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Mariage gay: la longue marche vers le «Stonewall juridique» de la Cour suprême américaine

Temps de lecture : 8 min

La Cour suprême a tranché: le mariage gay est désormais constitutionnalisé et s’impose dans les cinquante États américains. Une décision historique dont la portée sera mondiale. De la révolution de «Stonewall» en juin 1969 au «Stonewall juridique» de juin 2015, retour sur le long parcours des gays aux États-Unis.

Des militants gays fêtent la décision de la cour suprême américaine du 26 juin 2015 sur le mariage homosexuel | REUTERS/Jim Bourg
Des militants gays fêtent la décision de la cour suprême américaine du 26 juin 2015 sur le mariage homosexuel | REUTERS/Jim Bourg

Michael Denneny n’en revient toujours pas. Il attendait ce jour depuis longtemps et le mariage gay vient d’être enfin légalisé aux États-Unis par une décision historique de la Cour suprême, ce vendredi 26 juin. À l’échelle d’un pays, c’est une évolution majeure. Mais à l’échelle d’une vie, c’est une révolution!

À travers son parcours, Denneny se remémore la longue marche des gays et mesure l’importance de cette nouvelle étape.

«Quand je suis arrivé à New York, il était illégal de servir de l’alcool dans les bars homosexuels et tout rassemblement de trois ou quatre homosexuels était interdit. Il n’y avait aucune loi protectrice pour ceux qu’on n’appelait pas encore les gays, me raconte Denneny, au cours d’une série de conversations récentes, chez lui, à New York. Et aujourd’hui, on peut se marier légalement dans tout le pays!»

La Cour suprême dans une décision d’une portée immense vient d’imposer le mariage dans les cinquante États américains, par cinq voix contre quatre. Le juge Anthony M. Kennedy, plutôt conservateur et, en l’espèce, «swing vote» –celui qui a fait basculer la cour–, entre dans l’histoire: il a défendu lui même la décision et écrit son argumentaire. Les quatre autres juges «libéraux» (Sotomayor, Kagan, Ginsburg et Breyer) ont voté avec lui afin d’écrire l’une des plus belles pages de l’histoire du mouvement gay moderne. Trente-six États américains accordaient déjà le droit au mariage aux personnes de même sexe; ils devront désormais tous le faire, sans exception.

Né dans le Rhode Island, un petit État de Nouvelle Angleterre, Michael Denneny est arrivé à New York en 1971 en pleine révolution gay. «J’ai déménagé à Manhattan, essentiellement pour être gay. Je voulais explorer la possibilité de devenir gay et il me semblait que c’était plus facile de le faire dans une nouvelle ville», raconte-t-il. Le jour, il milite; la nuit, il sort dans les bars et les clubs de Greenwich Village.

«Le “Village” était bondé d’homosexuels chaque soir, qui montaient et descendaient les rues constamment. On “cruisait” tout le temps. Nous étions gays 24 heures sur 24!»

«Nous étions gays 24 heures sur 24!»

Michael Denneny co-fonde bientôt le journal littéraire homosexuel Christopher Street, du nom de la rue où vient d’avoir lieu une véritable «prise de la Bastille gay». C’est en effet dans un petit bar homosexuel, le Stonewall Inn, situé au 53, Christopher Street, que, dans la nuit du 28 juin 1969, plusieurs centaines de gays ont affronté la police dans ce qui allait devenir l’émeute la plus célèbre de l’histoire LGBT –commémorée depuis à travers le monde sous le nom de «Gay Pride».

Denneny me montre la collection complète des numéros de Christopher Street, de 1976 à 1995, et en tournant les pages de son journal il se souvient de toutes les pages du militantisme gay, les petites avancées et les grandes étapes, aujourd’hui comme sanctuarisées par l’éclatante victoire de ce vendredi sur le mariage gay. «Je trouve incroyable qu’on ait pu aller aussi loin, aussi rapidement», me dit-il. Avant d’ajouter:

«Quand j’ai commencé à publier Christopher Street, il y a quarante ans, je n’aurais jamais pu imaginer que je verrais un jour, de mon vivant, la légalisation du mariage gay.»

