Économie / France

Quand l'Insee sert d'arme pour attaquer la «France périphérique» de Christophe Guilluy

Temps de lecture : 7 min

Une nouvelle note de l'Insee sur la répartition de la pauvreté en France s'est transformée dans les médias en projectile dirigé contre les thèses du géographe. Pour l'institut, la pauvreté se concentre «dans les grands pôles urbains». Mais au fait, qu'est-ce qu'un grand pôle urbain?

Detail / Sean Gillies via Flickr CC License By
Detail / Sean Gillies via Flickr CC License By

Dans le dernier numéro de sa publication hebdomadaire Insee Première, l’institut révèle, grâce à des données disponibles pour la première fois sur les revenus au niveau communal, que la «pauvreté [est] très présente dans les villes-centres des grands pôles urbains», pour reprendre le titre du document.

«Globalement, 77% de la population pauvre réside dans les 230 grandes aires urbaines de métropole, dont 65% dans les grands pôles urbains et 20% dans l'aire urbaine de Paris», lit-on encore. Cette pauvreté est d’autant plus concentrée qu’on se rapproche du cœur des aires urbaines, alors que les couronnes périurbaines affichent un taux de pauvreté plus faible:

«Dans l'espace urbain, le taux de pauvreté est généralement plus élevé dans les pôles (16% en moyenne) que dans leurs couronnes (autour de 10%). Au sein des grandes aires urbaines, le taux de pauvreté est presque toujours plus élevé dans les villes-centres.»

Pour Le Monde, cette note «confirme qu’à rebours des thèses défendues par le géographe Christophe Guilluy en septembre 2014 dans son ouvrage La France périphérique [...], la pauvreté est dans l’ensemble la plus forte dans les villes-centres des grandes aires urbaines».

Quand la méthodologie devient prétexte à embrouille

On lit aussi dans le quotidien qu'«alors que Christophe Guilluy, pour souligner la fracture entre des métropoles mondialisées et des territoires périphériques laissés pour compte, assurait que la question sociale se concentrait “de l’autre côté des métropoles, dans les espaces ruraux, les petites villes, les villes moyennes, dans certains espaces périurbains”, l’étude de l’Insee montre au contraire une pauvreté limitée dans les communes situées aux portes des grandes aires urbaines».

Les articles soulignant à quel point ces données sont supposées invalider les thèses de Christophe Guilluy, notamment développées dans trois essais, L'Atlas des nouvelles fractures sociales (coécrit avec Christophe Noyé), Fractures françaises et La France périphérique, se sont multipliés. Joint par Slate.fr, le géographe, qui ne conteste pas les données de l'Insee, confie son agacement face à cette présentation de sa thèse et à la manière d’opposer les constats de l’Insee aux siens. Pour lui, l’idée sous-jacente est «qu’on entretient sciemment la confusion entre villes-centres des grands pôles urbains et les métropoles pour mieux occulter l’existence de la France périphérique».

Car qu’est-ce qu’une «ville-centre» d’un «grand pôle urbain» selon l’Insee? Il n’est pas inutile de se pencher, même si c’est douloureux pour le crâne, sur le découpage exhaustif du territoire français par l'institut, le zonage en aire urbaine, qui date de 2010 et distingue plusieurs types d’unités urbaines:

On entretient sciemment la confusion entre villes-centres des grands pôles urbains et les métropoles pour mieux occulter l’existence de la France périphérique

Christophe Guilluy

► Les pôles, où se concentrent les emplois, avec en leur sein une ou des villes-centres et leurs banlieues. Quand ces pôles regroupent au moins 10.000 emplois, on parle de grands pôles urbains. Conséquence: Le Creusot est une commune appartenant à un grand pôle urbain, de même que Roanne, Oyonnax, Bourg-en-Bresse, Périgueux, Bar-le-Duc, Montélimar, Béziers, Villeneuve-sur-Lot, Creil, Laval, Thionville, Beauvais, Arras, Colmar, etc. Cette liste inclut justement des villes qualifiées de fragiles par Guilluy et, oui, ce sont des «villes-centres». Sauf que lui parle plutôt de «petites villes» et de «villes moyennes», qui, on le voit, font partie des «grandes aires urbaines» dans la typologie Insee...

Le zonage en aires urbaines 2010. Cliquez sur la carte pour agrandir

► Ensuite, on passe aux couronnes, où 40% au moins des habitants travaillent dans le pôle.

► Si on additionne tout ce petit monde, c’est-à-dire la population des grand pôles urbains (ville(s)-centre(s) + banlieues) + leurs couronnes, on aboutit à 48 millions d’habitants.

Soit près de 74% de la population française métropolitaine, donc les trois quarts des Français. Conclusion: 77% des pauvres en France, selon cette note de l’Insee, se trouvent dans des territoires qui représentent près de 75% de la population. Dit autrement, quand tout est sous influence urbaine, il ne faut pas s’étonner de lire que la «pauvreté est urbaine». Si on avait décrété que toute la France était rouge avec des pois jaunes, on serait arrivé à ce constat logique que la pauvreté est rouge avec des pois jaunes... D’ailleurs, comme l’affirme l’Insee, les Français sont 95% à vivre sous influence urbaine, ce qui montre à quel point sa définition de l'urbain est généreuse.

