S'il y a bien quelque chose qui tourne vraiment rond au royaume du ballon, ce sont les... machines à laver! «Le blanchiment d'argent dans le football est plus profond et plus complexe que l'on pourrait le croire», conclut un rapport du Gafi (Groupe d'Action Financière) rendu public en juillet dernier et passé quasiment inaperçu pour cause de trêve estivale. Que dit cette étude, intitulée Blanchiment de capitaux via le secteur du football et réalisée auprès de plusieurs grandes fédérations. L'Italie, l'Angleterre, la France, l'Argentine, bref les plus grandes nations du foot ont participé. Toutes sauf une, l'Espagne, championne d'Europe en titre... Que dit ce rapport? Que le rectangle vert est un terrain propice pour les criminels: transferts douteux, paris truqués, matchs arrangés, argent sale: tous les ingrédients sont réunis pour que les mafieux en tout genre s'intéressent de près au sport roi.
Car le milieu du football brasse beaucoup d'argent. D'après le cabinet d'audit Deloitte, le secteur pesait 14 milliards d'euros en 2007, dont plus de la moitié (7,2 milliards exactement) pour les seuls cinq grands championnats européens (Espagne, Italie, Angleterre, Allemagne et France). Il y a dix ans, les joueurs de ces championnats gagnaient 1,2 milliard d'euros. Aujourd'hui, ils se partagent la coquette somme de 4,2 milliards. Une telle augmentation s'explique par l'explosion des droits télévisés, la hausse des contrats de sponsoring et de marketing. «Autant de facteurs qui augmentent les risques pour l'intégrité du sport, selon le Gafi. Nous sommes face à un marché facile à pénétrer pour les criminels, précise les auteurs de l'étude. Personne ne demande d'où vient l'argent quand un club achète très cher un bon joueur. L'essentiel est de le faire signer.»
Effectivement, personne n'a demandé à Florentino Pérez, le président du Real Madrid, d'où venaient les 94 millions d'euros déboursés (record absolu) pour s'offrir les services de Christiano Ronaldo et les 65 millions pour le Brésilien Kaká cet été. «On se remboursera en moins d'un an avec la vente des maillots», a-t-il annoncé, sûr de lui. Il devra tout de même en vendre plus d'un million d'exemplaires...
A qui appartient un joueur
Pour les experts du Gafi, si les transferts sont si «propices au blanchiment, à la fraude et à l'évasion fiscale», c'est qu'ils sont parfois si opaques et les montages financiers si tordus qu'il est difficile de comprendre à qui appartient réellement un joueur. Restons en Espagne, avec le cas du Brésilien Luis Fabiano. Attaquant vedette du FC Séville, le buteur de la Seleção a failli partir au Milan AC lors du dernier mercato pour 14 millions d'euros. Failli seulement car un coup de téléphone au siège du club italien a tout fait capoter. Un homme à l'accent britannique a en effet expliqué aux dirigeants milanais qu'il possédait 65% de Luis Fabiano et que la transaction ne pouvait se faire sans qu'il touche sa part. Ce mystérieux correspondant est en réalité l'un des associés d'une société joliment baptisée Rio Football Services dont le siège est à... Gibraltar, haut lieu du blanchiment.
Finalement, O Fabuloso, comme on surnomme le joueur brésilien, est resté à Séville. L'histoire de Luis Fabiano n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Car les intermédiaires sont de plus en plus nombreux et les footballeurs changent de clubs comme de chemises. L'Argentin Carlos Tévez en est la parfaite illustration. Après plusieurs saisons passées à Manchester United, il a signé cet été chez l'ennemi juré, l'autre club de la ville, Manchester City. Un transfert pas anodin. En réalité, Tévez n'appartient ni aux Corinthians (au Brésil), où il s'est fait repérer, ni à West Ham (où il a débarqué en Angleterre) ni à Manchester United, mais à un fonds d'investissement, MSI, représenté par un homme d'affaires iranien. A chaque fois que le joueur a changé de club, des millions ont changé de main (30 millions d'euros pour le dernier transfert).
Un juge brésilien vient de découvrir que Tévez appartenait en fait à un oligarque russe qui a fait fortune avec Boris Eltsine et qui a quitté son pays lors de l'arrivée de Poutine au pouvoir. Et nul ne sait vraiment où sont passées certaines commissions versées lors de chaque changement de clubs.
