C'était une promesse. Plus rien ne serait comme avant la grande crise. Les règles du jeu allaient changer dans la finance. Difficile d'y croire tant, un an après après le traumatisme provoqué par la faillite de Lehman Brothers, les vieux démons et les dérives des banquiers paraissent revenir au grand galop. Les profits de la banque d'investissement et de financement s'envolent à nouveau. Et avec eux les mauvaises habitudes des gratifications disproportionnées poussant à prendre toujours plus de risques.
C'est le principal problème des chefs d'Etats conviés au G20 à Pittsburgh dans quelques jours: un traitement à la racine du mal bancaire qui a conduit à la plus grave crise économique depuis la deuxième guerre mondiale n'exige pas forcément des mesures très spectaculaires. Mais comment démontrer alors à des opinions révoltées qui ont vu des milliards injectés dans le système bancaire pour le sauver que les politiques se mobilisent pour faire changer les choses?
Revoir de fond en comble les règles prudentielles, la régulation, les normes comptables, la gouvernance, les ratios de fonds propres des banques en fonction de telle ou telle activité pour contenir les effets de levier constituent des sujets autrement moins «vendeurs» que les bonus des traders et la condamnation du retour à tout va de la spéculation. Et pourtant il s'agit bien de la partie immergée de l'iceberg, par définition la plus essentielle, celle qui a failli couler le grand paquebot de la finance mondiale.
Les politiques l'ont compris qui à leur manière jouent sur leur propre effet de levier: taper à bras raccourcis sur le plus spectaculaire -les rémunérations exubérantes de quelques uns, les paradis fiscaux- pour faire avancer le moins voyant c'est à dire le travail de fonds réglementaires et prudentiel.
Cette stratégie sera-t-elle efficace? La réponse ne va pas de soi. Tant les lobbies à l'oeuvre s'appliquent à ce que rien ne change en profondeur. Et tant les modèles même de la banque sont difficiles à faire bouger. C'est l'une des questions qu'on est en droit de se poser: la crise va-t-elle mettre un terme au match auquel se livrent chaque modèle bancaire des deux cotés de l'Atlantique, chacun revendiquant la supériorité sur l'autre pour mieux l'imposer avec toutes les pratiques (rémunérations, prises de risques, règles comptables) qui l'accompagnent ?
Coté Américain, le modèle de la banque spécialisée, bâti sur le Glass Steagal Act de 1933, séparant la banque de dépôts des maisons de titres (Goldman Sachs, Morgan Stanley..), a, des décennies durant, été présenté comme l'alpha et l'omega. Même si depuis l'autorisation donnée en 1999 par Bill Clinton de fusionner Citibank et Travelers, le dogme a été de plus en plus écorné avec l'apparition de grands supermarchés de la finance (Citigroup, Bank of America, JP Morgan, Wells Fargo..). Il y a deux ans, les vingt-cinq plus grandes banques détenaient plus de 70% des actifs de l'industrie, contre 40% vingt ans plus tôt.
La crise a eu pour conséquence, dans un premier temps, d'accélérer encore le phénomène de concentration en obligeant les banques commerciales à voler au secours des maisons de titres en perdition. JP Morgan a avalé Bear Stearns, Bank of America a fait de même avec Merril Lynch. En décidant finalement de faire un exemple avec Lehman Brothers, abandonné à son sort, les autorités financières américaines ont marqué un coup d'arrêt brutal à ce mouvement sans savoir peut-être qu'elles allaient par la même occasion provoquer la chute de tout l'édifice.
Car l'émergence outre-Atlantique de mastodontes bancaires n'avait pas empêché les établissements spécialisés de taille modeste de continuer à prospérer: 95% des 8 500 banques que compte l'Amérique pèsent moins de 10 milliards de dollars d'actifs. Parmi elles, une myriade de banques régionales et locales (les community banks) dont la majorité des actifs sont concentrés sur une seule activité, prêts aux PME ou aux collectivités. Mais aussi des établissements spécialisés non régulés qui se sont jetés à tout va dans la distribution de crédits hypothécaires et de prêts à la consommation et qui sont en grande partie responsables du scandale des subprimes.
