Les Erythréens viennent de faire une entrée tonitruante dans le débat national et sont devenus en quelques jours, sur fond de campements nomades de fortune dans la capitale, l’enjeu d’une vive querelle au sein de la gauche. C’est assez ironique, et inattendu, car jusqu’ici, la France éprouvait un assez lâche soulagement à savoir ces migrants anglophones de la Corne de l’Afrique, qui venaient échouer contre les grillages du port de Calais, obstinément désireux de rejoindre leur diaspora en Grande-Bretagne, sans chercher à rester dans l’Hexagone.
Les autorités françaises avaient beau jeu, après l’une ou l’autre des bagarres de rue qui les opposaient aux Ethiopiens, autour des camps calaisiens, de leur suggérer de solliciter une demande d’asile, les Erythréens de l’exode déclinaient l’invitation. La préfecture supportait les échauffourées, attendant, au fond, sans le dire, que le flot –plus de deux mille célibataires et familles, début juin– s’écoule vers le nord de l’Europe. De leur côté, les Italiens, submergés ces derniers mois par les arrivées dramatiques de migrants, rescapés d’une Méditerranée devenue mortelle, recommandaient eux aussi la solution de la France. Pays des droits de l’homme et des associations humanitaires, expliquait-on aux rescapés de la mer. De grands mouvements de solidarité, dans les années 80, au moment des famines, sur les hauts-plateaux de la Mer Rouge…
Cette perspective a fini par éclore brusquement.
Le déclencheur? Le soudain réveil de la Commission européenne, en mai, après les naufrages du printemps, qui presse les pays membres d’accueillir en urgence des «quotas» de migrants par répartition pour répondre au problème posé au continent par l’augmentation constante du nombre d’arrivants –103.000 personnes déjà, en 2015, depuis les côtes libyennes. Selon les calculs de la Commission (sur la base du PIB de chaque pays, du nombre d’habitants, du taux de chômage, du nombre d’étrangers accueillis au titre de l’asile ou du statut de «réfugié de l’ONU»), la part de la France devrait se monter à 9.127 personnes sur les 40.000 exilés retenus actuellement en Italie et en Grèce, pour l’essentiel des Erythréens et des Syriens.
Avec l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède et la Hongrie, pays qui ont comme elle déjà consenti les plus gros efforts d’accueil, la France a tenté de s’opposer à ce mode de répartition et demande une diminution de sa charge. Des discussions sont en cours. Mais le gouvernement sait qu’il va devoir ouvrir la porte du pays à plusieurs milliers de personnes –le nombre de 6.000 est même évoqué. De leur côté, les Erythréens ont déjà compris, dans leurs camps de transit italiens ou grecs, qu’un peu de chance allait peut être leur sourire, dans l’un des pays les plus proches. Ne leur a-t-on pas assez répété qu’avec les Syriens, ils allaient être déclarés prioritaires, au titre de l’asile, au pays des droits de l’homme, pour avoir réussi à fuir l’une des pires dictatures qui soit? Ne sont-ils pas à portée de train, entre la frontière italienne et Paris, ou déjà à Calais?
Les Erythréens vont faire demi-tour, et découvrir l’hexagone.
Souvenir de Saint-Bernard
La maire de la capitale Anne Hidalgo et la préfecture de Paris ont fait, avec plus d'inquiétude, le même raisonnement. La «Ville lumière» risquait de déborder de migrants qu’on n’avait plus la place d’accueillir et qui allaient être en droit de se maintenir sur place, dans l’espérance, qui devrait être souvent récompensée, compte tenu de l’histoire de chacun d’entre eux, d’un octroi d’asile. C’est pourquoi, dans l’urgence, a été déclenchée l’opération d’évacuation, le 2 juin, du plus grand campement sauvage de la capitale, sous le métro aérien de la Chapelle (XVIIIe). Des Erythréens, pour la plupart, accompagnés de Soudanais. Un regroupement hétéroclite, composé des premiers demandeurs d’asile, ou de migrants en route vers l’Angleterre, mais préférant encore les trottoirs parisiens aux grillages de Calais, qui avait réussi à se faire oublier depuis son installation, l’été dernier, et qui subsistait dans des conditions difficiles grâce à l’aide d’associations et d’habitants d’un quartier à forte densité étrangère.
Sachant d’expérience le risque encouru pour une municipalité et une préfecture parisiennes, surtout de gauche, à tenter d’expulser des immigrés dans une ville familière des solidarités ponctuelles et démonstratives, prompte à s’émouvoir à la vue des forces de l’ordre et à rameuter des centaines de militants humanitaires en quelques dizaines de minutes, un soin particulier avait été apporté à l’opération. La veille, les statuts de chacun des sans-abri avaient été relevés, de manière à proposer aux migrants une solution d’hébergement et d’enregistrement. Les autorités avaient sollicité l’aide, et donc le parrainage moral, de deux associations ayant pignon sur rue, Emmaüs Solidarité et France Terre d’asile, spécialisées dans l’assistance aux demandeurs d’asile. La dispersion a été menée à bien, sans violence, et les squatteurs de la Chapelle (380 personnes, selon le ministère de l’Intérieur- ont été dirigés vers des centres d’accueil, des hôtels ou vers les files d’attente de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), chargé d’accélérer les procédures.
