C’est devenu un classique. Chaque année, les études du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) nous rappellent que les femmes sont très peu présentes dans les journaux, sur les plateaux télé et à la radio. Et quand elles le sont, c’est rarement en tant qu’expertes, mais plutôt comme témoins, mères ou épouses de.
Le dernier baromètre de l'autorité de régulation médiatique indiquait par exmple en septembre 2014 que le pourcentage de femmes expertes était passé en moyenne de 18,9% en 2013 à 20,12% en 2014 dans les éditions d'information des chaînes généralistes et de 16,56% en 2013 à 17,73% en 2014 pour les radios. Autant dire une progression plutôt modeste. Autre exemple: une enquête des Décodeurs menée sur 20 numéros de 4 grands quotidiens indiquait en mars dernier que 81% des personnes présentes en une étaient des hommes, tout comme 78,5 % des personnes citées.
Pourquoi les choses évoluent-elles si lentement? Et surtout, qu’est-ce qui coince dans les pratiques des journalistes? A l’heure où une femme, Delphine Ernotte, vient d’être nommée à la présidence de France Télévisions et où sort un nouveau Guide –entièrement numérique– des expertes, sorte d’annuaire destiné aux médias, donnant ainsi quelque espoir aux tenants de la parité que les choses s’améliorent, nous avons interrogé des journalistes pour voir comment, concrètement, la parité est prise en compte ou non dans leur travail quotidien. Et notamment des jeunes femmes, se disant «féministes» pour la plupart.
«C’est vu comme une contrainte, et non comme une opportunité»
Premier constat: essayer d’équilibrer ses articles ne semble pas être un réflexe unanimement partagé par les journalistes que nous avons interrogés, y compris chez les femmes, pourtant «plus conscientes du problème» selon Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) et auteure d’un rapport sur la place des femmes expertes dans les médias. Près de la moitié de la quinzaine de journalistes sondés pour ce sujet reconnaissent humblement ne pas se poser la question, ne se poser la question que de temps en temps ou s’être posé la question relativement récemment, tandis que d’autres en sont plus conscients. Souvent parce que le type de sujets qu’ils traitent peut les exposer à plus de difficultés pour recueillir des témoignages des deux sexes, et que par conséquent le déséquilibre finit par leur sauter aux yeux.
Le réflexe de parité dans les articles ou sujets médias est encore loin d’être systématique, confirme un spécialiste du sujet, Arnaud Bihel. Il est journaliste aux Nouvelles News, un site Internet dont le crédo est justement de faire de l’info «50/50» et dont le slogan est «Ne lisez plus l’info à moitié»:
«Les journalistes ont toujours ce sujet là qui leur revient à la figure. Mais je ne suis pas sûr que la majorité d’entre eux ait intégré ça, et même les femmes. Il n’y a pas longtemps, une rédactrice en chef avait des mots très durs en me disant que c’était trop difficile de trouver des expertes. Même pour les gens concernés par les inégalités hommes-femmes, le principe n’est pas encore acté.»
«Il y a eu un certain nombre de directives, notamment dans les comités de rédaction. Mais je crois que ça n’est pas encore passé dans les têtes. Les journalistes se disent qu’ils veulent la liberté éditoriale et que la parité passe après. C’est vu comme une contrainte et non comme une opportunité... alors que faire venir des femmes permet de renouveler ces débats poussiéreux! C’est pour cela qu’il faut des objectifs chiffrés de progression», abonde Brigitte Grésy.
De fait, ce constat semble aussi être partagé par les femmes expertes elles-mêmes, selon une étude obtenue par Slate et réalisée sur un petit échantillon de quelques 54 expertes. Elle a été réalisée en partenariat avec le réseau Vox femina, une association «créée pour promouvoir une représentation équilibrée et non stéréotypée des femmes dans les médias». Selon cette enquête réalisée en ligne en 2014, 86% des femmes expertes interrogées jugent que «leur visibilité est peu, voire pas du tout importante» dans les médias (au sens quantitatif). 82% aimeraient être plus visibles et 93% déplorent un «manque de contact avec les journalistes».
Des sujets où les femmes sont plus difficiles à trouver
Il ne s’agit pas cependant que d’un manque de bonne volonté des rédacteurs: les difficultés pour équilibrer les sujets sont bien réelles. Rozenn Le Carboulec, journaliste sciences, sexo et santé au Plus de L’Obs, s’est progressivement rendue compte que, pour certains des domaines qu’elle traite, il est bien plus difficile d’avoir des femmes... Comme en sexologie, où «les hommes prennent plus la parole», selon elle.
