Au lendemain des révélations de Wikileaks sur les écoutes des trois derniers présidents français de 2006 à 2012 par la NSA, l’ambassadrice américaine en France a été convoquée au Quai d'Orsay mercredi 24 juin en soirée pour s’expliquer et se faire tirer les oreilles. Et elles sont grandes les oreilles de l’ambassade des États-Unis à Paris, située à deux pas du palais de l’Élysée.
#UPDATE France summons US ambassador over spying claims: diplomatic source http://t.co/Z51NJX33pF
— Agence France-Presse (@AFP) 24 Juin 2015
«Le France convoque l'ambassadeur américain à propos de l'affaire d'espionnage.»
À l’instar de nombreuses ambassades américaines dans le monde, le bâtiment qui fait l’angle nord-ouest de la place Concorde est, en effet, surmonté d’une station d’espionnage des télécommunications du Special Collection Service (SCS), une unité commune à la NSA et à la CIA, comme l’indique les articles publiés par Médiapart et Libération sur la base des informations de Wikileaks.
Mais cette information n’est pas un énorme scoop. Wikileaks et le magazine allemand Der Spiegel avaient déjà révélé que l'ambassade américaine à Berlin espionnait les communications de haut-fonctionnaires et membres de la classe politique allemande dont Angela Merkel. Toute proche du Bundestag, le parlement allemand, l’ambassade américaine est au centre «du coeur politique de la république, où des budgets de millions d’euros sont négociés et les lois formulées. C’est l’emplacement idéal pour les diplomates et donc les espions», écrivait Der Spiegel en 2013. En une du magazine s’affichait également une photo de l’antenne de la station d’écoute américaine installée sur le toit de l’ambassade.
Un document classé «top secret» par la NSA datant de 2010 et publié par Wikileaks révélait aussi que plus de 80 stations d'espionnage de type SCS avaient été installées par les Américains dans 19 villes d’Europe, dont Madrid, Rome, Prague ou Genève.
Quand vous
vous rendez à l’ambassade de Paris, vous savez qu’il ne faut pas emmener votre téléphone portable ou votre ordinateur car vous devez
les laisser à l’entrée et on ne sait pas
ce qu’il en font
Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l'Iris
«C'est le territoire américain»
Le blog Zone d’intérêt, spécialisé dans le renseignement, avait lui remarqué dès 2013 que le toit de l’ambassade américaine à Paris avait subi des travaux importants entre 2004 et 2005, et qu’une bâche en trompe l’œil recouvrait cette extension.
«Les services de renseignement français contrôlent les constructions des ambassades ou de bâtiments de puissances étrangères en France, mais ensuite c’est plus difficile. Une ambassade américaine, c’est le territoire américain», nous explique Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).
La construction de l’ambassade américaine à Paris date des années 1930. Plus de 80 ans plus tard, les techniques d’espionnage ont donc eu le temps d’évoluer, comme le bâtiment.
Zone d’intérêt note:
«Une station d'interception du SCS au sein de l'ambassade des États-Unis serait idéalement située pour intercepter les communications des lieux de pouvoir parisiens, à seulement 350m du palais de l'Élysée, 450m du ministère de l'Intérieur, 600m du ministère de la Justice, 700m du ministère des Affaires étrangères et de l'Assemblée nationale, et 950m du ministère de la Défense.»
Le blog précise que si les communications des ministères sont censées être bien sécurisées –même si les révélations de Wikileaks prouvent le contraire–, ce n'est pas toujours le cas des communications des fonctionnaires et employés qui circulent à proximité, en profitant des nombreuses antennes relais du secteur.
Mais n'est-il pas possible pour les autorités françaises de brouiller les signaux des antennes de l'ambassade américaine? Pour Yvonnick Denoël, auteur du livre Les Guerres secrètes du Mossad (éd. Nouveau Monde, 2014):
«il est techniquement possible de perturber l'activité de cette station, mais ce n'est pas une garantie que l'on n'en installe pas d'autre ailleurs.»
Dans son édition du 25 juin, Libération ajoute qu'«un brouillage aurait par ailleurs des effets sur tout le quartier». C'est donc une option difficilement envisageable.
Le renseignement, l'une des missions des ambassades
Pour Jean-Pierre Maulny, par ailleurs ancien président de la Commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale:
«Autrefois, on surveillait les ambassades à l’étranger où il y avait des micros cachés dans les murs et c’était beaucoup plus simple de lutter contre l’espionnage. Mais on sait que dans les ambassades, il y a toujours quelqu’un dédié au renseignement. Et dans le cas des États-Unis, il y a presque un continuum entre les employés d’une ambassade et la NSA. Quand vous vous rendez à l’ambassade de Paris, vous savez qu’il ne faut pas emmener votre téléphone portable ou votre ordinateur car vous devez les laisser à l’entrée et on ne sait pas ce qu’il en font.»
Si la France se respectait, elle ferait détruire la partie de l'ambassade des États-Unis où ont lieu les écoutes
Le sénateur UDI Yves Pozzo di Borgo
Mais les ambassadeurs et leur suite ont toujours eu pour mission d’obtenir des renseignements politiques dans les pays qui les accueillent. D’ailleurs, parmi les milliers de câbles diplomatiques publiés par Wikileaks depuis plusieurs années, un grand nombre vient des ambassades, qu’elles soient américaines, britanniques, russes ou saoudiennes, comme dans l'affaire des «Saudi Cables». «Le rôle d’un bon ambassadeur, c’est de se renseigner sur la politique locale. Les bons ambassadeurs sont ceux qui ne s’appuient pas seulement sur les sources gouvernementales», note Jean-Pierre Maulny.
Mais pour certains, comme le sénateur UDI Yves Pozzo di Borgo qui a donné son avis sur la question de l'ambassade américaine sur Twitter, une ligne rouge a été franchie avec les écoutes à grande échelle de la NSA en France.
Si la France se respectait elle ferait détruire la partie de l'ambassade des États-Unis ou à lieu les écoutes #WikiLeaks
— Yves Pozzo di Borgo (@YvesPDB) June 24, 2015
Un ancien agent de la DGSE nous a lui confié que les services de renseignement français ne pouvaient pas se permettre d'être «trop agressifs» face à l'ambassade américaine. Les choses ne devraient pas trop changer, même après les révélations de Wikileaks.