Toutefois, pendant que la mairie de Paris et la préfecture se félicitaient de cette délocalisation en douceur, certains migrants se sont retrouvés loin de Paris, sans argent, sans les figures familières de la Chapelle, et sont revenus, rejoints par des Erythréens de passage. La nouvelle de l’ouverture inespérée d’une ère nouvelle, par la prise en charge officielle des autorités, était déjà connue à Calais. Ils étaient ainsi une centaine, le 3 juin, sur les mêmes trottoirs.
L’occasion était trop belle pour des partis de la gauche radicale, ou «morale», de pointer les fautes, l’«inhumanité», voire la violence policière, à la fois de la municipalité socialiste et du ministère de l’Intérieur. Des militants et des élus locaux du Parti de gauche, du Parti communiste, d’EELV et du NPA se sont alors rapidement portés au secours de ces Erythréens errants pour les assister, les encadrer et les diriger vers un autre lieu de l’arrondissement. Le point de chute volontairement choisi? L’Eglise Saint-Bernard, évidemment, lieu-symbole d’une «occupation» d’immigrés sans-papiers qui avait bravé le pouvoir de droite, en 1996, et dont l’évacuation finale, le 23 août 1996, après trois mois de résistance et de grèves de la faim, s’était conclue par des brutalités policières dont avaient même fait les frais des personnalités venues en soutien, comme la comédienne Emmanuelle Béart et l’ancien diplomate Stéphane Hessel, devant toutes les caméras du pays. L’épisode Saint-Bernard était venu se ranger parmi les hauts faits des révoltes parisiennes, et avait sans doute compté dans la victoire de la gauche à Paris, en 2001.
«Waterloo moral»
L’opposition de gauche voulait manifestement donner une suite à cet orgueilleux souvenir, et espérait, le 3 juin, occuper l’église, avec des Erythréens forcément dépassés, pour dénoncer, cette fois, la politique d’immigration et d’accueil d’un pouvoir de gauche.
Le lendemain, les mêmes allaient être délogés du parvis de la halle Pajol, toujours dans le même quartier, et cette fois sans trop de ménagement, les forces de l’ordre étant contraintes de séparer les migrants des militants qui les encadraient. Des élus de la gauche radicale ont alors dénoncé les jets de grenades lacrymogène et les bousculades. Cécile Duflot en a profité, dans une lettre adressée au chef de l’Etat, pour qualifier la politique d’immigration de «Waterloo moral» et accuser le quinquennat d’avoir «perdu la bataille des valeurs». Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a été prié par les militants de demander une enquête sur les conditions d’évacuation. Bref, la gauche de la rue, à partir d’un arrondissement voué au métissage social, et autour de la même centaine de migrants qui squatte désormais, depuis le 8 juin, le jardin associatif du Bois-Dormoy, espère déclencher un vif débat sur les conditions d’accueil des étrangers en France.
Des voix s’élèvent exigeant du ministère de l’Intérieur qu’il condamne ses CRS pour leur intervention à la halle Pajol. Ledit ministère serait sûrement plutôt enclin à les récompenser, car en barrant l’accès à l’église Saint-Bernard, les forces de l’ordre ont épargné à l’Etat de devoir affronter une contestation beaucoup plus en situation, et d’une autre ampleur médiatique et politique. De la part des contestataires, c’était bien imaginé, mais cela a échoué, et leurs protégés ont déjà perdu un peu de leur prix symbolique. «Quelqu’un peut-il m’expliquer la différence entre ce que faisait la droite en 1996, à l’église Saint-Bernard, et ce que fait ce gouvernement?», a demandé Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche. Un tel assaut oral aurait évidemment eu plus de force s’il avait pu être lancé depuis le perron d’une église, lieu sacré de l’asile, occupée par des réfugiés fuyant la pire des répressions.
Tout le monde a compris que les structures d’accueil allaient devoir être révolutionnées dans l’urgence, la politique d’asile renforcée, et la gauche radicale entend créer un pôle de pression supplémentaire sur le gouvernement, paradoxalement avec le même intérêt que la Commission européenne, une instance dont elle critique d’habitude toutes les décisions. Pour cela, l’église Saint-Bernard aurait été une base idéale. Restent les Erythréens eux-mêmes. Les dizaines de protégés de cette gauche ambulante des rues du XVIIIe ne sont pas des demandeurs d’asile. Ils sont en route pour le nord de l’Europe. Le préfet de Paris, Bernard Boucault, s’est lui-même étonné de la faiblesse du nombre de candidats à l’asile parmi les 84 personnes évacuées de la halle Pajol. «Qu’un Erythréen ne demande pas l’asile est incompréhensible», a-t-il même confié.
