58.435 exemplaires vendus en deux semaines! Marie Lopez, 19 ans, est un phénomène d’édition avec quelque chose qu’il faut bien appeler un… livre (?). Une couverture rose bonbon, gnangnan à souhait, un titre, #EnjoyMarie, qui pourrait être un hashtag du néo-Vatican et une promesse: moins d’EnjoyPhoenix, plus de Marie.
Pour ceux qui l’ignorent, et c’était mon cas il y a quelques jours, Marie Lopez a commencé à poster des vidéos sur YouTube en mars 2011. Jeune lycéenne mal dans sa peau et harcelée par ses pairs, elle y trouve une consolation, devenant youtubeuse beauté sous le pseudonyme d’EnjoyPhoenix.
Hein joy quoi? Oui, youtubeuse beauté. Dans ses vidéos, elle donne des conseils beauté, notamment capillaires, détaille des «look book», propose des DIY («do it yourself»), mais aussi des solutions pour bien réviser ou lutter contre le harcèlement à l’école, sans oublier un très ennuyeux «whisper challenge». Des vidéos longues, de 10, voire 30 minutes, soignées, didactiques. Qui rencontrent un vif succès.
Après en avoir réalisé plus de 300, elle est aujourd’hui à la tête de plus de 1,5 million d’abonnés, ce qui fait d’elle la première youtubeuse beauté française. Marie a passé son bac et vit désormais de ce métier pour lequel il n’existe pas encore de diplôme reconnu par l’Éducation nationale. Elle est sollicitée par des marques, s’affiche à Cannes. Le rêve.
Objet littéraire non identifié
Et voici qu’elle sort un livre. L’éditrice, Anne Carrière, a flairé le bon coup, surfant sur le succès de Zoe Slugg, son alter ego britannique. De quoi s’agit-il? Un livre sans doute mais qui ne ressemble à rien d’autre. Et peut-être à rien. C’est à la fois un journal intime, des conseils, du remplissage, une esquisse d’autobiographie. Il décline en 200 pages le «quart d’heure de célébrité» qu’avait prophétisé Warhol. Le lecteur y apprend quelques trucs, flirte avec le néant, s’ennuie souvent, et s’interroge: pourquoi est-ce que ça plaît?
Sans doute parce que les sujets choisis sont au cœur de la vie adolescente: l’apparence et l’être, les amis, les flirts, la vie de famille, les boutons, les problèmes, les réseaux sociaux. Parents, réjouissez-vous, le monde secret de vos ados s’affiche sur le web. Inutile d’espérer y faire de grandes découvertes mais il n’est pas exclu qu’au détour d’un chapitre vous reconnaissiez votre enfant. Son obsession d’être «populaire», ou sa passion subite pour le lissage brésilien. Surtout, Marie a 19 ans: elle raconte ce qu’elle vient de vivre.
Le moi de Marie

Comme dans ses vidéos, où elle parle aisément d’elle-même –et avec un certain courage–, Marie emploie beaucoup le «je». Son livre regorge de petites interventions inutiles, où elle évoque sa boisson favorite («J’ai bien réfléchi en buvant mon thé vert»), le nom de son ordinateur (Lulu), l’envie d’aller se promener ou son génie de l’organisation: «Je laisse en mode aléatoire l’appli iTunes, j’aime tout ce qu’il y a dedans, normal, c’est moi qui l’ai choisi.»
Certes, elle doute parfois de son génie créateur: «Depuis plus d’une heure, j’écris comme ça vient. Oui, je sais, ça part un peu dans tous les sens.»
Mais elle a pris goût à l’écriture, laissant déjà espérer un deuxième bouquin. Elle parle d’elle, de sa vie, sans arrogance, mais avec un désarmant nombrilisme. Le livre est à ce point autocentré que Marie est capable de tenir six longs paragraphes avec… sa date de naissance: «Je suis née à Paris, devinez dans quel arrondissement? [...] L’année de ma naissance? (J’ai failli l’écrire un peu plus haut.) Un très bon millésime pour le vin de Bordeaux, il paraît.»