Paris et matchs truqués
Il est loin le temps où un certain Christophe Robert simulait une blessure lors d'un match VA-OM resté dans les annales de la corruption politico-footballistique française. Aujourd'hui, les systèmes sont très sophistiqués et il est peu probable de retrouver une somme d'argent enterrée dans un jardin, comme ce fut le cas à Valenciennes. Le temps est au dopage financier, comme le dénonce Arsène Wenger. L'entraîneur français d'Arsenal accuse certains grands clubs, Real Madrid et FC Barcelone en tête, de pratiquer à outrance ce système mis en place par le Russe Roman Abramovitch à son arrivée à Chelsea. Un système qui consiste simplement à payer beaucoup plus cher que sa valeur un joueur ou dépenser quelques millions d'euros pour des joueurs qui n'en valent pas la peine pour les revendre très cher dans la foulée sans qu'ils n'aient eu le temps d'enfiler leur maillot et leurs crampons.
Les transferts douteux ne sont pas les seules façons d'utiliser le football pour les mafias. L'autre grande pratique, associée aux paris et aux matchs truqués, ne date pas d'hier. En 1994 déjà, le joueur colombien Andrés Escobar en avait fait les frais. Après avoir marqué contre son camp lors d'un match de la Coupe du monde contre les Etats-Unis, il est assassiné quelques jours plus tard à Medellín sur ordre d'un narco qui avait perdu beaucoup d'argent lors d'un pari sur cette partie. Toutes les compétitions sont touchées, du plus petit championnat au Mondial en passant par les Jeux olympiques. Le journaliste canadien Declan Hill, dans son livre Comment truquer un match de foot? (5), affirme qu'il connaissait les scores de quatre matchs de la Coupe du monde 2006 avant qu'ils n'aient eu lieu. Après trois ans d'enquête, il dévoile même un vaste réseau de paris truqués depuis le sud-est asiatique.
De la 3e division au Mondial
Les opérations SOGA et SOGA II (pour «SOccer GAmbling», paris sur le football) menée par Interpol en novembre 2007 et au printemps 2008 semblent lui donner raison. Près de 2.000 personnes sont arrêtées sur tout le continent asiatique et plus de 14 millions d'euros ont été saisis. Plusieurs réseaux de paris clandestins sur le football ont ainsi été démantelés. Le Gafi confirme dans son rapport que le centre névralgique mondial des paris truqués se trouve en Asie. Les instances internationales du football, UEFA et Fifa, ont lancé en parallèle plusieurs enquêtes sur des parties douteuses. «N'importe quelle compétition peut faire l'objet de trucage. Un match de troisième division peut générer 100.000 euros de bénéfices, un de première division jusqu'à deux millions d'euros», explique-t-on à l'UEFA, qui a déjà sanctionné un arbitre allemand et une équipe de Macédoine pour avoir triché en échange d'argent.
L'un des cas les plus récents que l'Union européenne du football doit gérer concerne la demi-finale de la Coupe UEFA 2008 entre le Bayern Munich et le Zenit de Saint-Pétersbourg. Lors d'écoutes téléphoniques ordonnées par le juge espagnol Garzón, un dénommé Guennadi Petrov, membre présumé d'un groupe mafieux russe, racontait à un ami que ce match était acheté et que le club bavarois avait touché 50 millions d'euros pour perdre. Le Zenit l'a emporté par 4 buts à 0... mais le Bayern dément ces accusations. En attendant de faire la lumière sur cette partie, Petrov a été arrêté à Mallorque par la police espagnole et est actuellement incarcéré.
Bien des personnages troubles font donc partie de la sphère footballistique moderne, bien des organisations mafieuses utilisent le ballon rond pour faire des affaires. «Le criminel qui met un pied dans le monde du football achète aussi un billet pour son ascension sociale, affirme le rapport du Gafi. Non seulement il gagne de l'argent, mais il acquiert aussi un certain prestige. Il passe du statut de malfrat à celui de célébrité, il côtoie des gens célèbres et approche de très près les sphères du pouvoir légitime.» D'après un enquêteur spécialiste de la question, qui préfère rester anonyme, les mafias ont évolué dans leur manière de blanchir l'argent sale. «Avant, il y avait les chevaux et les œuvres d'art. Maintenant, il y a les footballeurs. Mais, contrairement à un joueur, un tableau ne risque pas de se casser une jambe.» Ce qu'il reste de la glorieuse incertitude du sport?
Marc Fernandez