À mesure que l’Apple Watch apparaît sur les poignets –enfin proposée dans les boutiques, enfin expédiée dans les boîtes aux lettres–, je note un phénomène nouveau que j’appellerai le «double Apple». Celui-ci survient lorsqu’une personne tripote un iPhone tout en portant une Apple Watch. La simple vue d’un double Apple me donne des renvois.
D’un point de vue purement esthétique, le double Apple est beaucoup trop maxi-coordonné. C’est un peu comme arborer un cheval Ralph Lauren à la fois sur votre casquette et la poche de votre polo. Une allégeance raisonnée à une marque est tout à fait acceptable, évidemment. Mais la laisser définir complètement votre présence visuelle est parfaitement ridicule. À moins d’être un sportif professionnel couvert du logo de votre sponsor du bandeau aux chaussettes, mieux vaut éviter ce genre de look.
Le double Apple ruine aussi l’objectif de la marque de Cupertino qui consiste à présenter la Watch comme un produit fashion cool pour des gens fashion cool. Parce qu’il n’y a pas grand-chose de cool à utiliser plusieurs ordinateurs en même temps. Fonctionnel peut-être. Productif, d’accord. Mais cool? Non.
En outre, je pensais que le but de la Watch—outre le côté fashion—était justement de ne quasiment plus avoir besoin de sortir son téléphone de sa poche. Pourquoi l’acheter sinon? Je répugne à ajouter un gadget supplémentaire à mon quotidien (gadget que je dois recharger tous les jours) sans raison valable. Je n’ai nul besoin de montre en tant que telle. Je ne désire pas ardemment un nouvel écran, quel qu’il soit, à regarder toutes les cinq minutes. Cet appareil ne me serait utile que dans la mesure où il améliorerait ma vie nomade, principalement en me permettant de laisser mon téléphone dans ma poche et de l’y oublier.
Défi! Garder son iPhone une semaine dans la poche
Les occurrences de double Apple dont j’ai été témoin m’ont laissé penser que la Watch n’allait pas m’aider à réaliser ma vision d’une vie sans téléphone. Mais peut-être que tous ces gens ne s’y prenaient pas correctement? J’ai donc décidé d’en avoir le cœur net. Je me suis procuré une Apple Watch, puis, pendant une semaine, j’ai essayé d’éliminer mon iPhone de ma vie. J’avais le droit de le regarder lorsque j’étais chez moi, ou assis à mon bureau au travail, mais le reste du temps je devais le laisser dans ma poche de pantalon. Serais-je capable de passer une semaine entière sans commettre le moindre double Apple en public?
Peut-être le fait
de causer à son bras
va-t-il, avec le temps, paraître moins tristement crétin. Pour l’instant,
ça fait débile puissance mille
Au début, c’était facile. La Watch me prévenait quand j’avais un nouveau mail, un SMS d’un ami ou un message Slack d’un collègue. Un coup d’œil occasionnel à mon poignet (ou dans certains cas une agréable petit chiquenaude de la Watch sur ma peau) m’avertissait de l’arrivée de missives. Je pouvais les lire et les mettre rapidement de côté quand je jugeais qu’elles n’étaient pas urgentes. Jusque-là tout était nickel: téléphone bien niché au fond de la poche, Seth bien renseigné sur l’état de sa boîte mail.
Les occasions de bien s’amuser ne manquaient pas. J’ai eu la version à 400 dollars (360 euros), celle avec boîtier en aluminium et bracelet «sport» en caoutchouc (elle a les mêmes fonctionnalités que le modèle à 17.000 dollars, soit 15.200 euros, en or 18 carats). Le design est malin et réactif, et réduit l’interface de l’iPhone à un écran de la taille d’une pièce de 50 cents. Vous pouvez choisir vos propres options pour le cadran de la montre, des looks traditionnels ou modernes, et le customiser avec différents modules –température extérieure, phase de la lune, mises à jour de calendriers, etc., pour que le tout soit visible sur le cadran principal.
Les félicitations du futur
Certaines des fonctions intégrées dans la montre paraissent carrément futuristes. Par exemple, vous pouvez passer un appel téléphonique depuis votre poignet—même si je ne suis pas persuadé que cela donne vraiment envie de le faire trop souvent. La Watch utilise un petit haut-parleur à la place des écouteurs, donc dans la rue tout le monde peut entendre votre conversation amplifiée. Oubliez l’intimité hein. Et puis ça fait bizarre de parler à son poignet, le coude replié. Peut-être le fait de causer à son bras va-t-il, avec le temps, paraître moins tristement crétin. Pour l’instant, ça fait débile puissance mille.