Marine Le Breton travaille quant à elle à la rubrique C'est La Vie du Huffington Post, qui traite de sujets tels que «l'éducation, la santé, le bien-être, les loisirs», des centres d’intérêts attirant traditionnellement plutôt des femmes. Pourtant, elle dit avoir déjà rencontré des soucis pour équilibrer ses articles, notamment «pour les papiers LGBT». Un domaine où les responsables associatifs ont plutôt été des hommes, à l’instar de l’ex porte-parole de l’Inter-LGBT Nicolas Gougain.
Nombreux, en fait, sont les sujets où les femmes occupent moins les hauts postes ou bien où elles sont moins visibles. C’est le cas ainsi de la politique ou du syndicalisme, où les responsables sont surtout des hommes, explique Cerise Sudry-Le Dû, qui était journaliste en charge des questions de société à Metronews au moment de cette interview. Et c’est le cas aussi pour les sujets religieux, se désole Vincent Manilève, journaliste à Slate.fr, qui a eu de grandes difficultés pour un article sur la représentation des musulmans:
«J’avais eu Dalil Boubakeur [recteur de la Grande Mosquée de Paris, ndlr], des sociologues spécialistes de l’islam, des islamologues. Mais aucune femme [sur sept interlocuteurs, ndlr]! Je me sentais un peu bête de rendre ce papier avec que des hommes. J’étais tombé sur le nom d’une sociologue mais je n’ai jamais eu de réponse.»
Idem en santé, où Ségolène Hanotaux dit en avoir eu assez de ne rencontrer que des «chefs de service hommes et blancs».«Mais parfois on n’a pas le choix, l’expert c’est celui là et pas un autre», avance l’auteure-réalisatrice et porte-parole du collectif Prenons la Une[1], qui dénonce «la trop grande invisibilité des femmes dans les médias» et réclame la présence de «50 % d'expertes à l'antenne».
Pour la documentariste, l’enjeu n’est pas forcément de chercher à obtenir la parité pour tous les articles, mais plutôt de s’y efforcer sur les sujets où il y a traditionnellement peu de femmes, «le nucléaire ou l’aéronautique», par exemple. Prenons la Une envisage d’ailleurs de mettre chaque semaine à l’honneur une ou des femmes spécialistes dans ces domaines plutôt masculins.
Il s’agit aussi d’un travail au quotidien sur ses réflexes, fait valoir Arnaud Bihel, en allant plus loin que les recommandations des services de presse –le plus souvent un responsable, donc un homme. «Il faut aller chercher la personne la plus qualifiée, pas la plus haute», soutient-il. Comme lorsqu’un institut de sondage publie une étude: le directeur est-il vraiment plus légitime que la personne qui a réalisé l’enquête (et qui a plus de chances d’être une femme)? «On cherche en amont, et si on a le choix on va équilibrer», plaide Arnaud Bihel.
«Il y a plus d’hommes qui remontent sur les moteurs de recherche»
Des contraintes de temps très fortes pèsent parfois sur les petites plumes des médias, qui expliquent aussi qu’elles ne puissent pas toujours aller chercher la femme qui fera l’affaire en lieu et place de l’homme habituellement mis en avant. Margaux Benn, journaliste indépendante qui a travaillé sur des sujets de défense et des questions internationales, affiche un grand volontarisme pour essayer de recueillir des voix de femmes, mais confie malgré cela ne pas avoir «toujours réussi», notamment sur des papiers où il fallait «aller très vite». Elle se souvient d’un article traitant d’antiterrorisme, où une ou deux femmes auraient pu convenir en théorie mais n’étaient alors «pas disponibles».
Pour les jeunes journalistes, qui travaillent souvent sur le web, où on leur demande d’être encore plus rapides, et qui ont un carnet d’adresse plus réduit, ces contraintes sont encore plus fortes. «Quand on a le temps de passer un coup de fil, on passe par Google pour chercher des interlocuteurs et il il y a plus d’hommes qui remontent. C’est un cercle vicieux», explique Marion Dautry, qui est passée par un stage au site web de RTL. «On est pris au piège de ce qu’on trouve», complète Vincent Manilève.
Moins disponibles
D’autant que si les journalistes n’ont pas toujours le temps de chercher des expertes, celles-ci sont aussi en général moins disponibles que leurs homologues masculins. Pour une première raison, évidente, qui est aussi valable pour d’autres professions: elles s’occupent plus de leurs enfants et des tâches domestiques que les hommes, qui ont donc en moyenne une à deux heures de plus par jour de «libres» pour répondre aux questions des journalistes. Ainsi, près de 47% des expertes interrogées dans l’étude de Typhaine Lebègue et Annabelle Hulin citent le manque de disponibilité comme un frein «important ou extrêmement important» à leur visibilité médiatique.
