Culture

«Victoria», film hypnotique en surchauffe où le plan unique ne fait pas tout

Temps de lecture : 3 min

L’accent mis sur la performance technique n’est pas nécessaire pour dire les véritables qualités du dernier long métrage de Sebastian Schipper.

Scène du film «Victoria» avec Laia Costa dans le rôle de Victoria et Frederick Lau dans le rôle de Sonne |  Jour2fête/Version Originale/Condorvia Allociné
Scène du film «Victoria» avec Laia Costa dans le rôle de Victoria et Frederick Lau dans le rôle de Sonne | Jour2fête/Version Originale/Condorvia Allociné

Difficile d’échapper à la publicité envahissante qui vante l’exploit technique et les effets psychotropes de Victoria. Cette publicité n’est pas mensongère: il s’agit bien du tournage d’un long métrage en un seul plan et il engendre bien cet effet où se mêle hypnose et surchauffe. Pourtant, cet accent mis sur la performance est finalement assez peu nécessaire pour dire les véritables qualités du film; il est même en partie à contre-sens.

Victoria raconte en 2h14 ce qui est supposé être la vie durant 2h14 de ses protagonistes, la jeune Espagnole récemment installée à Berlin qui donne son nom au film et quatre jeunes «vrais Berlinois» qui l’ont branchée à la sortie d’une boîte techno. Dérive alcoolisée, substances diverses, drague, confidences, défis émaillent d’abord cette traversée nocturne de la capitale allemande, avant que le film ne bascule dans le thriller avec la rencontre de gangsters menaçants, une attaque de banque à l’arrache et une fuite à rebondissements. D’une Mephisto Waltz de Liszt à un braquage sanglant, de la nuit urbaine bravée joyeusement à vélo et avec force bières à une cavale hallucinée, Victoria procède par embardées surprenantes et pourtant cohérentes.


Le sentiment de vertige, d’excès de vitalité mêlée à la peur du lendemain qui anime le film, et lui donne son énergie, tient assurément à l’emploi du plan séquence et à l’improvisation des scènes par les acteurs, tous excellents. Que ces plans-séquences soient de fait un seul plan a un intérêt majeur du point de vue des conditions de tournage (il a fallu aux interprètes et aux techniciens se lancer d’un coup dans la totalité de l’expérience, ce qui évidemment a eu des effets sur ce qu’ils ont fait) mais n’a finalement pas tant d’importance pour le spectateur.

Continuité émotionnelle

On connaît des films eux aussi en plans séquences, en plusieurs plans séquences, qui ont atteint voire dépassé ce sentiment d’intensité extrême, de vie en train de brûler d’un coup au cours d’une dérive dont les personnages pas plus que les interprètes ne connaissent le développement. John Cassavetes a été un grand praticien du genre, Husbands offrant sans doute l’exemple en l’occurrence le plus pertinent.

Pour le spectateur, c’est-à-dire aussi pour la narration, que l’histoire se déroule véritablement en 2h14 n’a pas tant d’importance, au cinéma la question de la continuité –temporelle, spatiale, émotionnelle– se joue ailleurs que dans la continuité technique, matérielle du filmage. Elle se joue dans la mise en scène.

On en avait la démonstration dans un autre film qui affichait la revendication du temps réel, Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda, censé se passer exactement durant les 90 minutes de la durée du film –ce qui est factuellement faux, on ne voit pas Cléo monter et descendre ses escalier et autres moments comparables, mais vrai du point de vue dramatique.

Grosse décharge d’énergie juvénile

Si on laisse de côté l’exploit technique et sportif que constitue le tournage de Victoria, ou du moins si on lui accorde pas trop d’attention, il s’avère que le quatrième long métrage de ce réalisateur de 47 ans reste tout aussi intéressant.

Ce qui est vraiment intéressant tient à la capacité de l’élan initial, grosse décharge d’énergie juvénile, transgressive et fêtarde, à engendrer une multiplicité d’affects, de tonalités, de rythmes sans rompre la continuité organique qui les unit. Mieux encore, plus on passe de temps avec les personnages, plus on s’y intéresse –c’est hélas pas si fréquent au cinéma.

Encore une fois, n’en déplaise aux thuriféraires du Guiness Book, l’effectivité de la continuité ne prouve rien, on peut (et on risque fort de voir bientôt) tourner un film en continuité qui aligne les poncifs ou les rebondissements bidons, comme on a pu, depuis longtemps, tourner un film composé de nombreux plans où pourtant se conserve, se difracte, se démultiplie une énergie originelle.

Victoria n’est pas le premier film réalisé en continu –même si L’Arche russe, d’Alexandre Sokourov, comportait en fait une coupe invisible, mais là n’était pas la question, elle était dans le sens et les avantages du parti pris en termes d’émotion et de sens. Il est surtout probable que ce ne soit pas le dernier, et il y a matière à s’en inquiéter. C’est pourquoi il importe de souligner que, au-delà de l’exploit et des bénéfices bien réels que le film en tire, c’est la qualité des choix dans la définitions des personnages, les décisions de dire ou ne pas dire, de montrer ou ne pas montrer, la réussite dans les changements d’atmosphère, de la romance nocturne rêveuse au polar survolté, qui marque la véritable réussite de la réalisation de Sebastian Schipper.

Victoria

De: Sebastian Schipper.

Avec: Laia Costa, Frederik Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit, Max Mauff.

Durée: 2h14.

Sortie: le 1er juillet 2015.

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