Youpi, encore
un score à quelques bpm de mon pouls
au repos. Bien
joué mon cœur
J’ai bien aimé que la Watch puisse mesurer mon rythme cardiaque. Mais ça n’a pas tardé à devenir lassant. À chaque lecture identique à la précédente, je me disais: «Youpi, encore un score à quelques bpm de mon pouls au repos. Bien joué mon cœur.» J’ai apprécié aussi que la Watch me donne un petit coup pour me dire de me lever après être resté assis trop longtemps, et qu’elle me félicite en me toquant doucement le poignet une fois debout. Mais quand elle mesure des trucs comme le nombre de pas effectués ou d’escaliers gravis, la Watch n’est rien d’autre qu’un Fitbit idéalisé et radicalement plus cher.
Parle à ma main
Au final, c’est la possibilité de voir des notifications sur la Watch sans être obligé de regarder son téléphone qui est la plus utile. Et pendant un moment, j’ai vécu les notifications de la Watch comme une délicieuse libération de mon habituelle dépendance au téléphone. Un bref tripotage de la Watch paraissait plus discret que de mettre la main dans ma poche de pantalon et d’en sortir un grand rectangle à loger dans le creux de ma paume. Je l’ai tout particulièrement appréciée pendant mes loisirs. Par exemple, une après-midi, j’ai fait l’école buissonnière pour aller jouer un 18 trous et j’ai pu laisser mon iPhone dans mon sac de golf. J’avais l’impression d’être libéré d’un fardeau. Je jouais avec une poche de pantalon merveilleusement vide, et la Watch me permettait d’être sûr que je ne ratais rien d’important au travail. J’ai même téléchargé une appli pour vérifier ma distance par rapport aux greens juste en jetant un coup d’œil à mon poignet.
Évidemment, j’ai fini par recevoir quelques messages qu’il m’était impossible d’ignorer, ce qui était OK—en tout cas pour les SMS. La Watch vous laisse répondre aux SMS avec des réponses préprogrammées et préenregistrées. On peut sinon dicter un message à l’oral: le logiciel de reconnaissance vocale est excellent et retranscrit assez fidèlement les mots que vous prononcez. Tranquilou bilou, pas besoin de téléphone, bien qu’encore une fois, l’acte de parler à une montre ne paraît pas très naturel. À un moment, je me suis retenu de dicter un texto dans un restaurant pour ne pas que la tablée de jolies femmes d’à côté ne me voie en train de grommeler dans mon poing.
Les problèmes sont arrivés avec
les mails. La Watch vous laisse les lire, mais ne vous permet
d’y répondre
en aucune façon
Les problèmes sont arrivés avec les mails. La Watch vous laisse les lire, mais ne vous permet d’y répondre en aucune façon. Un mail auquel il faut répondre de toute urgence vous oblige à farfouiller dans votre poche pour pouvoir taper un message (double Apple!). J’ai été une fois obligé d’enfreindre les règles lorsque j’ai reçu un mail dont la réponse ne pouvait pas attendre que je retourne au bureau.
D’autres limites ont également commencé à se faire jour. Dans le métro, j’aime lire des livres ou des articles de presse sur le grand écran d’un iPhone 6 Plus. La Watch ne permet pas de lire le moindre livre (son écran est probablement trop petit pour que ce soit une expérience agréable de toute façon). Et pour ce qui concerne l’actualité, les applis New York Times et CNN Watch sont symptomatiques: à la place des articles entiers, ils vous montrent les titres et une ou deux phrases seulement. Si vous voulez de la vraie lecture, il vous faut de nouveau avoir recours à votre téléphone. De même, l’appli Twitter de la Watch ne montre que deux tweets à la fois, et on ne peut pas cliquer sur les liens, puisque la Watch n’a pas de navigateur. Voilà qui, à mes yeux, rend le réseau social totalement inutile.
