La rupture est déjà consommée depuis longtemps entre Valéry Giscard d'Estaing et son ancien Premier ministre, Jacques Chirac, mais en 1981, les dagues vont encore s'enfoncer plus loin dans la chair. «Chirac est un boa», avait prévenu Michel Poniatowski, fidèle du président de la République. Les giscardiens vont bientôt se rendre compte qu'il est bien pire que cela.
Pour mettre le plan de son leader –faire battre le président sortant– sur orbite, Pasqua n'hésite pas à actionner les plus secrètes officines, comme le raconte Frédéric Charpier dans son livre, Les Officines. Trente ans de barbouzeries chiraquiennes, publié en 2013 aux éditions du Seuil. «Pour faire battre Giscard, on est même prêt à faire alliance avec l'ennemi socialiste à condition, bien sûr, que cette alliance reste secrète», écrit Charpier. «Charles Pasqua a convaincu Jacques Chirac de franchir le pas, sans scrupule ni états d'âme, en appelant à voter Mitterrand.» Pour des raisons évidentes, le chef du RPR ne peut pas se résoudre à faire battre publiquement Giscard. Ce serait un acte de haute trahison, de celle qu'on ne pardonne pas, sauf si les choses restent cachées, aussi profondément que le sont les réseaux pasquaïens.
Très vite, Philippe Dechartre fait irruption dans l'histoire. L'homme est un «gaulliste de gauche». Il partage donc avec Pasqua la mémoire des combats passés, puisque le patron des Hauts-de-Seine s'est engagé en Résistance dès l'âge de quinze ans. Dechartre, de son côté, a fondé l'Union démocratique du travail, un parti qui s'est fondu dans l'UDR gaulliste, et a vu son nom accolé à Jacques Foccart et au sulfureux Colonel Barberot.
En 1981, il est secrétaire général du Mouvement socialiste pour la solidarité par la participation, une organisation satellite du RPR. En tant que «gaulliste de gauche», il veut appeler à voter Mitterrand. Une aubaine pour les chiraquiens, qui veulent à tout prix brouiller les pistes pour laisser le minimum de traces, avec la bénédiction d'un Jacques Chirac qui couvre l'opération, même s'il démentira toujours l'anecdote.
Le journaliste Philippe Reinhard racontera le premier cette opération incroyable:
«Sa prise de position aurait été sans influence si l'équipe de Charles Pasqua n'avait organisé la diffusion de son appel à tous les militants du Rassemblement pour la République.»
Problème, entre l'impression et l'envoi de la fameuse lettre, tout ça coûte cher, estime Pasqua, qui renâcle à mettre la main à la poche. Les socialistes, qui sont quand même les premiers concernés, sont appelés à la rescousse: s'ils veulent que Mitterrand soit élu, il faut qu'ils paient! Georges Sarre, alors chef de l'opposition socialiste au Conseil de Paris, va jouer les intermédiaires dans l'affaire. Bientôt, tout ce petit monde se met d'accord pour partager les frais. Très vite, William Abitbol, militant d'extrême-droite chez Occident dans sa jeunesse et âme damnée de Pasqua, rédige la lettre. Reinhard continue:
«Dechartre se contente de fournir un matin à sept heures du matin à son domicile de la rue d'Artois une quinzaine de modèles de sa signature afin que le metteur en page ait le choix.»
Il ne reste plus qu'un détail à gérer pour que la lettre soit enfin dans les boîtes de tous les militants du RPR à travers la France: qui la diffusera? Le PS rechigne, trop risqué. Alors Pasqua s'y colle. Il a entre les mains le fichier des adhérents, clé de voûte de toute cette histoire, collecté par l'affidé Dominique Vescovali, adjoint au maire du XIIIe arrondissement de Paris. Finalement, la lettre sera acheminée correctement. Le coût total? Un million de francs pour 800.000 envois.
Ceci dit, personne n'a jamais su l'influence réelle du tract sur la défaite de Giscard d'Estaing. Ce que l'on sait, en revanche, c'est que ce dernier appela un jour anonymement une permanence RPR, demandant «comment voter dimanche». Ce à quoi on lui répondit, à l'autre bout du fil: «Il faut voter Mitterrand!»