France / Culture

«Guerre de civilisation», expression choc pour concept en toc

Temps de lecture : 7 min

En parlant de «guerre de civilisation», Manuel Valls laisse penser qu'il existerait une guerre entre les civilisations. Ou un «choc des civilisations», pour reprendre le titre du livre de Samuel Huntington, l'inventeur de cette «théorie» que la plupart des universitaires jugent simpliste ou purement fausse.

 DOMINO THEORY 2007  | CHRISTOPHER DOMBRES  via Flickr CC License by
DOMINO THEORY 2007 | CHRISTOPHER DOMBRES via Flickr CC License by

Voilà la petite phrase lâchée par Manuel Valls, qui a valu déjà tant de commentaires:

«Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c’est au fond une guerre de civilisation. C’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons».

Si la petite phrase a fait couler tant d’encre, c’est notamment parce que l’idée d’une «guerre de civilisation» a été largement utilisée par l’administration Bush pour lancer et justifier sa guerre en Irak et parce que la notion même de «civilisation» a été maintes fois dévoyée à des fins politiques, en sous-entendant qu’il y aurait de «bonnes» et de «mauvaises» civilisations. Mais surtout parce que la théorie du «choc des civilisations» qui la sous-tend, développée par l’universitaire Samuel Huntington dans un livre du même nom, a été invalidée par de multiples études et n’est pas reconnue par les universitaires comme valide.

«Mal nommer, c'est ajouter au malheur du monde»

Apportons d’abord, pour être fair-play, toutes les précisions concernant le discours de Manuel Valls. Le Premier ministre a tenu à indiquer qu’il ne s’agissait nullement d’une «guerre entre l’Occident et l’islam». Cette «bataille se situe aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre d’un côté un islam aux valeurs humanistes, universelles, et de l’autre un islamisme obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa vision à la société», a t-il dit.

Il ne s'agit en aucun cas de dire que la France serait en guerre «contre l'islam», a ensuite rappelé son entourage, indiquant que le mot civilisation, dans la bouche de Valls, renvoyait à des «valeurs universelles partagées par tout le monde, y compris par les pays arabes et l'immense majorité de l'islam». «Ce n'est pas une guerre de civilisations au pluriel. C'est une guerre entre la civilisation humaine et la barbarie», a déclaré Bernard Cazeneuve, en venant à sa rescousse. Attention donc, comme l’a rappelé sur France culture Brice Couturier, à ne pas faire «comme si le Premier ministre avait confondu les barbares de Daech avec la civilisation arabo-musulmane qu’ils défigurent».

Il n’empêche. Soit Manuel Valls n’avait pas du tout Samuel Huntington en tête et il fait preuve d’une ignorance crasse ou d’une forme de maladresse, inquiétante pour un dirigeant à ce poste, soit l’expression a été utilisée sciemment et elle est révélatrice d’une forme de course malsaine d’une certaine gauche derrière des thèses qui ont largement abreuvé le Front national. Parler de «guerre de civilisation» –où l’on peut entendre «guerre entre les civilisations»– entretient la confusion et l’idée que des grandes aires culturelles seraient en guerre. «L'utilisation des mots n'est pas neutre, l'utilisation des images n'est pas neutre», a fustigé Julien Dray, en citant Camus:

«Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde».

Théorie paresseuse

Nouveau visage de la guerre: plus idéologique comme lors de la Guerre froide ni religieux comme au temps des croisades mais culturel

Revenons au livre de Samuel Huntington, pour mieux comprendre les critiques adressées à Manuel Valls. Paru en 1996 aux États-Unis, et développant un article publié dans la revue Foreign Affairs en 1993, Le Choc des civilisations était une réponse au livre de Francis Fukuyama sur la «fin de l’histoire».

Après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’affrontement idéologique entre les États-Unis et la Russie, les décideurs politiques étaient un peu perdus. Quels seraient donc les grands défis des années 1990 et 2000? se demandaient-ils. Fukuyama leur fournissait une réponse optimiste: avec l’avènement de la démocratie sur toute la planète, la guerre allait se raréfier, voire disparaître complètement. Huntington proposa alors une version beaucoup plus pessimiste: la guerre n’allait pas disparaître, loin de là, mais prendre un nouveau visage, qui n’était plus idéologique comme lors du temps de la Guerre froide ni religieux comme au temps des croisades mais cette fois culturel. Par culture, Huntington entend essentiellement des différences de religion et classe d’ailleurs les grandes aires culturelles en fonction principalement de cette perspective: on trouve l’aire occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, indoue, slave-orthodoxe, latino-américaine et «potentiellement africaine». Les futurs conflits, affirme Huntington, se dérouleront entre États appartenant à des civilisations différentes, et particulièrement aux frontières de ceux-ci.

Après la parution du livre d’Huntington, les critiques ont afflué de toutes parts, si bien qu’aujourd’hui le livre n’est pas du tout reconnu dans le milieu universitaire comme portant des thèses «valides». On lui reproche notamment d’utiliser des notions très larges, sans les définir, comme «civilisation», «islam» ou «Occident». Peut-on faire de l'islam un seul bloc, par exemple? «Le concept rate quelque chose, car aujourd’hui les vraies lignes de clivage sont entre chiites et sunnites», explique Frédéric Ramel, professeur des universités en Science politique à l'IEP de Paris, rattaché au Centre d'études et de recherches internationales (CERI). «La grande majorité des historiens et sociologues s’accordent pour dire que le concept de civilisation est très simpliste. Il relève de figures du XIXe et du XXe siècle, pas du XXIe», estime Vincent Geisser, chercheur détaché à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo).

