C’est une question que de nombreuses personnes qui ont suivi la diffusion mondiale et très commentée de la couverture du magazine Vanity Fair, présentant Caitlyn Jenner dans sa nouvelle peau de femme, se sont sans doute posée: pourquoi n’avons nous pas de Caitlyn Jenner en France? Ou pour le dire clairement, pourquoi n’avons-nous aucune personne transgenre célèbre et médiatisée, capable de faire la couverture de journaux de l’envergure de Vanity Fair –diffusé à plus d’1,25 millions d’exemplaires?
Car outre-Atlantique, les choses ont énormément changé en quelques années. Symbole de cette nouvelle époque, une femme trans’, Laverne Cox, héroïne de la série Orange is The New Black, a fait la Une du magazine Time l’année dernière. Une première. Peu de temps après, la star a été nommée aux Emmy –là non plus, il n’y avait pas de précédent pour une personne trans’. Autre exemple, Transparent, diffusée sur Amazon prime, raconte l’histoire d’une prof à la retraite qui effectue sa transition, incarnée par Jeffrey Tambor, qui a reçu un Golden globe cette année pour son rôle dans cette série.
La couverture de Vanity Fair avec Caitlyn Jenner s’inscrit dans cette succession de médiatisations de personnes ou de personnages trans’, et plus largement dans l’évolution d’une société états-unienne plus ouverte sur le sujet. On peut y devenir l’un des PDG les mieux payés du monde tout en ayant subi une opération de réassignation sexuelle, à l’instar de Martine Rothblatt, PDG et créatrice de United Therapeutics, qui pèse aujourd’hui 38 millions de dollars par an. Elle avait annoncé publiquement être une femme en 1995, ce qui ne l’a pas empêchée de devenir depuis l’une des onze patronnes les mieux payées des Etats-Unis. On peut aussi être un réalisateur célèbre tout en s’assumant publiquement dans sa véritable identité de genre, comme Lana Wachowski, qui a co-réalisé le cultissime Matrix (et est aussi l’autrice d’une autre série avec une bloggueuse trans’).
Coccinelle, «une sorte d’équivalent» français des sixties
Il existe aussi des figures trans’ célèbres en Chine, au Mexique, en Argentine...Mais en France? Le grand public en connaît-il une seule? «Ici, on a des universitaires, quelques performeuses, des comédiennes, mais aucune personne de l’envergure de Caitlyn Jenner», explique Karine Espineira, chercheuse et co-responsables de l'Observatoire des transidentités (ODT). «Combien d'entre nous savent-ils que l'ex-présidente de l'Oréal est une femme trans?», écrivait en avril Brigitte Goldberg, présidente de Trans-Europe. Interrogée par Slate, elle se désole qu’il n’y ait pas une seule personnalité politique trans’ connue en France, alors qu’«en Pologne, une élue [du nom d’Anna Grodzka] a failli devenir présidente du parlement, en Italie y’a une députée trans’, ainsi qu’au parlement de Catalogne. Il y a même des candidats LGBT en Turquie!».
Il y a plus de soixante ans, la France a bien eu une femme trans’ connue. Elle se prénommait Coccinelle, et son mariage civil et religieux eut en 1960 un écho mondial, comme le raconte Bambi, son amie meneuse de revue. «Coccinelle fut bien à l’époque une sorte d’équivalent de Caitlyn Jenner pour la France», confirme Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie de l'université de Bordeaux dont la thèse portait sur le «transsexualisme».
D’autres ont connu une médiatisation relative, comme la comédienne Pascale Ourbih, la journaliste et artiste Hélène Hazera, ou la «steward devenue hôtesse de l'air» Andréa Colliaux, qui raconta son histoire en 2001 et fut invitée chez Dechavanne, Fogiel et Dumas. C’est selon Karine Espineira la personne trans’ la plus médiatisée durant les années 2000. Mais rien comme Coccinelle à son époque ou Caitlyn Jenner aujourd’hui. «Même Têtu [magazine et site Internet sur «l’actualité LGBT», comme il se définit lui-même] n’a jamais présenté de personne trans’ en couverture!» se désole Karine Espineira.
