mère aux États-Unis. Puis ma sœur et mon père me téléphonèrent. Ils étaient émus. Le lendemain matin, à 7 h, je lus à ma fille la chronique du «Masque et la plume», que j'avais notée sur un petit morceau de papier. «C'est l'histoire d'un jeune homme qui perd tout en même temps, sa femme qui part, sa maison d'édition qu'il avait fondée. Ce qui est sûr c'est que Bertil Scali ne fait jamais le malin. C'est écrit dans un style qui n'en fait pas des tonnes, c'est très sincère et très désarmant comme livre.» Ma fille était fière et heureuse. Moi aussi. Mais je me récitais aussitôt à la leçon du bon professeur Bénichou. Ne surtout pas se prendre au sérieux...
Alors nous sommes partis en métro pour son école. Elle ne dit rien. Je la pris dans mes bras. On regarda son emploi du temps. Je lui annonçais que je commençais la semaine prochaine un travail de secrétaire de rédaction dans un magazine de décoration. Et l'on se dit que, malgré tout, la rentrée avait été un grand succès. Maintenant, l'année pouvait commencer.
Bertil Scali
Bertil Scali sera à la Librairie Longtemps à Paris, jeudi 17 septembre de 18h à 20h, pour une séance de signature.
Image de une: CC Flickr lissalou66