Je suis pirate depuis 1997, l’année où je suis arrivé à la fac. Tout comme moi, à l’époque Internet était en pleine adolescence. Sa petite enfance avait été le temps du défrichage. Aujourd’hui, arrivé à maturité, c’est principalement une histoire de business. Mais entre les deux il y a eu ce que d’aucuns ont appelé «l’âge d’or d’Internet»—une période d’expérimentation, où les citoyens ordinaires pouvaient communiquer sans frontières et partager des informations sans limite.
Je m’étais déjà adonné au piratage avant, bien sûr. Enfant, à la fin des années 1980, j’avais enregistré des chansons qui passaient à la radio; au début des années 1990, on m’avait refilé une copie pirate de The Chronic (mes parents m’interdisant d’écouter pareilles horreurs, j’avais étiqueté la cassette «Mazzy Star.») Mais le piratage numérique c’était autre chose: sur un campus universitaire à la fin des années 1990, on avait accès sans bourse délier à toutes les chansons jamais enregistrées.
Tout a commencé avec des MP3 de qualité médiocre, récupérés sur des chats Internet. A la fin de mon premier semestre, mon disque dur de 2GB était plein à craquer. En 1998, je récupérais des fichiers dans des serveurs situés dans des chambres et des salles informatiques universitaires du monde entier. Je n’ai pas tardé à avoir le mien. A l’aube de l’ère du piratage de musique sur Internet, il existait une certaine camaraderie encline au partage. La plupart des pirates étaient des garçons adolescents. Nous aimions le rap, les jeux vidéo, les blagues débiles. On s’amusait bien.
L'avènement de Napster
En 1999, je suis passé à Napster. Shawn Fanning, auteur du code d’origine de l’application, était, comme moi, un adolescent qui passait la plupart de son temps underground dans l’Internet Relay Chat, ou IRC. Mais Napster donna accès aux violations des droits d’auteurs numériques au grand public et un glissement générationnel ne tarda pas à se produire. Tous les gens de mon âge partageaient de la musique, et personne ne se posait de question. Au départ je ne crois pas que je me rendais compte que j’étais un pirate; la prise de conscience est venue plus tard.

Capture d'écran de Napster / Reuters
En 2001, une ordonnance fédérale a obligé Napster à fermer ses serveurs. C’est cette même année que j’ai terminé mes études, alors en possession de plusieurs milliers d’albums. C’était devenu une habitude. Au cours des 12 années qui ont suivi, le même schéma s’est répété inlassablement: je trouvais une source de matériel piraté—une nouvelle technologie ou un nouvel opérateur quelconque. Je l’utilisais pendant un moment, parfois quelques années. Puis, à chaque fois, un procès ou des poursuites judiciaires faisaient fermer le site et j’allais voir plus loin. Avec le temps les sources se sont améliorées, offrant davantage de matériel et une meilleure qualité. Mais à chaque étape elles devenaient plus difficiles à trouver.
Je me suis mis à me procurer des fichiers auprès des successeurs de Napster—Grokster, Kazaa et Limewire, entre autres. Napster avait cherché la légitimité; le site, domicilié aux Etats-Unis, était soutenu par des sociétés de capital-risque dont la porte de sortie était une introduction en bourse ou un rachat par une grosse boîte. Les entrepreneurs peer-to-peer deuxième génération avaient des sources de financement plus obscures, des sièges dans des Etats insulaires comme le Vanuatu et blindaient leurs applications de logiciels espions. Au fil du temps, les poursuites lancées par l’industrie de la musique les a tous mis hors jeu.
Le torrent

Le premier serveur de Pirate Bay au musée de la Technique de Stockholm le 16 avril 2009. REUTERS/Jessica Gow/Scanpix
En 2004, j’ai commencé à utiliser les sites de torrent. Cette technologie était née de l’espace lucratif peer-to-peer, mais les sites populaires comme The Pirate Bay n’essayaient même pas de fonctionner avec une quelconque logique commerciale. Les fondateurs du site étaient des idéologues de nature qui aspiraient à une révolution des droits d’auteur. Or, pour que la propriété intellectuelle continue d’exister, il fallait mettre des limites aux droits de reproduction numérique. Ces gars n’aimaient pas les limites. A 25 ans, je ne les aimais pas non plus. J’ai commencé à accumuler les données—pas seulement de la musique, mais des films, des émissions de télé et des livres.