Légende: Bambi dans le film éponyme du même nom du réalisateur Sébastien Lifshitz via Allociné
Des aventuriers-entrepreneurs
Les raisons tiennent à la culture et à l’histoire spécifiques de chaque pays. Aux Etats-Unis, on aime les histoires (les «stories») et les grands destins de personnes qui ont franchi de multiples obstacles, des frontières symboliques ou réelles comme celle que le pays a dû conquérir dans le Far West, à la force de ses bottes et de son lasso. On y aime les «self-made men» et «self-made women», ce que sont un peu aussi les personnes trans’ en matière d’identité: des aventuriers qui franchissent les frontières symboliques du corps, et des entrepreneurs qui doivent souvent investir et dépenser en prenant de nombreux risques pour se reconstruire une image plus conforme à leur être profond.
«Caitlyn a parlé comme une femme entrepreneuse d’elle-même, c’est un discours tout à fait américain», fait remarquer Arnaud Alessandrin. «L’état d'esprit anglo-saxon est essentiellement une célébration de la réussite et cette réussite ne saurait gommer la différence, mais constitue au contraire une mise en valeur de cette dernière», abonde Brigitte Goldberg —même s’il faut remarquer qu’il existe une très grande disparité dans la tolérance à l’égard des personnes trans’ dans chaque Etat, entre la Californie qui promulgue des lois pour ne pas discriminer les enfants trans’ à l’école ou le Texas qui veut criminaliser le fait d’utiliser des toilettes conformes à son identité de genre.
Un certain rapport à la communauté
Aux Etats-Unis, le talent, l’intime et le politique viennent se compléter. En France, ce mélange a tendance à jouer en défaveur des personnes trans’, où loin de mettre en valeur un parcours d’entrepreneur ou d’artiste, une histoire privée hors du commun vient plutôt occulter le cursus honorum effectué. «Lorsque dans l’anonymat j’étais prof de lettres, j’étais regardée pour ce que j’étais, prof de lettres. Aujourd’hui que je suis sortie du placard, je peux bien écrire des livres, c’est mon parcours transsexuel qui recouvre tout», explique Bambi.
Même impression pour l’économiste de formation et ex-candidate à la présidentielle Brigitte Goldberg, qui aimerait quant à elle pouvoir s’exprimer plus souvent dans les médias sur les questions économiques et politiques, mais regrette qu’on lui impose dans ses chroniques «de se limiter aux sujets trans’».
Plus profondément, c’est un rapport différent aux communautés et à l’égalité des citoyens qui est en cause, recoupant la grande distinction entre républicanisme et libéralisme. «Dans la société française, la notion pour le moins illusoire de l'égalitarisme républicain vise à aplanir la diversité, à la gommer, voire à la faire disparaître», estime Brigitte Goldberg. Les Etats-Unis n’ont quant à eux pas peur de mettre en avant leurs «communities» (communautés), un terme convivial là-bas et qui fleure bon la proximité, l’économie locale, les grandes tablées et les échanges amicaux, quand il est synonyme de repli et de tensions chez nous. Le mouvement trans’, par essence un mouvement communautaire, a ainsi pu se structurer plus facilement, en associations puissantes à même de porter ensemble de grandes revendications.
De fait, en France, les organisations dédiées à la cause ont moins de moyens, constate Clémence Zamora-Cruz. Seule ACCEPTESS-T– qui soutient les trans migrantes ou précaires– bénéficie selon elle d’un salarié à plein temps.
Légende: Bambi en collant académique. Crédit: Nisak (avec l'aimable autorisation de Marie-Pierre Pruvot).
Régime de suspicion
Demeure une question, malgré tout: quand bien même les conditions seraient réunies, sommes-nous sûrs qu’il existe aujourd’hui, en France, une personne vivante de l’envergure de Caitlyn Jenner susceptible de faire son coming-out? Par définition, impossible de répondre véritablement à cette question, qui se résume à des spéculations dangereuses et pouvant enfreindre la vie privée de personnes ne souhaitant justement pas être «outées».
La presse et différentes sources se font l’écho depuis des années de bruits concernant la chanteuse, actrice et animatrice Amanda Lear, qui a toujours entretenu un certain mystère autour de son âge, son année et son lieu de naissance, son enfance, mais a toujours nié avoir été un homme. Expliquant finalement qu’elle avait laissé courir ces rumeurs à des fins publicitaires.
Des sources que nous avons interrogées admettent du bout des lèvres qu'il y a bien des personnes «connues» qui se cachent, qui sont «au placard». Mais refusent évidemment de dire leurs noms, par respect pour leur intimité. Preuve qu’en France, il existe toujours une peur très forte de se dévoiler, à cause du «coût» que représente la transphobie dans ce pays. «On est sur un régime de suspicion, estime Arnaud Alessandrin. Il est fort probable qu’il y ait des personnes connues qui n’osent pas dire leur identité du fait de ce régime». «Soit on le dit et on est mis de côté, soit on le cache», ajoute Brigitte Goldberg.
