Requiem pour Darwin. Tel est le titre d'un livre que vient de publier en janvier 2009 un religieux dominicain français, Jacques Arnould, docteur en histoire des sciences et en théologie, chargé de mission au Centre national d'études spatiales (CNES). Sa formule est pertinente si l'on veut bien prendre au sérieux, comme le fait cet expert reconnu, les attaques encore menées contre le naturaliste anglais Charles Darwin, père de la théorie de l'Evolution, dont le monde scientifique a célébré, le 12 février, le deuxième centenaire de la naissance.
L'auteur de "L'origine des espèces" - ouvrage qui comptera 150 ans en 2009 - est à l'initiative d'une révolution dont Freud pensait qu'elle a renouvelé de fond en comble toute notre représentation du monde, comme l'avait déjà fait Galilée avant lui au XVIéme siècle. Si la théorie de l'Evolution fait désormais l'unanimité de la communauté scientifique, elle suscite des résistances qui ne sont pas minces dans le monde évangélique américain, très attaché à une lecture fondamentaliste de la Bible et qui s'obstine à brandir les récits de la Création (dans le texte biblique de la Genèse) comme la seule référence possible pour déterminer l'origine de l'homme.
Athée convaincu, Darwin contestait toute idée d'intervention divine dans le processus de création et d'évolution des individus et des espèces. Leurs variations se transmettent de génération en génération, écrit-il. C'est le fruit d'un hasard et non d'une intention. La «sélection naturelle » élimine les variations néfastes à l'espèce et favorise celles qui sont utiles, comme l'adaptation de l'espèce à son environnement. Des recherches de Darwin avaient un ton «écologique» bien avant l'heure. C'est d'ailleurs l'un de ses disciples qui forgera le concept d'écologie dès 1866. Pour Darwin, l'évolution n'est donc pilotée ni par Dieu, ni par un Intelligent design (« Dessein Intelligent »), comme disent les évangéliques américains, mais régulée par l'écologie.
Le mouvement anti-Darwin, appelé «créationniste», a percé dès les années 1930 aux Etats-Unis et en milieu protestant, gagnant successivement les luthériens, baptistes et adventistes. Il repose sur une lecture strictement littérale et univoque de la Bible, inspirée par Dieu seul, niant toute participation éventuelle de l'homme à sa rédaction. Cet enfermement dans une seule lecture possible des Ecritures saintes porte en soi le rejet de toute interprétation historique et critique.
Ce mouvement se dote de prétentions scientifiques à partir des années 1970. Des controverses se développent dans les Etats américains du Sud pour expurger les manuels et programmes scolaires de la théorie de l'Evolution. Des pressions puissantes s'exercent sur les enseignants et les élèves. Au début des années 2000, la théorie de Darwin est supprimée dans l'enseignement de l'Etat du Kansas. Séries de procès à la clé, une dizaine d'Etats vont débattre longtemps sur le point de savoir si les théories de l'"Intelligent design" ou de la "Creation Science" doivent être enseignées ou non à l'école, au même titre que celle du darwinisme. En France, des mouvements «créationnistes» existent également, mais ils sont très minoritaires, isolés autour de fondateurs plus ou moins fantaisistes. En raison de sites et médias créationnistes actifs, les jeunes en particulier n'en sont toutefois pas à l'abri.
La plupart des confessions chrétiennes récusent aujourd'hui ce fondamentalisme biblique qui attribue aux textes sacrés une autorité scientifique dont ils ne peuvent se prévaloir, en raison même de leur genre littéraire. Au début du XXème siècle, l'Eglise catholique était très divisée sur la question de l'historicité de la Bible. Des théologiens et chercheurs, dits «modernistes», ont été condamnés par les papes pour avoir contesté la version de la Création du monde en sept jours. Les choses ont bien changé depuis. La manière de lire la Bible a subi de fortes inflexions avec le deuxième concile du Vatican (1962-1965). Après avoir longtemps combattu les thèses de Darwin, l'Eglise catholique considère désormais, avec nuances et prudence, que la théorie de l'Evolution n'est pas incompatible avec son enseignement.
En 1996, le pape Jean Paul II avait fait sensation en déclarant que « la théorie de l'Evolution est plus qu'une hypothèse scientifique». Il ne faut pas se tromper, expliquait-il, en confondant les degrés du savoir. Le récit biblique de la Genèse ne donne aucune certitude capable d'être immédiatement traduite en termes de géologie, de biologie, d'origine physique de l'homme, d'évolution scientifique des espèces. Au delà des révolutions de la science, les Ecritures sacrées ne peuvent traiter que des rapports de Dieu avec l'humanité, de la faiblesse de l'homme par rapport au mal, de sa possibilité de rédemption et de salut, de son espérance dans la justice divine.
Son successeur, Benoît XVI, ne tient pas un autre discours. Lors d'un colloque en avril 2007 à Rome, il rejetait à la fois «le Créationnisme qui exclut catégoriquement la science» et «une théorie de l'Evolution qui ne veut pas voir les questions qui se posent au-delà des capacités méthodologiques de la science naturelle». La théorie de Darwin, ajoutait-il, «n'est pas totalement démontrable en laboratoire, parce que des mutations sur des centaines de milliers d'années ne peuvent pas être reproduites». Autrement dit, «la science seule n'est pas en mesure d'expliquer les origines de la vie. Elle est toujours limitée. ».
On en est là aujourd'hui. Les fondamentalistes et les créationnistes naïfs sont une provocation pour le monde et une régression pour la science. Ils rendent un très mauvais service à la philosophie, à la foi et à la théologie, en remettant massivement en cause la théorie globale de l'Evolution au nom d'une exégèse infantile de la Bible et en voulant à tout prix établir que, sur des points précis, une interprétation littérale de certaines affirmations bibliques, à portée apparemment scientifique, serait défendable.
Pour les milieux religieux modérés, les sciences ont permis des progrès remarquables, même si la théorie de Darwin n'est pas capable de tout expliquer. Et l'inquiétude, chez eux, demeure vive. Contre le gré même de son auteur, cette théorie a subi de graves déviations comme ce phénomène appelé «darwinisme social» qui veut étendre la «sélection naturelle» aux relations humaines, générant des théories racistes et même des indications pratiques régressives en matière d'économie et d'éthique médicale. D'autres courants ont voulu tirer des conséquences philosophiques de Darwin dans le sens de l'athéisme et du matérialisme. Faut-il donc rappeler que Darwin lui-même s'opposait au scientisme et affirmait que l'énigme métaphysique se situait hors du domaine de l'intelligence empirique.
Henri Tincq