La conjuration des imbéciles
Ce qui me fait en venir à une sensation diffuse apparue alors que je tentais de n’utiliser que la Watch: je m’enfonçais dans l’imbécillité. Je lisais les titres au lieu de lire les articles. Je lisais des tweets au lieu de lire les liens. Je ne lisais plus de livres du tout. Même mes textos devenaient plus bêtes parce que je les dictais au lieu de les taper et que je ne pouvais plus les retoucher une fois que la reconnaissance vocale avait fait son boulot (le mieux était encore de tout effacer et de recommencer). J’ai fini par n’écrire que des SMS courts et simples pour que ce soit plus facile. Je rédige d’ordinaire des textos badins et loquaces et j’aime à envoyer des réponses spirituelles, bien tournées et relues à mes amis. La Watch me faisait passer pour quelqu’un de sec et sans imagination.
Et oui, j’aurais pu désactiver les notifications, mais alors je me serais simplement retrouvé avec, eh bien,
une bête montre
Plus inquiétant: après quelques jours, ce flux de notifications que j’avais apprécié au début –en pensant qu’elles allaient me libérer de la tyrannie du téléphone– commença à devenir oppressant. La Watch devint une laisse. Avec mon téléphone, si je veux faire un break, je peux toujours le laisser dans ma poche. Mais la Watch est juste là, déjà sortie, à vous tenter. Il faut une sacrée volonté pour ne pas balayer l’écran du doigt et regarder ce que vous êtes en train de rater. Et oui, j’aurais pu désactiver les notifications, mais alors je me serais simplement retrouvé avec, eh bien, une bête montre.
Je ne parie pas qu’Apple a perdu la bataille. Je suis sûr que de futures applis et améliorations matérielles vont faire de la Watch un appareil bien plus utile. Les problèmes de base de ce premier produit vont sans aucun doute trouver une solution. Par exemple, la Watch est faite pour se mettre en veille quand votre bras est tendu au repos, pour économiser la batterie, mais elle ne parvient pas toujours à se réveiller quand vous ramenez l’écran devant vos yeux. Il y a peu de choses aussi inutiles qu’une montre onéreuse au cadran muet. J’ai parfois eu l’air particulièrement stupide, sur le quai du métro par exemple, obligé de secouer mon avant-bras comme un prunier pour pouvoir la ressusciter.
Ne finissons pas comme des andouilles
Mais ça, c’est relativement simple à régler. La plus grande question est de savoir si cette forme comporte des limites rédhibitoires. Y aura-t-il jamais une montre sur l’écran de laquelle j’aurai envie de lire un livre? Est-ce qu’un jour, je pourrai parler à ma manche sans avoir l’air complètement débile? Quel seuil de tolérance allons-nous adopter vis-à-vis du flux de notifications? Allons-nous vraiment vouloir recevoir une gentille chiquenaude au poignet chaque fois qu’on essaiera de nous joindre? Ou est-ce qu’on aura bientôt l’impression désagréable que quelqu’un est constamment en train d’attirer notre attention en nous tirant sur la manche?
Est-ce qu’on aura bientôt l’impression désagréable que quelqu’un est constamment
en train d’attirer notre attention
en nous tirant
sur la manche?
Sous sa forme actuelle, la Watch est un objet fondamentalement superflu. Inutile de se livrer à des expériences de privation de téléphone pour s’en rendre compte. C’est un accessoire de mode raté qui, à mes yeux, ne sera jamais aussi agréable à regarder qu'une montre-bracelet mécanique classique. La Watch ne fait pratiquement rien que votre téléphone ne fasse déjà et, surtout, elle ne dispense pas de le regarder même lorsque vous l’avez au poignet. Pour éviter de faire du double Apple, j’ai été obligé de me retenir de répondre à des mails importants jusqu’à ce que je sois assis à mon bureau. J’ai été forcé de risquer d’avoir l’air d’une andouille en parlant à mon cubitus. J’ai dû m’abstenir de lire des livres et des articles de presse dans les transports en commun.
J’avoue qu’au bout de la semaine, j’ai vécu comme un soulagement la fin de l’expérience et la possibilité de ressortir mon téléphone de ma poche sans me sentir coupable, de pouvoir lire un livre agréable dans le métro sur le grand écran de mon téléphone, ou de rédiger soigneusement un texto qui pourrait faire glousser un ami. Même si j’ai toujours ma Watch et que je suis libre de la mettre quand je veux, j’ai totalement arrêté de la porter. En la détachant de mon poignet, j’ai presque eu l’impression de défaire des menottes.