Soupçonnés de n’être pas sains d’esprit
Être trans en France est encore largement synonyme de paria de la société. Une étude rendue publique en novembre 2014 indiquait que 85% des personnes transgenres affirment avoir souffert de transphobie. Pire: 20% auraient tenté de se suicider et 60% seraient tombées dans une dépression. Insultes, coups, harcèlement, discrimination sont hélas monnaie courante, selon le rapport du Comité Idaho et du think tank République et Diversité. Et expliquent donc les réticences éprouvées à se livrer.
«Lorsque, comme nous, on véhicule une odeur de soufre, nos proches s’en trouvent contaminés. Il arrive que nos compagnons soient tenus à l’écart par leur propre famille, et ils doivent prendre des précautions, ne pas s’afficher avec nous pour ne pas nuire à leur réputation dans l’entreprise. Voilà pourquoi certaines d’entre nous, qui font florès dans leur métier, dans toutes sortes de disciplines, prennent soin de ne pas révéler leur parcours et jouissent d’un succès qu’elles ne doivent qu’à leur talent. Voilà pourquoi, voyant arriver la trentaine, craignant le déclin de mon succès et indisposée par les conséquences de ma réputation sur ma vie privée, sentant le piège que serait ma renommée pour toute nouvelle carrière, je me suis appliquée à entrer dans l’anonymat et me suis fait engager à l’Éducation nationale pendant trente ans pour ne réapparaître qu’une fois la tâche accomplie», témoigne Bambi dans Le Plus.
Si les personnes trans’ sont rejetées et regardées comme des «pestiférées» c’est aussi à cause du regard porté sur la transidentité, qui est perçue comme une maladie mentale. Car bien qu’elle ne soit plus considérée comme telle depuis 2010, les personnes trans’ sont obligées de passer par un psychiatre pour changer d’Etat civil. «On est toujours soupçonnés de n’être pas sains d’esprit», renchérit Clémence Zamora. «La question trans’ est toujours considérée comme une question médicale», résume Arnaud Alessandrin.
Des réformes qui dorment
De fait, l’Etat s’est peu préoccupé de changer le regard porté sur les personnes trans’. «Alors que les campagnes contre l'homophobie ont enfin pignon sur rue, rien, jamais rien, n'a été fait pour sensibiliser le grand public à la problématique de l'identité de genre», regrette Brigitte Goldberg. «Nous n’avons jamais reçu d’encouragement de Hollande!» regrette la présidente de Trans-Europe, qui souligne que le président américain a quant à lui fait entrer une personne trans’ au ministère du commerce et a adressé peu après sa couverture à Vanity Fair un tweet de soutien à Caitlyn Jenner:
It takes courage to share your story. https://t.co/Q7wWjV9Rxx
— Barack Obama (@BarackObama) 1 Juin 2015
Les traces du débat sur le mariage pour tous, la polémique sur le genre, les ABC de l’égalité, de nombreuses choses ont ensuite concourru à rendre les politiques frileux en la matière. Les mesures annoncées depuis, notamment l’annonce par Christiane Taubira d’une circulaire pour faciliter le changement de prénom à la suite d’un changement de genre à l’Etat civil, sont plutôt symboliques. Et les vraies réformes, comme la dépsychiatrisation du parcours ou la facilitation du changement de sexe à l'Etat civil, dorment dans les classeurs de quelques députés en attendant des jours plus propices.
Violence médiatique
De fait, ce désintérêt du politique explique pour Arnaud Alessandrin une partie du désintérêt médiatique et la méconnaissance des journalistes sur le sujet, qui n’est souvent évoqué que sous l’angle du fait divers ou du sordide. «C’est un sujet complexe, sur lequel il est difficile de trouver les bons mots. Les journalistes, qui ne peuvent être tous des spécialistes, sont démunis. Ils ont peur de dire une betise. Et il y a peu de doctorants, peu de gens qui en parlent, au final.»
Signe de ce malaise, l’association Outrans met en garde sur sa page de contact les éventuels gratte-papiers qui souhaiteraient la contacter, précisant qu’elle n’est «ni un zoo, ni une réserve de témoins en souffrance qui pourraient justifier des représentations proches de celles de la psychiatrie, de la médecine, des médias qui donnent une image dégradante, misérabiliste et erronée de la communauté trans'. User d’un langage respectueux, d’une posture généreuse et d’une position politique en accord avec celle d’OUTrans, questionner sa démarche et son intérêt pour la communauté trans' est une étape préalable indispensable avant de nous demander un témoignage. Nous ne sommes pas intéressé(e)s par la fascination qu’exercent nos corps, nos identités ou nos parcours de vie, même si elle s’accompagne d’un humanisme condescendant», indique sans ambages l’organisation.