Mais les femmes expertes se rendent aussi moins disponibles, par manque de confiance en elles-mêmes. «Ça m’est arrivé d’obtenir des femmes mais elles disaient non, peut-être parce que j’étais pressée et qu’elles n’osaient pas se jeter spontanément», témoigne Marion Dautry. «Je me souviens d’un papier pour lequel deux femmes à la suite m’ont dit qu’elles n’avaient pas envie de prendre la parole», affirme quant à elle Marie Kirschen, fondatrice de la revue Well Well Well. «A l’inverse, pour un papier que j’ai fait sur le burlesque, un homme qui n’était pas totalement expert du sujet m’a demandé de le rappeler le lendemain et a pris le temps de se documenter pour pouvoir me répondre», témoigne-t-elle. Près de 63% des femmes interrogées dans l’étude réalisée en partenariat avec Vox Femina indiquent que le manque de confiance est un frein «important ou extrêmement important».
Plus scolaires et pourtant moins préparées
«Les femmes acceptent le plus souvent de répondre à un sujet uniquement si elles y ont travaillé en tant qu’expertes, alors que les hommes acceptent souvent de répondre tous azimuts. Elles tiennent à la crédibilité de leur parole scientifique. Les hommes sont plus dans des logiques de prestige, les femmes dans un rapport à la connaissance qui fait qu’elles s’auto-limitent», estime Cégolène Frisque, maître de conférence en sociologie, spécialiste des médias et auteure notamment du livre Le journalisme au féminin: assignations, inventions, stratégies. Elles «recherchent davantage à diffuser leurs connaissances qu’à valoriser leur image personnelle», jugent dans leur étude Typhaine Lebègue et Annabelle Hulin. Plus scolaires ou soumises à la hiérarchie que les garçons, les femmes expertes «vont plus souvent demander l’autorisation à leur supérieur, et rendent le processus plus long», ajoute la secrétaire générale du CSEP.
Si elles ont moins confiance, c’est aussi parce qu’elles sont moins habituées à prendre la parole. «Elles n’apprennent pas, au cours de leur éducation, à se mettre en avant. Elles n’ont souvent pas conscience que les médias participent au renforcement de leur réputation. Et que cela jouera sur leur employabilité», avance Typhaine Lebègue. «Cela leur demande plus d’énergie au début, elles appréhendent plus que les hommes. Il y a un sens du "jeu" que l’on acquiert lorsque l’on a une distance avec l’évènement, qui suppose une courbe d’apprentissage», ajoute Brigitte Grésy. Au final, les femmes sont moins «bonnes clientes» que les hommes pour les journalistes… Mais pour cette membre du Haut conseil à l’égalité hommes-femmes, il n’y a pas de fatalité à cela. «Les femmes qui veulent parler dans les médias peuvent ainsi faire du média training. Et les médias s’arranger pour "rôder" les femmes l’été quand il y a moins de monde.»
Routines mentales
Au delà de ces contraintes réelles rencontrées par les journalistes, il existe aussi des raisons plus subjectives. Les journalistes sont très attachés à leurs «clients» habituels et réticents à en changer lorsqu’ils ont trouvé «la bonne personne». Pour Cégolène Frisque, «le journalisme repose sur beaucoup de routines mentales. Il y a des habitudes dans la hiérarchisation qui contiennent des biais genrés et des stéréotypes. En politique il y a certes plus d’hommes, mais aussi, quand on pense à la politique, on s’imagine des hommes».
Les journalistes veulent garder leur liberté, et sont, selon la chercheuse en sociologie des médias, «jaloux de leur indépendance». En janvier 2014, les écoles de journalisme reconnues par la profession ont demandé dans un communiqué la suppression d’une disposition du projet de loi sur l’égalité homme-femme qui prévoyait un enseignement «sur l'égalité entre les femmes et les hommes et la lutte contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein des couples». «L’Assemblée nationale veut dicter aux formations au journalisme ce qu’elles doivent enseigner», avait protesté la Conférence des écoles de journalisme (CEJ). «Fixer des objectifs chiffrés est la meilleure chose à faire. Mais on ne peut instaurer des règles trop précises, nous sommes des bêtes trop indépendantes. Cela risquerait d’être contreproductif. Ce qui peut marcher, c’est de diffuser des bonnes pratiques», défend Arnaud Bihel.
