Lors d'une interview à la radio, le comédien américain Jerry Seinfeld a critiqué la jeune génération d'étudiants, qui crie selon lui trop souvent au racisme et au sexisme, un climat qui décourage certains humoristes de faire du stand-up sur les campus:
«Je ne me produis pas dans les universités, mais j'entends beaucoup de gens qui me disent: “N'y va pas. C'est trop politiquement correct.”»
Pour illustrer son propos, Seinfeld a évoqué les réflexes de sa fille de 14 ans:
«Ma femme lui a dit: “Dans quelques années, je crois que tu vas vouloir passer plus de temps en ville le week-end pour voir des garçons.” Et tu sais ce que ma fille a répondu? “C'est sexiste ce que tu dis.” Ils veulent juste utiliser ces mots: “C'est raciste, c'est sexiste, c'est des préjugés.” Ils ne savent pas de quoi ils parlent.»
Tendance à voir des agressions partout
Aux États-Unis, la critique de certains excès du politiquement correct est souvent faite par des commentateurs de droite, qui disent, un peu comme Eric Zemmour en France, que ce sont les hommes et les blancs qui sont devenus les vraies victimes de la société.
Mais, depuis quelques années, des journalistes et personnalités américaines plutôt de gauche se sont aussi mis à condamner la tendance à voir des microagressions racistes et sexistes partout. Il y a notamment eu beaucoup de réserves en ce qui concerne les «trigger warnings», ces avertissements que des étudiants voudraient placer dans des livres (par exemple, Les Métamorphoses d'Ovide, pour une scène de viol) lorsque leur contenu est susceptible de traumatiser certains étudiants (ou plus précisément, de faire revivre le traumatisme d'expériences de racisme ou d'agressions sexuelles).
En décembre dernier, c'était un humoriste noir, Chris Rock, qui expliquait à peu près la même chose que Jerry Seinfeld:
«J'ai arrêté de faire des spectacles dans les universités parce que les étudiants sont beaucoup trop conservateurs. [...] Ce n'est pas qu'ils votent républicain, mais ils sont conservateurs dans leur vision sociale, dans leur volonté de n'offenser personne.»
Les étudiants sont trop conservateurs dans leur volonté de n’offenser personne
Chris Rock, humoriste
Ce genre de remarque ne veut pas dire qu'il pense que les blagues racistes sont acceptables; Chris Rock est un humoriste engagé qui a récemment dénoncé le racisme à Hollywood ou encore dans la police américaine. C'est juste qu'il veut pouvoir dire des choses un peu choquantes - si elles sont drôles - sur les relations raciales aux Etats-Unis.
Dans les années 1990, un de ses sketchs les plus connus et les plus controversés était un monologue intitulé Black people vs Niggaz, où il expliquait en gros que les noirs de la classe moyenne en avaient marre des noirs du ghetto, qui leur pourrissaient la vie. Ce genre de sketch –qui faisait rire un public d'ailleurs à majorité noire– ne passerait pas du tout dans certaines universités (à majorité blanche).
«Sketches faits pour des blancs»
Les étudiants ont en effet organisé des sit-in pour bien moins. À Northwestern, une trentaine de jeunes ont manifesté avec des matelas (en référence à la performance artistique anti-viol d'Emma Sulkowicz à Columbia) et lancé une pétition pour que l'administration universitaire sanctionne une professeur qui avait écrit un article pour se moquer des nouvelles règles du campus en matière de relations entre professeurs et élèves. Une plainte officielle a même été déposée et la fac a commencé une enquête, qui a, depuis, été suspendue.
Il faut que je représente exactement la population américaine? On s'en fiche! Ce qui est drôle, c'est le monde dans lequel je vis
Jerry Seinfeld, humoriste
Quant à Jerry Seinfeld, ce n'était pas la première fois qu'il critiquait ce nouveau climat. Dans une interview en février 2014, un journaliste de Buzzfeed lui avait demandé de répondre aux critiques selon lequel son univers était trop blanc, pas assez représentatif de la diversité de New York. Seinfeld s'était alors énervé:
«Il faut que je représente exactement la population américaine? On s'en fiche! Ce qui est drôle, c'est le monde dans lequel je vis. Tu es drôle, ça m'intéresse. Tu n'es pas drôle, ça ne m'intéresse pas. Je ne m'intéresse pas aux questions raciales ou de genre.»
Ses remarques avaient tout de suite été tournées en dérision. Par exemple, dans la première phrase de cet article du site Gawker:
«Jerry Seinfeld, l'humoriste le plus populaire du monde, et le créateur de sketches faits pour des blancs et à propos des blancs, ne veut pas essayer d'inclure des non-blancs dans son travail.»
Volonté de ne heurter aucune sensibilité
Ceci dit, tous les campus américains ne sont pas pareils et, même dans les universités où il y a eu des excès, d'autres étudiants sont en désaccord. Il y a débat. Sur le blog The Dish l'année dernière, un humoriste expliquait les différences entre universités:
«Les écoles d'ingénieurs sont super, mieux que les clubs de comédie. Ils sont intelligents et honnêtes. Les écoles jésuites et les universités publiques aussi. [...] Et après, il y a le pire: les facultés d'arts libéraux et les universités chrétiennes. Les deux extrêmes politiques sont les pires.»
Les «liberal arts college» dont il parle sont en gros les universités privées très sélectives, avec une population de jeunes à gauche très orientés sur les questions de microagressions raciales et sexistes.
Leur volonté de ne heurter aucune sensibilité ne va pas toujours de pair avec le soutien de la liberté d'expression ou de l'humour. Ceci dit, leurs réactions sont parfois tellement outrées qu'elle sont involontairement comiques, comme lorsque des étudiantes de l'université Mount Holyoke ont demandé (et obtenu) l'annulation d'une représentation des Monologues du Vagin, d'Eve Ensler, sous prétexte que la pièce excluait les femmes transgenres. Ce qui a permis au magazine libertarien Reason d'écrire ce titre moqueur: «Une université annule Les Monologues du vagin parce que la pièce exclut les femmes sans vagin».