A mesure que la technologie me devenait plus familière, je prenais mes distances avec The Pirate Bay pour m’adresser à des réseaux privés sur invitation comme Demonoid et Oink’s Pink Palace. Ces sites fonctionnaient comme des coopératives et demandaient à chaque utilisateur de mettre des fichiers en ligne. Vous ne pouviez pas juste «aspirer» des médias gratuitement comme sur The Pirate Bay—il fallait fournir des fichiers ou de la bande passante. Ils entretenaient un petit côté utopique, et ils avaient tout.
Etais-je un des participants collaboratifs à une économie underground utopique, comme je le croyais? Ou n’étais-je qu’un pion dans une immense escroquerie?
En 2007, Oink’s Pink Palace a été fermé. Son fondateur, un administrateur de base de données britannique appelé Alan Ellis, fut arrêté pour fraude. Ellis fut reconnu non-coupable mais cet événement me poussa à me poser des questions—étais-je un des participants collaboratifs à une économie underground utopique, comme je le croyais? Ou n’étais-je qu’un pion dans une immense escroquerie? Pouvais-je être poursuivi, moi aussi? Lors de la descente sur The Pirate Bay, ses administrateurs n’ont pas eu autant de chance qu’Ellis. Au final ils ont tous fait de la prison.
Payer pour pirater
En 2009, je me suis abonné à un fournisseur d’accès Usenet pour 15$ par mois. Pour la première fois, je payais pour pirater. Usenet était une technologie ancienne, l’ancêtre du forum Internet moderne. Populaire dans les années 1980, à l’époque où je me suis abonné c’était un terrain en friche, un mur à graffitis où des groupes underground postaient des trucs piratés. Les fournisseurs qui vendaient des accès à ces lieux délabrés profitaient clairement des fichiers protégés par les droits d’auteur des autres, et je doute qu’ils aient eu la moindre illusion sur la véritable nature de leur activité.
Cette même année j’ai commencé à fréquenter des blogs MP3. Gérés par des enthousiastes dont c’était le passe-temps, ils étaient l’un des derniers sursauts de l’Internet d’amateurs avec lequel j’avais grandi. Les bloggeurs étaient des obsédés genre pointilleux qui élaboraient des collections d’archives de sous-cultures négligées: stoner metal, chillwave, Houston rap perturbé. J’ai découvert certains de mes morceaux préférés grâce à ces canaux anti-commerciaux—des trucs vraiment bizarres, authentiquement indépendants, très loin du grand public. Mais c’était des gardiens qui n’hébergeaient pas réellement la musique. Ils sous-traitaient ce risque à des entreprises du marché gris appelées «casiers numériques» qui hébergeaient des données, sans poser de question.
La fermeture de Megaupload

Kim Dotcom à Wellington le 20 septembre 2012. REUTERS/Mark Coote
En 2012, le FBI a fermé le principal casier numérique, Megaupload, dont le propriétaire, Kim Dotcom, fut même arrêté par une unité du SWAT. A l’époque il vivait dans une belle demeure en Nouvelle Zélande et conduisait une Rolls-Royce Phantom décapotable; les autorités ont saisi plus de 50 millions de dollars sur ses comptes en banque. Cette même année, mon fournisseur Usenet a mystérieusement disparu. Je suis revenu vers les torrents, en soutirant une invitation à What.cd, le successeur de Oink’s Pink Palace. Je n’ai pas tardé à me retrouver sur plusieurs autres sites de torrent en même temps. Pour me protéger des poursuites de l’industrie du disque, j’ai loué une «seedbox»—un boîtier de propagation sur serveur privé qui ne révélait pas mon adresse IP. Encore une fois je payais pour pirater, et cette fois presque 20 dollars par mois.
Plus les pirates étaient obligés de se cacher, plus ils se perfectionnaient. La musique était passée du MP3 au Free Lossless Audio Codec, ou FLAC, un nouveau format qui proposait une qualité parfaite comparable au CD. Les films étaient glorieusement téléchargés en 1080p. Les émissions télé étaient disponibles quelques minutes seulement après leur passage à l’antenne, parfois copiées de sources «backhaul» qui fournissaient une qualité d’image encore meilleure qu’un abonnement au câble légal (pour accéder à ces fichiers de production, les pirates devaient avoir quelqu’un à l’intérieur du studio de télévision ou de l’entreprise de câble—c’était souvent le cas). Et ces médiathèques underground étaient gigantesques: en 2013, What.cd était utilisé par cent mille torrenters par mois et hébergeait plus d’un demi-million d’albums, y compris des dizaines d’albums «perdus» qui n’avaient encore jamais été numérisés et accessibles jusqu’alors uniquement aux collectionneurs de vinyles.
