Mercredi soir, en commettant son massacre à l'Emanuel African Methodist Episcopal Church de Charleston, en Caroline du Sud –qui fera neuf morts– Dylann Storm Roof, 21 ans, aurait dit aux fidèles rassemblés dans l'église:
«Vous violez nos femmes et vous vous emparez de notre pays, vous devez partir».
Le premier élément de cette phrase est précédé d'une longue et macabre histoire. A la fin du XIXème siècle, le viol était une justification ô combien courante de la violence raciste. «Afin d'amortir son passif (…) et d'excuser certains des crimes les plus odieux de toute l'histoire d'un pays», écrit ainsi Ida B. Wells-Barnett dans son essai sur le lynchage Southern Horrors, «le Sud invoque la défense de l'honneur de ses femmes comme plausible paravent derrière lequel s'abriter». De fait, Wells fait référence à tout un tas de journaux sudistes qui défendaient «la règle du lynchage» comme réaction à une prétendue épidémie de viols commis par des hommes noirs sur des femmes blanches. Par exemple, dans un éditorial paru dans le Memphis Daily Commercial on peut lire: «Ces crimes se font de plus en plus nombreux chaque année» et «Il n'est plus possible de refréner la bestiale passion du nègre».
Mais comme le montre Wells-Barnett, de telles accusations n'avaient aucun fondement. «Tout le monde sait que le crime de viol fut inexistant durant les quatre années de guerre civile, lorsque les femmes du Sud furent à la merci de la race considérée comme unilatéralement bestiale», écrit-elle. En réalité, de telles accusations servaient souvent à camoufler des rapports consensuels –et tabous– entre des hommes noirs et des femmes blanches. «Les blancs ne pouvaient souffrir l'idée d'une femme blanche désirant un nègre, et toute relation physique entre une femme blanche et un homme noir devait être, par définition, une agression», précise l'historien Philip Dray, citant les travaux de Wells-Barnett dans son livre At the Hands of Persons Unknown: The Lynching of Black America. Dans un cas, écrit Wells-Barnett, un noir d'Indianola, dans le Mississippi, fut a priori lynché pour le viol d'une petite fille de 7 ans, dont le père était le shérif du comté. Mais quand Wells-Barnett se rendit sur place pour enquêter, elle se heurta à une réalité bien différente.
A Indianola, Wells-Barnett rencontra la victime présumée, qui n'était pas une petite fille, mais une jeune femme allant sur ses vingt ans. La «bête», apprit Wells, travaillait à la ferme du shérif depuis des années et connaissait toute sa famille. La jeune femme allait être découverte par son père dans la cabane de son amant, et le shérif lança une expédition punitive pour venger la réputation de sa fille.
Faites la liste des actes de terrorisme anti-noirs aux États-Unis, et vous trouverez un grand nombre d'attaques justifiées par le spectre du viol noir. En 1921, les émeutes raciales de Tulsa– où des blancs mirent le feu à un riche quartier noir de cette ville d'Oklahoma– débutèrent après qu'un adolescent noir fut accusé d'avoir agressé, et peut-être violé, une jeune fille blanche dans un ascenseur. En 1923, en Floride, le massacre de Rosewood fut aussi déclenché par une accusation de viol. Et en 1955, le jeune Emmett Till, âgé de 14 ans, fut assassiné pour avoir soi-disant fait des avances à une femme blanche.
La seconde partie de «l'argument» de Dylann Roof – «vous vous emparez de notre pays»– mérite aussi qu'on s'y attarde, car elle est à la base de la première. Sous le mythe des violeurs noirs, on trouve la peur fondamentale de l'autonomie des noirs, et les politiciens sudistes n'ont jamais eu aucun scrupule à associer le pouvoir économique et politique des noirs à leurs liaisons sexuelles avec des blanches. «Nous autres du Sud, nous n'avons jamais reconnu le droit du nègre à gouverner les hommes blancs, et nous ne le reconnaîtront jamais», déclarait ainsi le Sénateur Benjamin Tillman en 1900. «Nous ne l'avons jamais cru égal à l'homme blanc, et nous ne lui accorderons pas le loisir de soumettre nos femmes et nos filles à sa dépravation sans le lyncher».
Une angoisse dont les traductions les plus violentes se manifesteront après la Guerre de Sécession –quand les noirs gagnèrent leur liberté– mais qui est parmi nous depuis des siècles. Avant la guerre civile, les blancs vivaient dans la terreur d'un renversement de l'ordre racial et pensaient que la liberté des noirs s'ouvrirait sur un monde de «domination nègre» qui allait les voir réduits en esclavage, voire pire. De même, pendant la campagne électorale de 1864, des Démocrates nordistes fustigèrent Abraham Lincoln et le traitèrent de «Républicain noir» voulant avilir la race blanche par le métissage. Des accusations similaires se firent aussi entendre à l'époque de la lutte pour les droits civiques et, au Nord, les blancs des villes ont pu justifierla ségrégation –des schémas urbains toujours d'actualité– comme une protection contre la violence et l'agressivité sexuelle du criminel noir.
Si on fait exception des marigots fétides d'Internet, le racisme du viol a globalement disparu de la vie américaine. Mais l'angoisse fondamentale que traduisent de telles accusations –le monde à l'envers de la domination noire– perdure toujours en mode mineur. Vous l'entendez, par exemple, lorsqu'on dit que Barack Obama a l'intention d'obtenir des «réparations» et de punir l'Amérique «colonialiste», ou de construire un monde où «les gosses blancs se font tabasser sous les applaudissements des gosses noirs».
Il serait tentant de voir dans l'acte de Dylann Storm Roof un problème exclusivement sudiste, soit la violente collision entre une idéologie néo-confédérés et une législation trop permissive sur les armes à feu. Mais la vérité, c'est que cette angoisse – du pouvoir noir et de la sexualité noire – colle à la peau de l'Amérique autant qu'à celle du Sud.