À la fin des années 1970, Michael Denneny est journaliste gay; il devient aussi éditeur. Historien de formation, il a été dans les années 1960 l’étudiant à Chicago de l’écrivain Harold Rosenberg (et plus tard de Michel Foucault), avant de devenir leur ami. Il a effectué de petits jobs au sein de la célèbre Chicago University Press –l’une des plus importantes maisons d’éditions universitaires aux États-Unis. Là, il s’est aussi rapproché de la philosophe Hannah Arendt, qui fut membre de son jury de thèse et dont il est devenu l’un des assistants. Il conservera de ses années d’apprentissage intellectuel un attachement communautaire très fort, en même temps que la croyance que la communauté gay ne peut devenir mature que si elle accepte les remises en question, la diversité des opinions, les critiques en son sein. Cette leçon sera au cœur de son œuvre d’éditeur –son grand-œuvre.

Je n’aurais jamais pu imaginer que je verrais un jour, de mon vivant, la légalisation du mariage gay

Michael Denneny, co-fondateur du journal littéraire homosexuel Christopher Street

Michael Denneny reste probablement le plus grand éditeur gay de ces cinquante dernières années. Au sein de la rédaction de Christopher Street, il côtoie très tôt de jeunes auteurs qu’il repère et fait travailler –parfois au-delà du raisonnable.

«Je me souviens que nous manquions tellement d’articles pour Christopher Street que des gens comme Edmund White en écrivaient quatre ou cinq sous des pseudonymes différents pour remplir les pages!»

Denneny a alors l’idée de publier ces jeunes auteurs talentueux et de devenir éditeur. Ce sera d’abord chez Macmillan, où il lance de premiers livres ouvertement gays. Mais les relations se détériorent entre cet activiste politique mi-gay mi-hippie, et une maison «old school» où l’on travaille en costume –sans oublier les deux Martinis à chaque déjeuner– et dont il est finalement licencié à cause de sa pente éditoriale pro-gay. C’est alors qu’il est approché par le patron de St. Martin’ Press, où, en tant qu’éditeur et directeur de collection, il va attirer à partir de 1976 les plus grands auteurs de l’époque. Tous défilent dans son bureau installé dans un lieu mythique, le Flatiron Building, opportunément situé entre la 5e Avenue et le nouveau quartier gay de Chelsea. «J’avais l’intention de publier des auteurs gays émergents mais je ne pensais pas encore à me spécialiser. Je voulais aussi publier des auteurs plus mainstream destinés à tous les publics», se souvient Denneny.

Parmi ses auteurs, il y aura bien sûr le romancier Edmund White, qui a participé à la rédaction de Christopher Street, et rejoint Denneny pour publier avec lui Nocturnes pour le Roi de Naples, mais aussi des écrivains aussi décisifs que Paul Monette, Andrew Holleran, Felice Picano, Ethan Mordden, David Leavitt, Brad Gooch et des dizaines d’autres. Il devient le plus célèbre éditeur gay dans cette période qu’il qualifie de «post-Stonewall/pre-Aids». Il est aussi celui qui identifie un jeune auteur gay inconnu dont il publie le premier roman Faggots. Il s’appelle Larry Kramer.

À l’épicentre du drame du sida

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, des librairies gays ouvrent partout à travers les États-Unis. «Quand j’ai commencé à publier des livres gays, il y avait 8 ou 9 librairies gays en Amérique; en quelques années, il y en a eu 45 au moins, dans toutes les grandes villes», se souvient Denneny.

Le 18 mai 1981, la première mention mondiale de l’existence du «sida» (on parlera d’abord de «cancer gay») paraît dans le New York Native, un magazine gay édité par l’équipe de Christopher Street. Michael Denneny a été aux premières loges de la libération gay; le voici désormais à l’épicentre du drame du sida.