Les torrenters étaient les derniers idéologues
Les torrenters étaient les derniers idéologues: des dissidents politiques anti-profit, pro-liberté, qui consacraient un temps et une énergie dingues à garder l’écosystème de partage des fichiers en vie, en prenant des risques considérables. Mais ils opéraient hors de la protection de la loi et cela les rendait vulnérables. Les sites privés ne tardèrent pas à être la cible d’extorqueurs qui bombardaient leurs infrastructures avec des attaques par déni de service et demandaient un tribut en bitcoins—variation numérique du vieux racket de «protection» typique de la Mafia. What.cd est parvenu à contrer ces attaques, mais les coûts d’hébergement du site se sont envolés et les administrateurs ont lancé un appel aux dons. Ma conscience—ou un truc dans le genre—a entendu leur requête et en 2013, j’ai envoyé à ce groupe de hors-la-loi numériques anonymes un don charitable de 100$.
Passer de l'autre côté

Illustration, prise à Strasbourg, le 18 février 2014. REUTERS/Christian Hartmann
En 2014, j’ai enfin lâché l’affaire. Le piratage commençait à me prendre trop de temps et d’argent—passé un certain point, il devenait moins cher de s’abonner à Spotify et à Netflix. La propriété numérique individuelle «privée» disparaissait; dans le nouveau paradigme, les biens numériques appartenaient à des entreprises, et les utilisateurs payaient en échange d’un accès limité. Quand j’ai utilisé Spotify pour la première fois, j’ai compris tout de suite que les entreprises commerciales avaient gagné—son ampleur et sa facilité d’utilisation reléguaient la musique par torrent au rang des antiquités. Pour la première fois, une entreprise légale proposait un produit supérieur à ce qui était disponible dans la clandestinité.
J’étais encore mal à l’aise à l’idée de renoncer à tous mes droits de propriété numériques; mais concrètement, c’était la solution la plus évidente. Il y avait une leçon à tirer ici. Pendant des années les acteurs de l’industrie culturelle avaient tyrannisé moralement leurs consommateurs, sans résultat tangible. Leurs sociétés commerciales avaient poursuivi des milliers de personnes ordinaires qui avaient partagé des fichiers, et avaient collaboré avec la justice pour pourchasser les opérateurs des sites. Là encore, en vain. Ils avaient fini par changer de cap et par adopter de nouvelles technologies pour proposer des accès illimités. Les gens, et surtout les jeunes, s’étaient rués sur les abonnements, et les attitudes générationnelles vis-à-vis des droits d’auteurs s’étaient rapidement inversées, précipitant un changement culturel. Le piratage n’avait jamais été vraiment cool, mais à une certaine époque il avait de la gueule. A l’ère du streaming, cela revenait à gérer une radio amateur.
Lorsque mon livre a commencé à apparaître sur les sites de torrent, j’ai ressenti un frisson d’excitation par procuration
Ironie du sort, j’étais désormais un auteur et ma viabilité commerciale dans ce domaine dépendait de la bonne volonté des autres à respecter des limites que j’avais moi-même enfreintes pendant des années. En fait, lorsque mon livre a commencé à apparaître sur les sites de torrent, j’ai ressenti un frisson d’excitation par procuration (absolument pas partagé par mon éditeur). Et j’avais toujours mes fichiers—reliques d’un temps révolu. En tout je possédais plus de 100.000 MP3 qu’il aurait fallu plus d’une année non stop pour écouter dans leur intégralité. Les fichiers étaient répartis sur neuf disques durs, dont le vieux machin de 2GB d’origine que j’avais apporté avec moi à la fac. L’arrivée du cloud les rendait sans valeur.
Internet venait de quitter l’adolescence. Désormais c’était mon tour. Fin 2014, j’ai mis mes disques durs dans un sac en plastique et je les ai apportés à une entreprise de destruction de données dans le Queens, à New York. Je m’attendais à payer, mais le technicien m’a dit que pour un travail aussi insignifiant il le ferait gratuitement. Il m’a conduit à l’arrière, dans un atelier, où il s’est employé à détruire mes neuf disques durs avec une cloueuse pneumatique. Il envoyait une demi-douzaine de clous dans chaque boîtier, ramassait l’objet et le secouait près de son oreille pour entendre le bruit de ferraille révélateur de la pulvérisation de son noyau magnétique. Quand il a eu fini, il rassembla les disques durs et les jeta dans une benne à ordure, par-dessus des milliers d’autres.