Mais ce n’est sans doute, si l’on ose dire, que partie remise. Ils s’approchent, et le gouvernement a aussi très bien noté que les Erythréens allaient avoir du succès auprès des militants humanitaires, et au-delà, des électeurs de gauche. Depuis la diffusion du film Voyage en Barbarie, au printemps, qui vient de valoir à ses auteur(e)s, Cécile Allégra et Delphine Deloget, le prix Albert Londres, l’intérêt s’élargit pour ces évadés d’un pays qui n’est plus qu’«une prison à ciel ouvert», enlevés et rackettés souvent sur la route de l’exode le plus massif qui soit, puisque 4.000 personnes, selon les chiffres de l’ONU, parviennent en moyenne à s’enfuir chaque mois (pour un total d’un cinquième de la population, en vingt ans!). Ils sont beaux, orgueilleux, intelligents, ils vont plaire. Il seront plus faciles à secourir ou à soutenir que les roms, dont le «dossier», sur le territoire, divise même les courants de la gauche radicale.
Olivier Besancenot a pointé avec précision le problème posé au gouvernement et qui risque de faire passer à celui-ci un mauvais été, à quelques mois des élections régionales. Le porte-parole du NPA a lui aussi dénoncé les jets de grenades lacrymogène et les bousculades devant la halle Pajol, mais il a assorti sa critique de ce commentaire:
«Dans cette opération, je vois une instrumentalisation politique de la part du gouvernement; on envoie des appels de phares aux électeurs de droite pour dire: nous aussi on peut être fermes.»
L'Etat pris entre deux difficultés
L’Etat est en effet pris entre deux difficultés. Effectivement, en vertu de la «ligne» Valls-Cazeneuve, il entend montrer à l’opinion qu’il n’est pas coupable de laxisme et qu’il fera reconduire aux frontières les migrants économiques en situation irrégulière; d’un autre côté, la gauche doit rester fidèle à sa tradition d’accueil et d’asile aux victimes des crimes contre l’humanité. Mais comment pourrait-elle accueillir dans les conditions souhaitées par la «gauche morale», loger, soigner, enregistrer, et conforter par un statut protecteur, les milliers d’Erythréens que veut lui adresser la Commission européenne, alors que son système d’asile est déjà à bout de souffle?
Le député Eric Ciotti (Les Républicains) avait parfaitement résumé la situation de l’OFPRA, avant le récent débat parlementaire qui a acté une réforme du droit d’asile. Le nombre de demandeurs a augmenté de 87% entre 2007 et 2013. Les dépenses sont pâssés de 47 à 140 millions d’euros. Il n’y a plus de places depuis des années dans les centres d’accueil des demandeurs d’asile (CADA), ce qui fait que «les candidats à la candidature» pourtant dument enregistrés, sont logés dans des hôtels, au plus loin parfois, ou perdus de vue. Comme le délai d’attente entre l’enregistrement d’une demande et l’octroi ou le refus d’un statut est passé à deux ans, des milliers de candidat à l’asile errent autour des grandes villes, Paris, Lyon et Metz surtout, sans toujours bénéficier, comme c’est la règle, de l’allocation provisoire d’attente (APA) –soit 11,45 euros par jour, et 17,17 euros d’hébergement. Ils finissent par se retrouver à la rue, comme à la Chapelle. Ces réfugiés véritables sont alors confondus avec les immigrants économiques irréguliers –et donc évacuables par la police– ou encore victimes d’escroqueries à la légalisation. La droite, en outre, n’a pas manqué de pointer, pendant les débats parlementaires, le risque politique vis à vis d’une opinion de plus en plus hermétique au sort des étrangers en France, et en particulier des électeurs du Front national.
Manuel Valls a donc fait voter en urgence une réforme du droit d’asile dans l’espoir de diminuer les délais d’attente et de retrouver de la transparence, en répartissant mieux les candidats sur le territoire, en augmentant les capacités d’accueil et les moyens de l’OFPRA. Mais ces grands travaux n’en sont qu’à leurs lancement, et même avec les améliorations promises, le système va se retrouver plus engorgé encore, si arrivent en nombre les Erythréens qui sont désormais promis à la France.
Dans la douleur, sous les critiques des associations, et avec mille difficultés administratives et de maintien de l’ordre, les autorités, même avant le quinquennat de François Hollande, maintiennent obstinément à l’étiage le nombre annuel des bénéficiaires du droit d’asile. Plus de 60.000 personnes se sont présentées, l’an dernier, aux guichets de l’OFPRA. Seuls 25% d’entre elles, moins de 18.000, obtiendront gain de cause. Souscrire aux demandes de la Commission européenne reviendrait pour la France à augmenter sa capacité d’accueil au moins d’un tiers. On comprend dès lors les craintes de la maire de Paris de voir s’épanouir les campements sauvages un peu partout dans la capitale, en pleine saison du tourisme, et sa décision précipitée, le 9 juin, d’ouvrir un centre d’accueil intra-muros, avec hébergement provisoire. Comme on comprend aussi que la gauche radicale a trouvé une bataille à mener pour l’été, tandis qu’au balcon, droite et extrême-droite se frottent les mains, à quelques mois des élections régionales. La saison érythréenne vient de s’ouvrir.