Face à ce puzzle qui a volé en éclat, les banquiers de la vieille Europe sont tentés de faire l'apologie de leur propre modèle, celui de la banque universelle, faisant tous les métiers, de la collecte des dépôts à l'assurance, du crédit revolving au trading d'actions, du prêt aux entreprises à la banque d'affaires . Il est vrai que ce modèle développé par BNP Paribas, Société Générale en France, Barclays outre Manche, ou encore Santander en Espagne et Banca Intesa en Italie a démontré qu'il était capable de mener le navire à bon port quel que soit (presques) l'état de la mer.
Aujourd'hui, les défenseurs du modèle européen ne manquent pas d'argument pour chercher à l'imposer: diversifier des activités, aux cycles différents, permet de réduire les risques. Combiner le trading pour compte propre et la banque commerciale traditionnelle permet de réduire la volatilité des résultats. Si, avant la crise, lorsqu'il était facile et peu coûteux de se procurer des liquidités sur les marchés, les activités spéculatives rapportaient bien plus que la transformation des dépôts en crédits, cette dernière activité, celle d'ailleurs qui devrait justifier l'activité bancaire, a pris depuis sa revanche. Au point qu'une banque comme BNP Paribas n'hésite pas à se proclamer, depuis le rachat de son homologue belge Fortis, comme la première banque européenne en termes de dépôts.
Reste à se demander si la crise, qui a mis à genou le modèle bancaire américain, a pour autant couronné celui défendu par les Européens. A juger les pertes colossales enregistrées par certaines grandes banques universelles de ce coté ci de l'océan, à l'image d'UBS voire de Deutsche Bank, rien n'assure que collectionner différents métiers soit un gage de sécurité. Les défenseurs de la banque universelle oublient peut-être un peu trop vite de dire que leur modèle a mieux réussi à traverser la crise grâce à l'argent de leurs clients, déposants, qui a souvent permis d'encaisser les risques de leur activité de banque d'investissement. A titre d'exemple, en ne rémunérant pas les comptes à vue, les banques françaises disposent d'une rente de situation et d'un impressionnant matelas de liquidités à des prix défiant toute concurrence qui leur aura été bien utile lorsque le marché interbancaire a littéralement cessé de fonctionner il y a un an.
A suivre aujourd'hui les gouvernements qui veulent imposer de nouvelles règles en matière de fonds propres alloués à chaque type d'activité, rien n'assure que le modèle européen imposera sa référence. C'est plutôt vers une certaine forme de cloisonnement à l'américaine que le monde bancaire va revenir.
Ainsi, limiter les activités spéculatives en relevant les fonds propres nécessaires pour les poursuivre reviendra à accentuer encore un peu plus la séparation entre la banque de marché et de la banque de dépôts. Quitte à rendre la banque d'investissement bien moins attractive. Une récente étude de JP Morgan a montré que les mesures de régulation envisagées pour réduire les risques dans la banque de financement et d'investissement devraient conduire à diminuer d'un bon tiers la rentabilité des fonds propres engagés dans ces métiers, comparés à la rentabilité de 15 à 20% qui était la norme avant la crise. Par voie de conséquence, les rémunérations et les bonus des traders suivront la même pente. C'est sans doute ce que les régulateurs cherchent ainsi à obtenir par la voie indirecte.
Les défenseurs du modèle de la banque universelle pourront toujours dire qu'à l'heure où la crise financière est devenue crise économique avec la montée des défaillances des emprunteurs, les profits tirés des activités de marché constituent désormais un précieux contre-poids aux provisions et aux pertes accusées dans les activités de crédits. Et qu'il ne faut pas trop tarir cette source de revenus.
Mais le sens de l'histoire paraît aller vers un système qui imposera aux banques, qui n'ont pas les moyens de tout faire, de choisir leurs métiers. Ou de s'allier pour mutualiser les coûts, les risques et économiser des fonds propres qui risquent d'être de plus en plus une denrée rare. Les mariages déja conclus dans certains secteurs, comme la gestion d'actifs (entre la Société Générale et le Crédit agricole) ou certains services administratifs, montrent que la course est déjà lancée. Le plus fort de la crise financière étant passée, les grandes manoeuvres dans la banque ne font sans doute que commencer.
Philippe Reclus
Image de Une: Des enfants devant le siège de Lehman brothers à Tokyo Toru Hanai / Reuters