Au-delà de l'image un peu déformée ou stéréotypée que peut renvoyer cette réalité d'une pauvreté urbaine, l'analyse détaillée des données de l'Insee (à partir du Fichier localisé social et fiscal, Filosofi) fait apparaître que ce taux de pauvreté culmine dans certaines grandes villes (les arrondissements du nord de Marseille), dans des villes de banlieue et de grands ensembles (Aubervilliers, Clichy-sous-Bois, La Courneuve), des villes importantes ou moyennes du Nord et de l'Est (Fourmies, Louvroil, Roubaix) ou du Sud (Béziers, Perpignan).

Les trois quarts des périurbains ne font pas partie de la France périphérique

Passons au sujet qui fâche et qui déchaîne le plus les passions: le périurbain, antre de cette France du barbecue, à la fois méconnue, surétudiée, glorifiée et conspuée depuis des années. Il ressort de l’étude que les couronnes des pôles sont moins touchées par la pauvreté. Là encore, le constat est brandi comme une arme fatale anti-France périphérique...

À quel moment ai-je écrit que les villes-centres des grands pôles urbains n’avaient pas de pauvres?

Christophe Guilluy

Or, «les trois quarts du périurbain français font partie de la France métropolitaine, soit des territoires les plus dynamiques et les plus riches. Je l’ai écrit et dit depuis longtemps, et ce n’est d’ailleurs pas du tout le sujet central de mes recherches, qui portent sur les classes populaires», se défend Christophe Guilluy. Il faut dire qu'en comparaison du découpage de l'Insee, le zonage alternatif réalisé par le géographe et son collègue Christophe Noyé dans L’Atlas des nouvelles fractures sociales, et affiné depuis, est beaucoup plus simple. Prendre les 25 plus grandes aires urbaines (alors que l’Insee identifie 241 «grandes aires urbaines»), soit un peu plus de 40% de la population pour environ 3.700 communes (10% des communes), et mettre la France périphérique dans le reste. Un reste qui compte pour 58% de la population et 90% des communes du territoire...

«À quel moment ai-je écrit que les villes-centres des grands pôles urbains n’avaient pas de pauvres?» s'insurge Christophe Guilluy. Pour le chercheur, son découpage a pour but de montrer les concentrations des classes populaires et la France des «fragilités sociales»:

«On parle des classes populaires et pas des pauvres.»

La caractéristique principale de cette périphérie, c'est en effet la proportion d'employés et d'ouvriers et le niveau de «fragilité sociale» (temps partiels, emplois précaires, chômeurs, etc.) À l'inverse, la France métropolitaine, composée des «25 métropoles qui enregistrent la plus grande dynamique d’embourgeoisement», concentre les habitants aisés et les cadres –mais pas seulement:

«On a isolé les métropoles les plus dynamiques, les plus gentrifiées. C’est une géographie de classe, où se concentrent de plus en plus les cadres et notamment les chercheurs et les journalistes. Or, il se trouve que les trois quarts des ZUS et des banlieues s’y trouvent aussi. C’est un fait incontestable. La division entre France périphérique et France métropolitaine permet de révéler la place réelle et symbolique des classes populaires dans la nouvelle organisation économique et territoriale et, pour la première fois dans l’histoire, les classes populaires ne vivent plus là où se crée la richesse».

C'est pourquoi ces villes sont aussi celles dans lesquelles les écarts de revenus sont les plus importants, comme le rappelle la note de l'Insee.

Une confusion entretenue à dessein?

La séquence a un air de déjà vu. Une précédente étude de l’Insee sur les revenus et les écarts de niveau de vie en France avait donné lieu à un article dans Le Monde qui démontait déjà les thèses du géographe. À l'époque, le quotidien titrait:

«Selon l’Insee, le périurbain plus riche que les villes et les banlieues».

Les thèses de Christophe Guilluy alimentent le débat et la controverse sur la géographie sociale et politique de la France depuis des années. En général plutôt silencieux sur les attaques, il avoue être un peu épuisé:

«Comme ils ne peuvent pas contester nos chiffres et l’existence de cette France périphérique, quelques petits Torquemada des sciences sociales et de la presse essaient de me démolir en prenant pour prétexte cette embrouille du pôle urbain et de la ville-centre.»

Selon lui, ce qui est en jeu, c'est une lutte pour l'imposition de la «bonne» carte des inégalités, et la lecture politique qui va avec: la «France périphérique» pose problème; elle s'affranchit progressivement des élites, est travaillée par la crise économique autant que par la question de l'immigration, se désengage politiquement, quand elle ne se dit pas qu'elle tenterait bien un peu Marine pour voir...

«On a montré [avec Christophe Noyé, NDLR] la France des invisibles, et cette France-là doit rester invisible. C’est le refus de voir la France populaire, la France des prolos, la France qui vote mal.»

Vrai dans la mesure où la «périphérie» évoquée par le géographe dans ses premiers écrits était, tout autant sinon plus que «géographique», une périphérie symbolique: elle désignait une partie de la population alors oubliée, peu représentée dans les œuvres culturelles et les médias, sinon sous les traits permanents du beauf... Depuis, les choses ont bien changé. Et la contestation des thèses de Christophe Guilluy a, paradoxalement, grandi à mesure de sa popularité chez les élus et de sa présence dans les médias:

«Certains ont vendu pendant vingt ans une géographie divisée entre la banlieue et des classes moyennes partout ailleurs. Ce que j’ai raconté est passé dans les idées politiques, et pour eux c’est terrible.»

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