Au terme d’un insoutenable suspense, elle révèle être née rue de Tolbiac, 75013 Paris, en 1995. Pour mieux relativiser l’information:
«Je suis donc parisienne de naissance, mais est-ce vraiment important?»
Non, évidemment. Être soi-même, voilà ce qui importe. Nous l’apprendrons ultérieurement. Ainsi, comme le firent si bien les feuilletonistes du XIXe siècle, Marie délaye. Elle «tire à la ligne».
«Salut les filles»
«“Salut les filles” marque le début de la plupart de mes vidéos. Sans ces trois mots, je ne serais pas la même.»
L’apostrophe est récurrente. Comme dans ses vidéos, Marie salue son public, son lectorat, et l’associe à son écriture.
«Je vous le dis à vous, pas à ma mère…»
«Je ne plaisante pas.»
«Je vous l’avais dit.»
«Pourquoi je vous parle de ça?»
«LOL…»
«Allez, zou! J’ai faim. À bientôt.»
Ce livre est pour vous, sachez-le
Elle écrit donc comme elle parle ou plutôt, comme elle parle dans ses vidéos, établissant une connivence bon enfant, qui tient à la fois du spectacle et de la confession intime. Bonne commerciale, elle salue son public, l’associe à son écriture et n’oublie pas de le remercier.
Elle se dit accro «à vous, oui, à vous… Vos messages, vos lettres d’encouragement, vos cadeaux personnels faits de vos propres mains. Vos sourires et vos pleurs durant les “meet up”, vos petits coups de gueule lorsque vous n’aimez pas [ses] sujets de vidéos. [Sa] motivation, c’est de vous faire plaisir… Ce livre est pour vous, sachez-le».
Un style en suspension
Marie a la passion des points de suspension. Elle y recourt plusieurs fois par page, comme si chacune de ses phrases était lourde sous-entendus:
«À tout à l’heure. Bisous…»
«Agissez en pensant à ce qui pourrait bien arriver si…»
Autre tic, les virgules, avec des phrases hachées (et parfois de la dislocation à gauche), qui évoquent irrésistiblement le style oral, c’est-à-dire le pas terrible à l’écrit:
«Je vous parlais donc des cheveux. Si vous faites bien attention, on se coiffe toujours de la même manière. On commence par le même côté, celui qui va se voir le plus, puis on passe à l’autre, et on revient par le haut, du même côté, on écrase l’épi, voilà c’est fait.»
«Les petits rituels ça rassure, c’est nécessaire, sinon la journée… elle est pourrie!»
L’irrésistible frange bandeau
Ces considérations ne doivent pas faire oublier l’essentiel: le livre vaut surtout par les confessions et les conseils de la youtubeuse. Bien vite, on entre dans l’essentiel.
«Un bouton, deux boutons et c’est la désolation.»
«On veut toutes avoir les mêmes dents. Ce phénomène des appareils dentaires a quand-même quelque chose de bizarre, tout le monde se retrouve avec la même dentition.»
Marie nous dit tout: recouvrir de maquillage son acné est une mauvaise idée et il faut penser à bien nettoyer sa peau. Et si l’on a un appareil dentaire, il faut se résigner à «ne pas avoir de petit copain pendant cette période difficile. Acceptez de voir tous les beaux garçons avec toutes vos ennemies».
Elle affiche la lucidité de celle qui est tombée dans tous les pièges. La récurrence de l’adjectif «même» évoque cette adolescence où il faut absolument ressembler aux autres pour s’insérer dans le groupe, afficher par exemple, «cette coupe que tout le monde désirait: la frange bandeau». Cette crainte d’être moche, rejeté:
«Une fois laides, il n’y a plus de vie, que des critiques de la part des autres, des regards qui dévisagent, et nous croyons perdre toute existence…»
«On appelle ça l’écartement social, parce que, entre ados, pas de cadeaux.»