Les cultures humaines ne sont pas minérales comme les plaques tectoniques

Hassan Elboudrari, anthrrpologue spécialiste du monde arabe et musulman

Pour Hassan Elboudrari, anthropologue et maître de conférences à l’EHESS, spécialiste du monde arabe et musulman, les civilisations ne peuvent être conçues comme des «blocs». «Il y a quelque chose de l’ordre de la civilisation islamique, judéo-chrétienne, chinoise, etc. Mais ce n’est pas un bloc compact qu’on pourrait définir avec une essence. Il n’y a pas une “essence” de chaque civilisation. C’est un objet historique qui évolue. Les cultures humaines ne sont pas minérales comme les plaques tectoniques, elles sont labiles et ne peuvent se définir qu’au contact d’autres contacts», met en garde le chercheur. En résumé, la théorie du choc des civilisations est «une théorie paresseuse», affirme Hassan Elboudrari:

«Cette notion ne conduit pas vers une meilleure intelligibilité, elle est insidieuse voire dangereuse intellectuellement et ideologiquement.»

Plus tard, Samuel Huntington lui-même reconnaître les faiblesses de sa théorie.

Représentation simpliste

Portrait de Samuel Huntington | thierry ehrmann via Flickr CC License by

Pourquoi donc un concept si décrié par ses pairs a-t-il connu un tel succès? Si le livre a été autant cité, c’est surtout à la faveur du 11 septembre 2001, certains voyant dans les attentats contre le World Trade Center une validation à postériori de ses «prédictions». Presque tous les journaux reviennent alors sur le fameux «choc des civilisations». C’est ce que note René-Éric Dagorn après avoir lu L'imposture du choc des civilisations du philosophe Marc Crépon, qui a analysé la presse de l’époque. Un journaliste du Monde affirme par exemple dans l’édition datée du 13 septembre 2001 que l’analyse d’Huntington «semble se vérifier dans l’horrible fracas des tours jumelles de Manhattan». Et Denis Jeambar et Alain Louyot estiment le même jour dans L’Express, dans un article intitulé «Guerre contre l’Occident», que «les effroyables attentats commis aux États-Unis […] consacrent une fracture entre civilisations» et que le 11-Septembre est «le premier jour de cette guerre civilisationnelle entre l’islam et l’Occident».

Pour éviter d’être tétanisé par les événements du 11-Septembre, le monde a un besoin rapide d’explications et de grilles de lecture, et celle de Samuel Huntington est disponible et efficace, comme l'explique Ouria Shéhérazade Kahil, doctorante en sciences politiques, dans un rapport paru en 2008:

«Généralement, les théories qui s’imposent comme un nouveau référentiel connaissent d’abord une période de légitimation scientifique avant d’être invalidée par un processus de remplacement. Mais, concernant la théorie présente, c’est l’inverse. La théorie semble d’abord avoir été frappée rapidement d’invalidité au cours des années 1990, et aujourd’hui elle semble être justifiable auprès des acteurs qui la confirment et, même, utilisable chez ses opposants.

Elle interviendrait auprès des acteurs comme un nouveau paradigme des relations internationales. Ce paradigme ne se caractériserait pas par la confirmation explicite de la théorie dans les discours mais se détermine dans l’utilisation implicite de schèmes interprétatifs que la théorie offre. Ainsi, les représentations et les images que ses émetteurs traduiraient permettraient un usage simplifié et récurrent de la théorie et une explication simpliste des conflits pour ses récepteurs.»

«Concept zombie»

Pour éviter d’être tétanisé par le 11-Septembre, le monde a un besoin rapide de grilles de lecture, et celle de Samuel Huntington est disponible et efficace

Mais peu après le 11-Septembre et son flot d’analyses huntingtoniennes, la riposte arrive. Un nouveau bataillon de critiques émerge alors, pour tenter de déconstruire cette théorie trop simpliste. Dans un article publié sur The Nation, l’intellectuel Edward Said formule une des plus célèbres critiques, titrée «Le choc de l’ignorance» (The clash of ignorance). «Des concepts aussi flous qu’islam ou Occident induisent l’esprit dans une mauvaise direction, au moment où il essaie de mettre un peu d’ordre dans ce désordre ambiant», critique-t-il. D’autres livres vont s’atteler à la tâche dans la décennie. Dans un ouvrage paru en 2007 et intitulé Le Rendez-vous des civilisations, les démographes Youssef Courbage et Emmanuel Todd répondent à Samuel Huntington avec une analyse démographique du «monde musulman», en en montrant la diversité et la richesse, rendant selon eux de facto impossible de tout mettre dans le même panier. Deux ans plus tard, un modèle statistique des chercheurs Eric Neumayer et Thomas Plümper montre que les actes terroristes ont majoritairement eu lieu au sein d’une même civilisation, et que c’est toujours le cas. «Les mobilisations contre le terrorisme sont très majoritaires dans les sociétés arabes, en Tunisie et ailleurs», confirme Vincent Geisser.

Pourtant, malgré ces réponses, la thèse du «choc des civilisations» continue d’être employée –que ce soit implicitement ou explicitement– et dénoncée par des intellectuels et des hommes politiques. Chercheur postdoctoral en études stratégiques, au Centre d'études et de recherches internationales (Cerium), Olivier Schmitt résume cette étrange renaissance d’une hydre à mille tête sous l'appellation de «concept zombie»: «disqualifié de multiples fois théoriquement et empiriquement mais qui refuse manifestement de mourir». Éternel comme un zombie, et tout aussi flippant.

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