Culture

On vous fait avaler n'importe quoi

Temps de lecture : 7 min

Mais qui fabrique cette masse d’informations insolites vite consommées, mal digérées? Et pour nourrir quel lectorat?

«Une Anglaise en prison pour avoir crié trop fort en faisant l’amour», «Un retraité marié depuis seize ans à son insu», «Un Chinois qui fait grossir sa petite amie pour qu’elle ne le quitte pas»… D’où viennent les infos insolites reprises en boucle par les sites d’infos? Sont-elles vraies?

Pour en être sûr, nous avons imaginé une histoire idiote (vous savez que vous pouvez compter sur nous). Celle d’une jeune fille dotée sur le dos d’une tache de naissance en forme de dragon.

Photoshop à l’appui, nous avons envoyé ce faux témoignage –je sens qu’elle fait partie de moi, souvenir d’une vie antérieure, elle me brûle quand je suis en colère, etc.– à HotSpot Media, l’une des nombreuses agences de presse britanniques spécialisées dans l’achat d’«histoires vraies». La réponse n’a pas tardé. Et notre mytho gros comme le Ritz sur la Khaleesi dermique a bien failli se retrouver dans les tabloïds anglais.

Dix minutes d’interview au téléphone et notre interlocutrice paraissait convaincue du potentiel de l’histoire. Peu importe qu’elle n’ait aucun sens ou que l’une des photos envoyées provienne de Google Images (et qu’il aurait donc fallu environ dix secondes pour découvrir qu’elle était bidonnée). Avant de signer le contrat et de céder les droits exclusifs, nous avons révélé la supercherie.

«Nous n’avons pas de base de données des taches de naissance en forme de dragon, s’est défendue la journaliste. Nous ne pouvions donc pas vérifier que votre histoire était vraie avant de vous envoyer un photographe.»

Pop urban legends

Invérifiables, certains bruits de couloir ont la dent dure dans la pop culture.
Gene Simmons, de Kiss
Leader à la langue bien pendue de Kiss, ce bon vieux Gene n’a eu de cesse de se vanter de son tableau de chasse, qui compte les chanteuses Cher et Diana Ross. Au total, 4.600 conquêtes auraient partagé sa couche. En comparaison, Hugh Hefner, le chaud lapin fondateur de Playboy, n’en aurait eu «que» 1.000.
Led Zeppelin
1969 fut une année chargée pour le groupe anglais. Outre quatre tournées, une rumeur –jamais démentie par les Led Zep– fait surface: Robert Plant, Jimmy Page & Co aurait pêché un petit squale depuis leur hôtel Edgewater Inn à Seattle, et utilisé la pauvre bête en tant que sex-toy sur une groupie pas farouche.
Jay-Z & Aaliyah
Après son mariage éclair et secret avec
R. Kelly en 1994 (elle a 15 ans, lui 27), Aaliyah est à nouveau au cœur d’un cache-cache amoureux entre 1999 et 2000:
elle et Jay-Z auraient en effet fait plus que partager un micro (le peu de photos qui filtrent les montrent se tenant la main ou enlacés).
Ils n’ont jamais confirmé.

Fair enough, Albert Londres, sauf qu’à regarder les news publiées par l’agence l’étape photographe est loin d’être obligatoire. Les infos insolites sont de tels boosters d’audience que rares sont les médias qui résistent à en publier. Quitte à oublier en cours de route quelques règles élémentaires de déontologie journalistique, comme la vérification des sources.

Des infos payantes

C’est que, dans la course au clic, tout n’est pas affaire de vertu. Dans une enquête publiée en avril, trois journalistes de BuzzFeed ont démonté les pratiques de Central European News (CEN), une petite agence de presse basée à Vienne, mais gros fournisseur de contenus insolites –et apparemment faux. Citations inventées, détails croustillants ou photos sorties de leur contexte, selon les journalistes de BuzzFeed, CEN ne reculerait devant rien pour rendre ses histoires plus sexy. Un exemple? Le pêcheur russe attaqué par un ours dont l’aventure a fait le tour du monde n’a pas été sauvé par sa sonnerie Justin Bieber mais par l’horloge parlante de son téléphone. Un détail qui permet d’améliorer la viralité de l’histoire, mais qui fait toute la différence entre une info et de la fiction.

Pourtant, Craig Silverman, co-auteur de l’enquête, spécialiste du hoax et rédacteur à BuzzFeed Canada, tempère:

«Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’agences qui inventent des histoires ou ajoutent de faux détails. Je crois, et j’espère, que CEN est une exception.»

Contacté par Stylist, Michael Leidig, le fondateur de CEN, nie, quant à lui, tout simplement les allégations de BuzzFeed (même s'il reconnaît quelques erreurs). Mais refuse de dévoiler ses secrets de fabrication «à un concurrent» (merci pour l’hommage à notre rubrique D’Ailleurs). Il suffit pourtant de se balader un peu sur le Net pour connaître les méthodes de pêche à l’info des pourvoyeurs d’insolite. Talk To The Press, South West News Service (SWNS), HotSpot Media et une pelletée de journalistes freelance, ils sont nombreux à vouloir entendre vos récits de perte de poids, d’abus sexuel, de maladie rarissime ou autre histoire buzzable. Comme celle de ce couple transgenre «où maman était papa et papa était maman», de cette femme enceinte qui ne peut s’empêcher de manger de la cire pour meubles ou du pénis de ce stripteaseur assuré à 17 millions d’euros. Un business lucratif qui se donne les moyens de vous faire parler.