Pour Karine Espineira, autrice de Médiacultures: la transidentité en télévision, une recherche menée sur un corpus de près de 60 ans d’archives de l’INA sur le sujet, la vision de la transidentité a «très peu évolué en 40 ans». La découverte dans les années 1970 des personnes trans’ s’est accompagnée d’une certaine bienveillance, avant d’être suivie par une phase beaucoup plus violente et stigmatisante dans les années 1980-1990. Les personnes trans’ sont alors quasi systématiquement associées à la pègre ou à la prostitution, avant que cette image ne connaisse récemment une amélioration. «Si nous n’avons pas de Caitlyn Jenner en couverture, c’est sans doute aussi parce les médias ne se sont pas bien comportés», estime Arnaud Alessandrin.
Une charte signée par une cinquantaine de médias
En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, plusieurs médias ont fait des pas de géants ces dernières années en la matière, en essayant de se doter d’outils pour parler correctement du sujet. De l’autre côté de la Manche, il existe une charte de bonne conduite appliquée par de nombreux médias depuis 2011, sous la supervision de l’association Trans Media Watch. Aux Etats-Unis, l'association de veille médiatique spécialisée dans les discriminations à l'encontre des personnes LGBT, Glaad, a dédié aux personnes transgenres une section de son guide dès 1998 et a commencé à le distribuer à la presse l'année suivante, comme le précise Nick Adams, directeur du programme Transgender Media, à Slate. Deux médias importants, le New York Times et Associated press, ont quant à eux édicté des règles très précises, qui ont été actualisées en 2013. Mais l'agence de presse américaine a commencé à travailler dès l'an 2000 sur le sujet avec Glaad.
En France, les choses bougent depuis la création en 2013 de l’AJLGBT, une association de journalistes préoccupés par ces questions. Elle a défini des recommandations assez détaillées en 2014. Une cinquantaine de rédactions –dont Slate– ont récemment signé une «charte contre l’homophobie» qui inclue quelques recommandations à l’égard des personnes trans’. Il s’agit entre autres choses de «veiller à respecter le genre social des personnes trans' notamment dans l’utilisation des pronoms personnels» ou d’«éviter les clichés, les blagues de mauvais goût et le sensationnalisme». Mais peu de médias ont édicté des règles de bonne conduite précises, qui permettraient d’éviter le flop du Figaro Madame, décrié par ses confrères après avoir dernièrement usé du pronom personnel masculin tout au long d'un article consacré à Caitlyn Jenner, ou celui d’Europe 1, qui avait titré «Caitlyn Jenner, beau-père de Kim Kardashian, se dévoile comme femme».
Aucun média français n’a ainsi de manuel de style aussi précis que celui du New York Times ou d’AP. Phil Chetwynd, rédacteur en chef central de l’Agence France-Presse, précise néanmoins que l'AFP est actuellement en train de travailler à une refonte de ses règles, qui devraient prochainement inclure des recommandations pour les dépêches consacrées aux personnes trans'. En langue anglaise, elles devraient par exemple demander aux journalistes d'employer le mot «gay» comme un adjectif uniquement et non comme un nom, en préférant «une personne gay» à «un gay». L'AFP devrait aussi recommander de ne plus utiliser le mot «transsexuel» («transsexual»), l'adjectif «homosexuel» («homosexual») ou seulement dans certains contextes et de ne plus écrire «bi» (mais de préférer «bisexuel» ou «bisexual» en anglais). «Comme de nombreux médias, nous sommes conscients que les débats publiques ont fait évoluer cette question», commente Phil Chetwynd, qui précise que les directives indiquées ne sont pas encore arrêtées et sont susceptibles d'évoluer.
«Petit à petit cela change», estime Karine Espineira. «Il y a un intérêt croissant pour la question», complète Arnaud Alessandrin, qui le constate à l’aune des sollicitations médiatiques qu’il reçoit, de plus en plus nombreuses, et des dossiers spéciaux, comme celui des Inrocks ou du Nouvel obs, sur le sujet.
Comme le fait remarquer Bambi, la presse «peut aider à l’intégration progressive de tout un petit peuple transsexuel sans aucun poids politique et tenu à la marge, sans possibilité de mener une vie à l’égal des autres citoyens.»