Un guide, des référents, des formations...
Pour pallier à ces difficultés, la journaliste Marie-Françoise Colombani et l’ex-diplomate Chebeka Hachemi ont créé un «Guide des Expertes», qui permet d’avoir plus facilement accès à des centaines de contacts de femmes expertes dans de nombreux domaines. Trois éditions papiers ont été réalisées, distribuées dans de nombreux médias. Mais hélas, les journalistes utilisaient peu ces livres. «Le bilan de ce guide semble mitigé. J’ai plusieurs amies qui étaient dessus et elles m’ont dit qu’elles n’ont jamais été contactées à ce titre. Les journalistes ne s’en saisissent pas», critique Cégolène Frisque. Quasiment tous ceux interrogés par Slate reconnaissent ne pas l'utiliser, voire ignorer son existence.
La nouvelle édition, lancée ce 8 juin par le groupe Egalis, Radio France et France Télévisions, devrait être plus utilisée puisqu’elle est cette fois gratuite, en ligne et actualisée régulièrement. Elle regroupe plus de 1.000 fiches d’expertes sur près de 200 thématiques différentes. Les expertes ont été classées dans trois grandes catégories: «Recherche» (universitaires ayant publié), «Métier» (expertes de leur domaine professionnel) et enfin «Société civile» (responsables d’une association, d’un syndicat ou d’une institution). Chaque semaine, le site mettra aussi en avant des profils de femmes en fonction de l’actualité.
Dans les médias, des initiatives ont (un peu) fait bouger les lignes. Parmi celles-ci, quelques exemples, cités par le rapport de Brigitte Grésy: des «référents égalité» ont été nommés, comme au journal 20 minutes et à France Télévisions. La présence des expertes est aussi abordée lors des conférences de rédaction et réunions hebdomadaires de nombre de médias. La chaîne TF1 a organisé une formation en 2011, intitulée «refléter la diversité de la société pour mieux informer», qui inclut une sensibilisation à la juste représentation des femmes. M6 a mis en place un suivi de ses JT et de ses magazines d’information pour faire un bilan de la place des expertes. Un groupe de travail supervisé par Annie Kahn a été monté au journal Le Monde et a fait quelques recommandations.
… mais surtout des objectifs
Le CSA fait lui aussi progresser les choses en imposant des objectifs chiffrés à France Télévisions, pour l’instant non-contraignants, mais qui obligent les chaînes du groupe à produire des chiffres sur le sujet depuis le 3 mars dernier et à produire un rapport public annuel sur la question. Un objectif de 30% de femmes expertes a aussi été inscrit dans le contrat d’objectifs et de moyens de France Télévisions. Le directeur de l'information, Thierry Thuillier, a même déclaré l’année dernière vouloir aller plus loin, en portant cet objectif à 35 % d'ici fin 2015.
«Il y a une usure d’un certain type de parole masculine, que les médias finissent par prendre en compte», estime Brigitte Grésy. «Depuis quatre ans on assiste à une prise de conscience. Avant on ne s’interrogeait pas du tout. Mais on est encore très loin de systématiser les choses», résume Arnaud Bihel. Il existe en effet un écart considérable entre ces démarches et celle de l’agence économique Bloomberg, qui a envoyé une note interne en disant que tous les grands articles les journalistes devaient citer au moins une femme.
Tous sont d’accord pour dire que, malgré les contraintes, il existe une large marge de progression, et qu’on peut améliorer les choses avec très peu d’efforts. «L’émission C dans l’air n’avait aucune femme pendant des semaines et ils sont arrivés à 30% de femmes expertes fin 2014, sur les six derniers mois», précise Arnaud Bihel (avant que ces statistiques ne retombent à 23% pour les trois premiers mois de 2015, comme l’a calculé Prenons la Une). «On a pas de mal à trouver des expertes. Quand on se creuse la tête, c’est possible! C’est une question de volonté. C’est la même chose pour les recrutements», estime quant à elle Nathalie Drouaire, directrice des programmes de Numéro 23, une télévision qui se dit «dédiée à toutes les diversités» y compris la «parité». Ainsi l’émission Rocking chair, présenté par un ancien «acteur, scénariste, musicien et écrivain» tétraplégique, et produite par la chaîne, invite chaque dimanche des personnalités aux «parcours exceptionnels». Plus de la moitié sont des portraits de femmes, selon Nathalie Drouaire: preuve selon elle que quand on veut, on peut.
1 — La journaliste auteure de cet article est aussi membre du collectif Prenons la Une. Retourner à l'article