Ils sont nombreux à vouloir entendre vos récits de perte de poids, d’abus sexuel, de maladie rarissime ou autre histoire buzzable

Sur le site de l’une des principales agences, SWNS, on annonce les tarifs: plus de 250 euros pour une histoire intéressante ou inhabituelle, 700 si elle est reliée à l’actu et jusqu’à 14.000 euros si elle implique une célébrité ou une personne publique. Voilà qui est tentant…

Le charme WTF de l’Orient

À Exclusive Pix, une agence de photo britannique qui fournit une bonne partie des tabloïds en news people et insolites, on ne bidonne pas les infos, comme nous l'assure Nick York, le fondateur:

«C’est notre réputation qui est en jeu, ce serait idiot.»

Ses folles histoires, ses journalistes vont les chercher sur le terrain –renseignés par des sources dont il taira les noms et la nature. La recette: un peu d’étrange (comme cette vache à cinq bouches ou ce cochon né avec une trompe) et beaucoup de conditions physiques rares (comme cet homme dont le cœur est dans l’abdomen). Souvent des nouvelles venues de Chine, de Russie, d’Inde ou d’Indonésie.

«C’est là où les histoires étranges se passent. En Europe, l’économie est forte, les personnes ont de bonnes routes, des voitures, des services médicaux, des assurances santé. Nous relatons des situations où les gens ne peuvent pas s’offrir ce genre de choses, et qui sont donc plus enclins à alerter les médias dans l’espoir d’obtenir de l’aide.»

Tête de vainqueur

Même discours à Quirky China News, une agence photo spécialisée dans les infos décalées made in China. Le fondateur, Feng Lu, explique se reposer sur une armée de 10.000 journalistes freelance qui couvrent le pays à la recherche d’infos incroyables (Gollum vu dans les montagnes chinoises, un chien enfanté par un mouton). Une fois les renseignements reçus, l'équipe de Feng Lu se livre à un fact-checking en bonne et due forme, nous assure-t-il. (Pour info, Gollum était un acteur de sci-fi en pause pipi.)

À CEN, il y a environ une dizaine de salariés, nous affirme Michael Leidig, répartis en Asie, Amérique du Sud et Europe. Pour le reste, «CEN fonctionne exactement pareil qu’ailleurs. On obtient des infos, on les vérifie du mieux qu’on peut et on les publie quand on est sûr que c’est vrai».

Le cycle de l’info

Et c’est parti pour une propagation à vitesse haut débit. Une fois vendue par l’agence, l’info sera bien souvent parue sous la signature du journaliste qui se chargera de l’éditer avant de la publier. Avec, pour seule source, le crédit photo. Et encore.

«Dans l’heure qui suit, votre papier donne naissance à cinq ou dix articles qui renvoient tous à un endroit différent, remarque Craig Silverman. Tenter de remonter jusqu’à la source originale, c’est souvent très dur.»

Mais essaie-t-on vraiment? À Francetvinfo.fr, Célia Mériguet, la rédac chef, l’assure:

«On vérifie, on analyse les images ou les vidéos ou on fait valider les infos par un expert. Nous appliquons les principes de base du journalisme. Sinon, c'est notre crédibilité sur toutes les infos et pas que les insolites, qui est remise en questions.»

Autre média, autre méthode. À MinuteBuzz, «il y a plein d’infos qu’on relaie sans savoir s’il y a un vrai fondement derrière, admet aisément Maxime Barbier, cofondateur du site. Quand on a un étudiant ivre mort qui essaie de ranimer un matelas pneumatique, il y a de grandes chances que ce soit faux, mais ça fait rire tout le monde. C’est le jeu. On n’est pas en train de dire que fumer ne tue pas ou que c’est bien de manger des frites toute la journée. On est dans des choses qui ne vont pas changer fondamentalement la vie des personnes qui vont les lire». Et d’ajouter qu’à MinuteBuzz on n’est pas journaliste:

«Sur nos cartes de visite, il est écrit dealers de sourires.»

Sauf que les dealers de sourires se sont mis à pulluler sur la Toile, où la technologie a permis à chaque quidam doté d’un smartphone de devenir un photographe potentiel en même temps qu’elle a «écrasé le marché», regrette Nick York, d’Exclusive Pix.

«Les sites internet n’ont pas le même budget que les magazines papier. Pour un lot d’images qui valait de 280 à 550 euros, vous obtenez aujourd’hui de 80 à 140 euros.»

Il y a de grandes chances que ce soit faux, mais ça fait rire tout le monde. C’est le jeu

Maxime Barbier, cofondateur de MinuteBuzz

Sans compter les agences mastodontes, type Getty, qui cassent les prix pour «dominer le marché». En un an, Feng Lu assure avoir perdu 30% de chiffre d’affaires et certaines de ses photos se vendent au tarif dérisoire de 1 euro –gracieusement payé par des sites internet français qu’il ne nommera pas. Un pactole bien maigre qu’il faut ensuite partager avec le photographe et l’agence de syndication qui s’occupe d’écouler ses photos sur le marché français.

Pour CEN, le tournant s’est opéré le 11 septembre 2001. À cette période, les revenus de l’agence se sont écroulés de 80%. «Les gens n’étaient plus intéressés par les nouvelles légères, le budget des sites s’est concentré entièrement sur les infos liées au terrorisme», explique Michael, qui refuse d’attribuer les difficultés du marché à Internet. Selon les journalistes de BuzzFeed, c’est à ce moment que l’agence a commencé à embellir ses histoires.

«Les news virales, tu as souvent juste une photo et quelques centaines de mots pour la décrire, explique Craig Silverman. Pour rentabiliser le prix par histoire, il leur fallait constamment vendre pour gagner de l’argent. Quand tu es dans l’obligation de faire du volume et que tu n’as rien, c’est sans doute à ce moment que tu commences à inventer des choses.»

Comme une super-histoire de fille avec un dragon sur le dos.

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