19 ans et déjà gourou
À 19 ans, Marie affiche le recul des vieux sages. Elle a connu ces drames de la cour de récré. Elle cite Edward aux mains d’argent pour mieux fustiger le regard blessant d’autrui. Et apporte la seule réponse qui vaille: être soi. Ses conseils beauté deviennent des conseils de vie:
«C’est cela que j’essaie quelquefois de vous faire ressentir dans mes vidéos: se sentir bien, se sentir entourée.»
«Je voulais vraiment vous faire comprendre que “se sentir bien dans sa peau”, cela part de soi-même.»
«On ne peut pas plaire à tout le monde, mais ce sont bien nos différences qui font que le monde est beau.»
Marie est devenue une star du Net
mais (parce que?) elle a été une ado comme les autres
Sans doute est-ce là le principal moteur du succès de ce livre: il rassure. Marie est devenue une star du Net mais (parce que?) elle a été une ado comme les autres. Sa célébrité est à portée de clic. Dans ses vidéos comme son livre, elle apparaît outrageusement maquillée et paradoxalement d’une parfaite simplicité.
Ce qu’elle dit du harcèlement, de l’isolement, touche forcément les enfants –et, peut-être, les parents qui liront ce livre. Elle décrit un univers lycéen organisé en trois niveaux de popularité (elle faisait partie du milieu). C’est le mot-clef:
«En grimaçant, j’écris du bout de l’index “POPULARITÉ” en majuscules.»
«Cette histoire de popularité nous suit toute notre vie, malheureusement, pas seulement au collège et au lycée. Quand vous aurez trouvé un travail, ce sera sûrement la même chose. Il y aura toujours des personnes pour vous rabaisser ou vous faire passer pour celle que vous n’êtes pas.»
Coiffure et surveillance du Net
Elle a observé que la popularité pouvait reproduire les classes sociales, soulignant par exemple le rôle des vêtements de marque. S’étonnant aussi des écarts que traduit l’argent de poche hebdomadaire:
«100 euros… Mais d’où sortait tout cet argent? Je n’éprouvais aucune jalousie mais j’avais du mal à comprendre comment des parents pouvaient donner autant à leur enfant, augmentant les inégalités.»
C’est son côté Marie Pinçon-Charlot, plombant. Heureusement, il y a plein d’autres sujets dans ce livre foisonnant: le shopping des «fashion girls», les premières soirées et les quelques mensonges qui les accompagnent, les «différents chapitres concernant la coiffure, le camouflage des imperfections acnéiques et autres sujets parfaitement féminins», le divorce de ses parents et la famille recomposée. Et, après cinq ans de vidéos, beaucoup d’admirateurs et sans doute de haters, elle peut tenir un discours euh… parental.
Voici que Marie s’exprime «en tant que citoyenne des réseaux sociaux, en tant que connectée». Elle parle d’addiction, plaint le «nomophobe», contraction de «“no mobile phobia”, qui désigne la peur d’être séparé de son téléphone portable», préconise d’aller se promener avec son chien, de prendre du recul: «Il faut savoir, je crois, se débrancher de temps en temps.» Rien de plus sage.
Elle prend son képi et devient un bon petit ministre de l’Intérieur. Déplorant l’anonymat, qui permet tous les débordements, elle espère «que la possibilité de rester inconnu au sein de la Toile sera dans un futur proche plus complexe à réaliser». Souris, Marie, le gouvernement t’a entendue.
Marie écrit son livre de grande sœur et le conclut comme des parents. Un grand écart très rassurant. Sans doute parce qu’elle a une vision très particulière de la rébellion:
«Dans ma famille, six membres sont nés au cours des mois de février et de mars. Mes parents, ma belle-mère, mes deux petits frères et moi; ma sœur, toujours rebelle, est du mois d’octobre.»