Quand j’ai commencé à publier des livres gays, il y avait 8 ou 9 librairies gays en Amérique; en quelques années, il y en a eu 45 au moins, dans toutes les grandes villes

Michael Denneny

Dans les années qui suivent, Denneny va publier près de «25 ou 30 livres sur le sida». C’est lui qui édite l’article «1.112 and counting» de Larry Kramer et surtout l’ouvrage Reports from the Holocaust du même Kramer, lequel a créé dès 1982 le Gay Men’s Health Crisis (l’équivalent américain de Aides, créée elle en 1984-1985) avant de devenir le fondateur de l’association Act Up. Denneny publie aussi les trois livres cultes de Randy Shilts, dont le best-seller mondial And the Band Played On, une histoire critique des erreurs politiques de Reagan au début de l’épidémie du sida, mais aussi le récit détaillé de la bataille Gallo-Montagnier pour la découverte du VIH (Shilts prend parti avant l’heure pour le Français contre l’Américain) et une critique amère de la communauté gay pour son déni initial entre 1981 et 1984 contre la maladie. «Après deux ans de confusion, de déni, de dérobades, de peur et de panique grandissante, nous nous sommes rendu compte que le sida allait devenir l’événement majeur de notre époque», résume Denneny.

Le livre And the Band Played On suscite une vive polémique à sa parution en 1987 et, parfois même, une incompréhension de la part de certains militants gays qui –Shilts étant mort du sida en 1994– reprochent encore Denneny de l’avoir publié, près de trente ans après! L’éditeur, fidèle ici à Hannah Arendt, se justifie aujourd’hui:

«Je crois qu’un gay a le droit de critiquer la communauté gay, de la même manière qu’un Américain peut critiquer les États-Unis, ou un juif la communauté juive.»

Le Stonewall Inn va devenir un monument historique

Depuis plusieurs décennies, Michael Denneny vit dans l’Upper West Side, à New York, sur la 83e Rue, non loin de Central Park. Éditeur aujourd’hui à son compte, il continue à suivre, de loin, la vie gay et la vie intellectuelle gay. Son regard s’est adouci; sa curiosité demeure; la générosité et la mansuétude prennent toujours le dessus. Les pages jaunies de Christopher Street lui rappellent de beaux souvenir et la victoire du mariage gay marque la fin d’une époque. Elle tourne une page aux États-Unis: celle de la libération gay. Que se passera-t-il maintenant?

Alors que nous marchons dans Central Park, pour une promenade qu’il fait quotidiennement dans l’un des plus beaux parcs urbains au monde, Denneny m’annonce qu’il vient de se lancer dans un nouveau projet:

«Nous voulons transformer le Stonewall Inn en un lieu du patrimoine mondial.»

Label de parc national, le Stonewall Inn ne pourra plus être endommagé

Pour ce faire, il a mobilisé, avec quelques amis, des millionnaires gays (dont l’un des co-fondateurs de Facebook) et a écrit au président Obama. En exclusivité, il m’annonce qu’Obama vient de donner son accord pour que le Stonewall Inn obtienne le label de «parc national»! Denneny sourit:

«Oui, le bar va devenir un “National Park”!»

Explication de l’intéressé: aux États-Unis, pour protéger un bâtiment public et lui donner le label de monument historique, il faut obtenir son rattachement à l’administration dite du National Park Service, une agence du ministère de l’Intérieur. Une fois ce label attribué, le bâtiment est protégé, il ne peut plus être détruit ni endommagé. À terme, le rachat du bar est envisagé afin de le transformer en fondation. Un monument que des centaines de milliers de touristes pourraient alors visiter dans les années à venir.

Aujourd’hui, le projet mémoriel de Denneny et de ses amis est en train de prendre forme. Le 23 juin, la ville de New York a officiellement attribué le statut de «Landmark Building» à ce bar, première étape avant sa protection définitive et sa transformation en monument national.

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Finalement, je demande à Michael Denneny, qui a vécu en acteur capital les «premières» quarante années du mouvement gay, comment il envisage la suite? Comment il voit le futur du militantisme gay et les batailles à venir? Denneny hésite avant de me répondre:

«Cette question me laisse perplexe! Après Stonewall, après la libération gay, après le sida, et maintenant après le mariage gay, après autant de révolutions que personne n’aurait pu imaginer, je ne sais pas quel sera le prochain chapitre de l’histoire des gays. Mais je suis très optimiste.»

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